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L’influence de la pharmacie et de la chimie françaises au Portugal au XVIIIe siècle : Nicolas Lémery. José Pédro Sousa Dias – Joao Luis Rocha Pita. Revue d’histoire de la pharmacie Année 1994 Volume 82 Numéro 300 pp. 84-90. Manuscrit reçu le 20 avril 1993. Traduction du portugais par Ana Luisa Riquito.
http://www.persee.fr/doc/pharm_0035-2349_1994_num_82_300_3826.
Plan
- Les premiers divulgateurs de Lémery et Charas
- Jean Vigier
- Manuel Rodrigues Coelho
- Conclusions
TEXTE INTÉGRAL
AU XVIIIe siècle, l’influence étrangère se fit sentir de façon très appréciable dans la littérature pharmaceutique portugaise. Celle de la pharmacie et de la chimie françaises notamment, et de Nicolas Lémery (1645-1715) tout particulièrement.
L’œuvre de ce dernier était déjà connue et circulait au Portugal vers la fin du XVIIe siècle. Il est cité en 1697 dans Polianteia medicinal, l’ouvrage de thérapeutique le plus populaire au Portugal dans la première moitié du XVIIIe siècle et dont l’auteur, le médecin Joâo Curvo Semedo (1635-1719), vulgarisa les médicaments chimiques parmi la communauté médicale portugaise. On trouva bien dans les manuscrits laissés par un certain Manuel Gonçalves, décédé en 1717, une traduction du Novo Curso Quimico de Nicolas Lémery. Mais le Cours de Chimie ne fut jamais édité en portugais. Il n’en exerça pas moins, comme on le verra, une influence très marquée sur les principaux ouvrages pharmaceutiques publiés au Portugal dans la première moitié du XVIIIe siècle.
Les premiers divulgateurs de Lémery et Charas
La première pharmacopée portugaise est la Farmacopeia Lusitana de D. Caetano de San Antonio (?-1730), apothicaire du monastère de Santa Cruz de Coïmbre jusqu’à son transfert, entre 1704 et 1709, à Lisbonne, où il administra l’apothicairerie du monastère de S. Vicente de Fora. Bien qu’elle date de 1704, elle en était encore, dans cette première édition, pratiquement au niveau de la science et de la technique pharmaceutiques du XVIe siècle. Environ 40% de ses formules provenaient de Mesué ou de l’Antidotaire Nicolas. À l’exception de quelques Portugais et Espagnols du XVIe siècle, elle ne s’inspirait que des auteurs classiques médiévaux ou de la Renaissance. Les médicaments chimiques s’y limitaient à une poignée de préparations.
En 1711, D. Caetano publia une deuxième édition de sa pharmacopée où il affirmait inclure déjà la méthode de composition des médicaments de manière galénique et chimique. Quoique la structure des deux éditions soit identique, la différence entre elles est considérable, ce qui illustre bien l’effet qu’exerça sur Caetano son départ pour Lisbonne. Le premier chapitre de la seconde édition renferme toujours les définitions générales sur la pharmacie et les médicaments, mais les canons de Mesué sont remplacés par des citations de Moyse Charas (1618-1698) et de Nicolas Lémery. Le nombre de formules triple presque, atteignant les 1050, et leurs sources témoignent du changement intervenu. En effet, le nombre de formules de Mesué, très élevé dans la première édition, est réduit d’un tiers et l’Antidotaire Nicolas, auparavant en deuxième position parmi ces sources, est relégué en sixième position, un cinquième de ses formules n’ayant pas été reprises. Aux premiers rangs se trouvent désormais Lémery et Charas, qui fournissent ensemble 47 % des formules. L’ouvrage de Lémery le plus cité est sa Pharmacopée universelle (1697), tandis que le nombre des formules extraites du Cours de Chymie ne dépasse pas la demi-douzaine. De Charas, Caetano utilise la Pharmacopée Royale galénique (1672), probablement dans sa version latine.
La même année que la 2e édition de la Farmacopeia Lusitana, Lémery est également cité dans l’Apiarium medico-chymicum (171 1), un recueil d’observations médicales dû à Francisco da Fonseca Henriques (1665-1731), médecin du roi Jean V et partisan des médicaments chimiques. C’est aussi vers cette époque que l’apothicaire José Homem de Andrade (1658-1716) traduisit et annota l’Examen de Boticarios (Burgos, 1632), de Frei Estebas de Villa, auquel il ajouta de nombreux addenda où il se montrait bien renseigné sur la chimie pharmaceutique et sur l’œuvre de Charas et Lémery. Cet ouvrage ne fut cependant imprimé qu’en 1735.
Jean Vigier
Le principal divulgateur de l’œuvre de Lémery au Portugal fut un Français, Jean Vigier, qui s’établit à Lisbonne vers la fin du XVIIe siècle et publia une Farmacopeia Ulissiponense (1716), premier manuel de chimie pharmaceutique imprimé en langue portugaise.
Né à Espondeilhan, près de Béziers (Hérault), le 14 avril 1662, Jean Vigier mourut à Lisbonne en 1723. Son oncle, Pierre Donadieu, apothicaire de la reine D. Maria Francisca, était un apothicaire alchimiste, qui se forma à Paris et fut examiné à Lisbonne en 1677. Il est possible que Lémery lui-même, établi à Paris depuis 1672 et ayant édité en 1675 le Cours de Chymie pour soutenir ses cours particuliers, ait été un des « maîtres Doctes et qui exercèrent dans la Cour de Paris en France » auprès desquels il s’instruisit. Vigier arriva à Lisbonne avant 1682, y exerça la pharmacie avec son oncle, mais finit par s’établir droguiste et fournissait toutes sortes de drogues, y compris les substances chimiques.
Entre 1714 et 1718, il fit imprimer à ses frais quatre ouvrages médico-pharmaceutiques. En 1714, il publiait le Tesouro apolineo, galénico, quimico, cirurgico, farmaceutico, traité de thérapeutique dédié en grande partie aux médicaments chimiques. En 1715, il traduisait la Cirurgia anatômica de Leclerc. En 1716, paraissait la Farmacopeia Ulissiponense et en 1718 une Histôria das Plantas. En récompense de la publication de ces ouvrages, le roi Jean V conféra à Vigier en 1711 l’« Ordem Militar de Cristo » et à son fils une pension de 40 000 réis.
La Farmacopeia Ulissiponense fut le premier ouvrage en portugais qui traitât en profondeur les opérations intervenant dans la préparation des médicaments chimiques. Aussi peut-elle être considérée comme le premier traité de chimie pharmaceutique publié au Portugal, où elle occupe la même place que la Palestra pharmaceutica (1706) de Félix Palacios en Espagne. La première des cinq parties de l’Ulissiponense est une introduction générale à la pharmacie qui porte sur les définitions générales de l’art, l’action thérapeutique des médicaments, le choix et la récolte des simples, les principales opérations et formes pharmaceutiques. À l’exception de la section constituée d’un Lexicon breve Farmaceutico », cette introduction est présentée sous forme de questions et de réponses destinées à aider les pratiquants. Les parties suivantes concernent plusieurs aspects de la technique pharmaceutique et du formulaire. La plus importante est sans doute la cinquième, « qui contient plusieurs préparations des médecines chimiques les plus utilisées dans la Cour Lusitanienne ». Vigier y expose les principes et les techniques de la chimie pharmaceutique en s’inspirant surtout du Cours de chymie (1675) et de la Pharmacopée universelle (1679) de Lémery.
Cette cinquième partie débute par l’étymologie, la définition et les principes de la chimie. Les quatre pages et demie à peine concernant les fondements théoriques sont une traduction littérale des premières pages du Cours de Chymie. Les principes chimiques de Vigier sont les cinq admis par Lémery, c’est-à-dire les trois éléments de Paracelse, le mercure ou esprit, le soufre ou huile et le sel, appelés principes actifs, et les principes passifs, deux des quatre éléments aristotéliciens, l’eau et la terre. Après cette brève introduction, l’auteur décrit de façon détaillée les fourneaux et vases nécessaires aux préparations chimiques : cet exposé occupe deux fois plus d’espace que celui des considérations théoriques. Viennent ensuite la représentation des symboles des substances chimiques et une description des couvercles des récipients et des degrés de feu utilisés. Après cette introduction aux matériel et techniques du laboratoire chimique, Vigier, dans la section suivante, explique la préparation des quarante-neuf médicaments les plus recherchés au Portugal. Enfin, la cinquième partie se termine par une section sur les indications thérapeutiques et la posologie des médicaments d’après Lémery.
Manuel Rodrigues Coelho
L’œuvre de Lémery influença également de manière décisive Manuel Rodrigues Coelho (1687- ?), auteur de la Farmacopeia tubalense (1735), traité et formulaire pharmaceutique le plus utilisé et répandu au Portugal jusqu’environ la fin du XVIIIe siècle.
La première partie de cette pharmacopée débute par une introduction sur la composition de la matière qui oppose les cinq principes des philosophes chimiques aux quatre éléments péripatéticiens. Elle se rapporte aux différentes opérations pharmaceutiques, y compris des opérations chimiques telles que la distillation, la calcination l’incinération et intègre des monographies sur les drogues, dont soixante d’origine minérale. La deuxième partie concerne les médicaments composés et tout un chapitre en est consacré aux instruments nécessaires dans un laboratoire chimique : les fourneaux, les couvercles des récipients, les degrés de feu et les vases.
Dans le choix de ses formules, l’auteur se fonde principalement sur Nicolas Lémery : 3 14 recettes sont extraites de sa Pharmacopée universelle et 36 de son Cours de Chymie. Lémery est ainsi l’auteur de 36 % des formules de la Tubalense et la Pharmacopea regia de Charas fournit 40 formules.
Conclusions
Les ouvrages auxquels nous venons de faire référence démontrent que l’influence de Lémery au Portugal se fit sentir surtout au niveau pratique. Les différents auteurs qui s’intéressèrent à lui s’occupèrent peu de son orientation théorique sur la constitution de la matière et des réactions chimiques ; ils se bornent à aborder ces aspects dans de petits textes introductifs. Ce fut surtout comme source d’information sur les techniques de préparation des médicaments chimiques que Lémery attira les auteurs portugais.
Son œuvre demeura très importante dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. En 1758, Sachetti Barbosa, un des médecins portugais les plus illustres de son temps, affirmait toujours qu’à la formation chimique d’un médecin suffisaient « les enseignements de Lémery et de Freind en ce qui concerne la mécanique des opérations et ceux de Boerhaave en ce qui concerne les principes et procédés ».
L’auteur chimique prédominant dans les bibliothèques des apothicaires vers 1769-1770, comme dans celles des médecins, restait toujours Lémery. Les inventaires de trente-quatre bibliothèques d’apothicaires dressés ces années-là confirment que l’unique ouvrage spécifique de chimie qui eût alors une certaine représentativité était précisément le Cours de Chymie de Nicolas Lémery, dont on trouve huit éditions italiennes et espagnoles. Lémery était le seul auteur chimique présent aussi bien dans les bibliothèques des principales villes que dans celles de province. La version du Cours de Chymie la plus populaire parmi les apothicaires portugais était la traduction castillane de Félix Palacios y Baya (1677-1737), Curso quimico, escrito en él idioma froncés por Nicolas Lémery, éditée à Madrid en 1721 ; cinq des huit exemplaires déjà mentionnés faisaient partie de cette édition. La Palestra pharmaceutica chymico-galenica, également de Palacios, était aussi très appréciée ; cet ouvrage, dont on retrouve quatorze exemplaires, joua un rôle capital dans la diffusion de la chimie pharmaceutique dans la péninsule au cours des trois premières décennies du siècle. Outre Lémery, les bibliothèques possédaient des ouvrages d’autres auteurs chimico-pharmaceutiques français : Jean Béguin, Nicaise Lefèvre (1610-1669) et Moyse Charas.
À la différence de l’influence de Lémery, très répandue au Portugal, la langue française restait peu connue des apothicaires portugais. Le latin était l’idiome grâce auquel on consultait toute la littérature technique des États allemands et de l’Europe centrale, de la Suisse, de l’Angleterre et des Pays-Bas et même celle qui venait de France et d’Italie. Les auteurs qui connaissaient le français furent fréquemment l’objet de commentaires, ce qui est symptômatique de l’ignorance dans laquelle les Portugais se trouvaient en langues étrangères. Ainsi, d’après Cavaleiro de Oliveira l’apothicaire José Homem de Aiidrade (1658-1716) savait le latin, l’italien et le français et Barbosa Machado, faisant référence à Manuel Gonçal- ves Teixeira (?-1717), affirme qu’il maîtrisait très bien les langues latine et française. Dans ces conditions, on pourrait qualifier l’apothicaire Joâo Freire de Andrade de véritable polyglotte, car il possédait dans sa bibliothèque plusieurs grammaires et dictionnaires de langue portugaise, latine et française.
- José Pedro SOUSA DIAS. Universidade de Lisboa Faculdade de Farmacia Avenida das Forças Armadas 1600 Lisboa, Portugal
- Joâo Rui ROCHA PiTA. Universidade de Coimbra Faculdade de Farmacia Rua do Norte 3000 Coimbra, Portugal