Quelles perspectives pour la langue française Histoire, enjeux et vitalité du français en France et dans la francophonie
VASILE, Dinu. La situation du français en Roumanie In : Quelles perspectives pour la langue française ? Histoire, enjeux et vitalité du français en France et dans la francophonie [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2004 (généré le 23 novembre 2019).  <http://books.openedition.org/pur/31809>. ISBN : 9782753545809.

La situation du français en Roumanie
Dinu Vasile

p. 229-234

TEXTE INTÉGRAL

Plus encore que par sa puissance militaire ou diplomatique, c’est par la diffusion et l’usage de sa langue que la France rayonne dans le monde. Plus d’une quarantaine d’États sont directement concernés par un tel usage. Cette situation est le fruit de l’histoire, qu’il s’agisse de la colonisation d’un passé commun ou de liens culturels traditionnellement forts, par exemple, avec la Roumanie. En décembre 1989, lors des événements de Bucarest, on a découvert avec étonnement un phénomène pourtant bicentenaire : de nombreux Roumains parlaient la langue française. Cet attrait pour le français n’est pas récent et perdure encore aujourd’hui où, d’après les statistiques, plus de 900 000 élèves du pays l’étudient. Comment expliquer que, malgré l’intérêt grandissant pour l’anglais, la langue de Molière demeure l’une des toutes premières langues étrangères enseignées ? Le monde, et plus particulièrement la France, découvre que la plupart des Roumains parlent un excellent français.

Il est évident que l’appartenance de la Roumanie à la Francophonie à partir de l’année 1993 s’inscrit dans une politique étrangère globale visant le désenclavement du pays, ainsi qu’un arrimage solide à l’Europe occidentale. Cette appartenance encourage, en outre, le développement économique de cet État, et tout particulièrement les échanges commerciaux avec la France. Cependant, ces éléments d’ordre politique et économique, certes prégnants, ne suffisent pas pour expliquer le rôle extraordinaire que la culture française a joué dans la transformation de la société roumaine, ni la présence dans la littérature francophone de noms tels qu’Emile Cioran, Eugène Ionesco ou Panait Istrati.

On dit que toute influence devient fertile si elle s’exerce sur un sol qui a toutes les données pour l’accueillir. Cela vaut pour les valeurs morales, idéologiques, politiques, pour la culture dans son ensemble, ainsi que pour la langue elle-même. Commençons par celle-ci. Le roumain et le français sont des langues romanes, héritières du fond latin de par leurs structures phonétiques, grammaticales et lexicales. Il est donc important d’accorder une place à part à la francophonie dans le contexte de la latinité. Le fond latin a subi toutes sortes de transformations en roumain, comme dans toutes les langues romanes : slave, hongroise, turque, grecque. Le roumain a notamment couru le risque de devenir une langue hybride : grammaire et phonétique romanes, avec une forte proportion de vocables venus d’ailleurs. Tel était son état à la fin du xviiie siècle. Mais en l’espace de quelques dizaines d’années, s’est produit un raz-de-marée, constitué par l’apport massif de mots français. Si on regarde aujourd’hui une page de dictionnaire d’alors, c’est un vrai cimetière de mots disparus qu’on a sous les yeux : mots d’origine grecque et turque surtout, remplacés systématiquement par des mots français. Dans le dictionnaire de la langue roumaine on retrouve jusqu’à 30 % de mots français, selon les statistiques d’un grand linguiste roumain (D. Macrea) ; sont donc concernés quelques dizaines de milliers de vocables, ce qui est énorme. Mais les critiques nuancent ce pourcentage : d’après eux, d’autres évolutions sont possibles, l’étymologie pouvant être multiple, en l’occurrence française et latine (savante) à la fois ; de telles influences massives se retrouvent dans d’autres langues, comme celle du latin savant sur le français de la Renaissance, ou encore celle du latin sur l’anglais, ou encore celle du français sur l’anglais à l’époque de la conquête normande. Retenons finalement que les langues romanes possèdent un air de famille et que le roumain se caractérise par une forte influence française.

Le patrimoine culturel moderne de la Roumanie est en effet fondé sur l’assimilation de la création française. Je m’en tiendrai au domaine de la littérature et à l’influence de la francophonie sur les mouvements littéraires. Le romantisme français a été le point de départ du romantisme roumain. Déjà à cette époque-là, un poète comme Dimitrie Bolintineanu traduisait lui-même une bonne partie de ses poèmes en français. La tradition classique, d’inspiration française pourtant, mais en retard de quelques années, a opposé une résistance sensible à ce mouvement. C’est ainsi que le symbolisme roumain, toujours d’inspiration française, ne se manifeste qu’à la fin du xixe et au début du xxe siècle. Mais, cette fois-ci, l’assimilation se réalise en profondeur. Théoriciens et poètes font la preuve d’une évidente subtilité. Un poète comme Alexandru Macedonski (1854-1920) en accord avec René Ghil, préconise « la musique avant toute chose », la nuance de Verlaine. Il publie dans la revue belge La Wallonie un poème en français, « Hystérie », dédié à Mallarmé. Cela marque une nouvelle étape de la littérature. Il écrit aussi un roman en français, Le Calvaire du feu, faisant appel à la prose poétique, à des héros et à des cadres symboliques. Avec lui débute la série d’écrivains roumains d’expression française qui va de Panait Istrati à Ionesco en passant par Cioran et une pléiade d’exilés à Paris pendant le totalitarisme. Influencée par l’impressionnisme français, l’école roumaine de peinture débute avec Nicolae Grigorescu ; Ion Andreescu et Stefan Luchian. Theodor Pallady est formé également à Paris, ville où s’installeront Victor Brauner et Jacques Herold, liés aux surréalistes, et le grand sculpteur Constantin Brancusi. Malgré la contrainte du réalisme socialiste, l’école roumaine garde sa facture de peinture savamment élaborée et sa lumière intérieure dans les œuvres d’artistes contemporains.

Peuple ouvert, les Roumains ont manifesté depuis le Moyen Âge un intérêt particulier pour les cultures occidentales. Depuis la mode vestimentaire, qui évolue progressivement de la mode turque, dominante au xvie siècle, aux vêtements d’allure occidentale, jusqu’aux domaines de l’art, de la littérature ou de la politique, l’attrait pour les valeurs de l’Occident a pris des formes différentes. Les premiers contacts diplomatiques entre les principautés roumaines et la France datent de la fin du xvie siècle. Mais c’est par l’intermédiaire des princes phanariotes que l’influence de la civilisation et de la culture françaises s’exerça durablement dans les pays roumains. À la fin du xviiie siècle, par exemple, le français est introduit comme discipline obligatoire à côté du grec et du latin notamment à l’École Supérieure de Bucarest. De plus, il devient courant, dans les familles princières de Valachie et de Moldavie, de faire appel à des précepteurs français et, dans les familles de boyards, d’envoyer les fils suivre leurs études universitaires en France. La supériorité des femmes de la haute société pour qui la maîtrise du français paraît indispensable, la diffusion des livres français et aussi le contact avec les diplomates et officiers russes francisés concourent à implanter cette langue dans la future Roumanie. Des relations commerciales s’établissent, au moment où se fondent des maisons de commerce françaises dans beaucoup de villes valaques. On joue du théâtre en français et cette langue devient aussi celle de toute une littérature, écrite par d’éminents écrivains et politiques roumains. Dès le début du xixe siècle, le peuple roumain subit la forte influence des idées révolutionnaires françaises. Les idées progressistes répandues par la Révolution française de 1789 et le mouvement de février 1848 ont eu un large écho chez les Roumains et ont contribué au renforcement de leur sentiment francophile. Ils ont assez vite assimilé les valeurs de la Révolution française, centrées sur le triptyque liberté-égalité-fraternité. En 1848, Paris devient le lieu de rencontre de maints jeunes membres de familles dirigeantes ou très aisées de Moldavie ou de Valachie, désignés par le journal La Réforme comme « les Français de l’Orient ». Le séjour de ces élites à Paris est déterminant ; il confirme et renforce l’identité nationale roumaine. L’Association des étudiants roumains de France élit son président d’honneur en la personne de Lamartine qui, comme Jules Michelet ou Edgar Quinet, s’engage pleinement dans l’Union des Principautés roumaines. On y retrouve des personnalités telles que Alexandru Ion Cuza, Mihai Kogaîniceanu ou Nicolae Balcescu. Et l’élan que les Roumains ressentent pour la France de Napoléon III, à qui la Roumanie doit son unité et son indépendance, est le fondement d’une francophilie que l’académicien Paul Morand décrit en ces termes : « Alors éclatèrent les premiers symptômes de cette passion que la Roumanie ne cessera de nourrir pour la France ».

La Roumanie est donc un cas typique de renversement total des valeurs sous l’influence de la culture et de la pensée françaises dans leur ensemble. Ce renversement s’est opéré tout au long du xixe siècle, avec les moments de pointe que furent la révolution de 1848 et, une dizaine d’années après, l’Union des Principautés roumaines, aboutissant à la création de l’État roumain moderne, la Roumanie. Pour une large part, cette création a été possible grâce à l’appui décisif de la France, appui qui a été constant, présent même à certains moments du totalitarisme. L’entre-deux-guerres a été le moment d’une forte spécialisation et d’une grande créativité, fondées sur les études doctorales des élites au Quartier Latin, dans tous les domaines : lettres, sciences, technologie. Lorsqu’en 1945, la Roumanie tombe dans la sphère d’influence soviétique, l’intérêt du grand public pour la culture française n’en persiste pas moins. Dans la parole interpersonnelle, dans le discours parallèle et secret, dans l’acte d’écriture, le français apparaît comme une stratégie de défense. Nul ne peut donc nier que, pendant près d’un demi-siècle, la tradition francophone et francophile n’ait joué une réelle fonction identitaire en Roumanie.

Enfin, nous pourrions nous demander si cet attrait pour la culture française implique déculturation et acculturation roumaines. Il semble cependant que ce soit le phénomène inverse qui se produise : la conscience de la proximité linguistique et culturelle éveille paradoxalement un sentiment de fierté nationale. Dès lors, face à la conquête anglo-saxonne de l’Europe centrale et orientale, l’usage du français ne peut-il répondre aux attentes des sociétés civiles post-totalitaires ? Au- delà de la diffusion de la culture française, au-delà des repères démocratiques qu’elle tente de révéler, ne peut-elle également séduire un public afin de lui proposer une alternative à la simple consommation ?

Venons-en aux valeurs et institutions concernant la francophonie roumaine. Celle-ci était de bon ton pendant au moins deux siècles chez nous. Des enfants d’aristocrates parlaient la langue de Voltaire, souvent comme langue quasi-maternelle. Cela était un état de fait : les Roumains se sont proclamés et se proclament toujours francophiles. J’insiste sur ce fait, car la maîtrise d’une langue étrangère ne présuppose pas toujours l’amour pour le pays d’origine : beaucoup de gens parlent l’anglais maintenant, sans être pour autant anglophiles ou américanophiles. L’assimilation des valeurs de civilisation, de culture et de spiritualité françaises, s’est faite de manière approfondie en Roumanie ; elles sont devenues consubstantielles de l’être même.

Qu’en est-il de la situation actuelle ? Après la chute de Ceausescu en 1989, on assiste au retour de toutes les valeurs d’avant-guerre, entendues dans un contexte de transition vers la démocratie et l’économie de marché. Tout cela ne se fait pas sans tensions, voire sans conflits dus au choc entre les mentalités et les intérêts. Quels sont ses rapports à la francophonie ? Il y a plusieurs niveaux à distinguer.

Le cryptocommunisme regroupe la couche qui n’ose plus affirmer ses principes d’antan, tout en les cachant dans un discours plus ou moins ambigu. La francophonie devient un mythe latent qui peut revenir en surface pour marquer une apparente adhésion au nouveau régime.

Il y a d’abord les nostalgiques : sans motivations fortes, ils considèrent que c’était mieux avant. On invoque mollement la sécurité du travail, l’absence de chômage, les salaires, même médiocres, qui assuraient un niveau de vie confortable. La francophonie est, dans ce cas, un symbole, un paradis inaccessible, vu les difficultés de visa et le renvoi aux calendes grecques de l’intégration européenne.

Il y a ensuite les indifférents dont fait partie, malheureusement, une bonne proportion de jeunes. Pour eux, la francophonie envoie des signes en accord avec l’univers d’attente des destinataires, par exemple : les « Jeunesses Musicales ». Le programme des initiatives de ce genre manque de vigueur et de cohérence.

L’élite est profondément et authentiquement francophone, mais la vieille génération, et même la génération intermédiaire, de culture et de langue françaises, se trouvent face à une impasse dans la société médiatique actuelle. Quand Pierre Moscovici arrive à Bucarest les gens se disent vite : « une fleur ne fait pas le printemps ».

Certes, notre pays est dit francophone. Nous continuons à nous battre pour que cela soit vrai à l’université et à tous les niveaux de l’enseignement. La solution ? Dans la globalisation actuelle, il faudra promouvoir des sous-globalités, parmi lesquelles le mouvement francophone devrait avoir son mot à dire sur l’économie et la culture.

La Roumanie se distingue donc par sa solide tradition francophone, qui fait partie intégrante de son patrimoine culturel, comme en témoignent sa participation très active aux instances de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) et la proportion de francophones qui atteint, dans ce pays, le taux exceptionnel de 31 %.

Si la Roumanie est considérée comme une île de latinité aux portes de l’Orient, cette réalité ne résulte ni d’une proximité géographique, ni d’une francophonie subie ou imposée. En effet, le français représente une vraie langue de cœur en Roumanie. La France n’apparaît pas comme une simple alliée, mais comme la « sœur aînée et aimée »

Auteur
Dinu Vasile


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