source : http://books.openedition.org/pur/32758

Flux et reflux du français dans la langue russe
Elisabeth Gardaz. pages 47-57
EXTRAITS
La langue littéraire russe est née avec Pouchkine. Avec Pouchkine, c’est-à-dire au début du xixe siècle. C’est là évidemment façon de parler, la Russie a une longue et riche histoire littéraire qui remonte à l’introduction de l’écriture qui coïncide elle-même avec la pénétration du christianisme via les innombrables traductions qui se succèdent depuis le xie siècle1. Vies de Saints, Chroniques, livres de piété à usage des clercs comme des laïcs vont longtemps côtoyer les somptueuses épopées de la tradition orale, jusqu’à ce que se dégage une littérature profane et que se constitue, tardivement, un répertoire de théâtre. Comment alors entendre cette formule devenue un véritable adage ? Sans doute en la replaçant dans le contexte historique.
Les xviie et xviiie siècles, si ouverts aux courants européens, ont vu s’intensifier, paradoxalement, les écarts culturels, politiques et sociaux à l’intérieur du pays au point qu’il est redevenu exact de dire que l’on parle alors trois langues en Russie : le slavon, qui est la langue d’église, la langue des longs offices religieux que tous vénèrent mais à laquelle seul le clergé comprend encore quelque chose. Il y a la langue populaire parlée avec l’usage qu’elle affectionne des diminutifs et des proverbes et qui échappe en grande partie au statut écrit, il y a enfin la langue russe officielle, si bien frottée aux langues étrangères (le français et l’allemand avant tout) qu’elle en porte la marque dans des emprunts innombrables. À cela s’ajoute l’usage consacré du français à la Cour.
Pouchkine est celui qui va rassembler ces langues – la langue officielle et la langue populaire principalement – mais l’événement imprévisible qui s’ensuit est que toute la Russie, peuple et noblesse, va adopter cette langue. La langue forgée par le poète, fondue au creuset de son œuvre, va constituer la langue de référence, la langue proprement nationale. Voilà aussi comment s’explique qu’il n’y a pas, en russe, de différence notoire entre langue littéraire et langue parlée.
Je vais venir à mon sujet, à cette langue et aux dictionnaires qui l’hébergent mais je veux, avant, m’arrêter encore un instant sur l’ » événement » Pouchkine. Le « résultat linguistique » dont j’ai parlé, l’adoption par tous de la langue de Pouchkine, n’est rien, en effet, en regard de ce qu’apporte l’œuvre : un souffle de liberté, une grâce, une finesse de pensée qui n’ont pas fini de rafraîchir l’esprit, de le mettre en alerte.
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La langue russe : une langue ouverte et hospitalière
Le xviiie siècle a si bien mis le français en usage que le russe bruisse de mots français sans le savoir: Авенью, аллея, бульварь, пассаж, горизонт… (avenue, allée, boulevard, passage, horizon…)
Le lexique du théâtre est presqu’intégralement français. Un collègue russe s’est amusé à le faire entendre par une petite mise en scène verbale que je vais vous lire en russe, en soulignant de la voix les termes qui nous intéressent. (Ne vous laissez pas troubler, ici ou là, par une terminaison liée à la déclinaison du mot. Le russe, comme l’allemand, a trois genres et des déclinaisons qui rendent la langue si souple, tonique et chantante.)
Мы собираемся в mеаmр, мы знакомимся с его репертуаром по афишам, покупаем билеты на премьеру спектакля, проходим черезфойе на балкон или впартер , ждём с нетерпеньем выхода изкулис на сцену актёров и актрис. Начался первый акт. Публикаоценивает костюмы актёров, мизансцену , вслушивается врепликки, диалоги имонологи персонажей пьесы. Раздаются аплодисменты , крики« браво ! ». Вот и первый антракт. Идём в буфет. Кто то берет бокал шампанского , кто то пирожноебезе
Lexique du théâtre donc, lexique de la mode – habillement et mets culinaires (суn, десерт, компот, менью… soupe, dessert, compote, menu…) – du mobilier et de l’agencement intérieur (бюро, паркет, шифоньерка, абажур… bureau, parquet, chiffonier, abat-jour…).
Les mots français adoptés concernent toute la nomenclature des sciences (история, география, биология, химия, ботаника, философия… histoire, géographie, biologie, chimie, botanique, philosophie…), toute la terminologie de la rhétorique (риторика, литота, калембур, ассонанс… rhétorique, litote, calembour, assonance…)
Tous ces mots « appartiennent » donc à la langue russe et figurent de longue date dans les dictionnaires.
A cette adoption pure et simple, et encore audible, de lexiques très variés, s’ajoute l’adoption de termes moyennant une sorte d’ » estampillage ».
Pratiques d’estampillage
Elles consistent principalement en suffixations, selon des principes propres aux verbes, aux substantifs ou aux adjectifs.
Les linguistes grammairiens ont classé les verbes d’origine étrangère selon la suffixation qui leur a été adjointe. Ainsi peut-on reconnaître d’emblée ceux qui viennent directement du français par une suffixation simple (-оватъ,) : стилизовать, организовать (styliser, organiser), et ceux qui ont transité par l’allemand et sont dotés d’une suffixation plus longue (ыровать, изировать, ицировать) : адаптировать, имитировать, реставрировать, драмат изировать, механизировать, импровизировать, классифицировать, м одифицировать… (adapter, imiter, restaurer, dramatiser, mécaniser, improviser, classifier, modifier…).
Pour les substantifs, même allongement variable qui estampille toute une série de termes féminins en -ion : révolution, opposition, illustration, illumination (революция, оппозиция, иллюстрация, иллюминация). Pareillement les adjectifs font souche moyennant un légère touche russe : театральный, элегантный, модный… (théâtral, élégant, à la mode…).
Cette adoption massive de mots français, moins fondus que coulés dans la langue russe, nous permettrait presque d’improviser une démonstration de traduction simultanée. J’emprunte encore une fois à mon jeune collègue une suite d’expressions qu’il a sélectionnées dans cet esprit ludique. J’inverse le jeu et vous invite à traduire : « monopoliser la production, former des partis politiques, stimuler la production, industrialiser la région, concrétiser le programme économique, minimiser les risques, informer le directeur… ». Vous avez, pour ainsi dire, parlé russe
Les dictionnaires
Mon premier projet comparatif reposait sur une idée simple et peut-être simpliste : au vu des fluctuations politiques, des changements de régimes, on verrait les dictionnaires éliminer tel ou tel pan du lexique et la langue française serait prise dans cette opération de « nettoyage ». Ceci est en partie vrai mais, dans les faits, les choses sont beaucoup plus complexes, avant tout à cause de la multiplicité des dictionnaires et de la variété de leurs fonctions. De cela je ne m’étais pas avisée. C’est donc le grand nombre de dictionnaires publiés à l’époque soviétique avec leurs fréquentes rééditions qui a finalement retenu mon attention à cause des phénomènes très inattendus que j’y ai rencontrés.
Ma réflexion a ainsi bifurqué : j’ai délaissé la question des mouvements de flux et reflux du français dans la langue russe pour m’orienter vers la question de la fonction que le français a pu jouer dans la réalité russe. Ma méthode changeait aussi sensiblement : plus de grands relevés pour constituer de longues listes à comparer. Je procédai par examen détaillé des faits qui m’étonnaient.
Des présences surprenantes
Le dictionnaire français-russe de Ganchina (1960) est le premier à réserver de grandes surprises.
On y trouve des mots donnés pour français et qui n’existent pas en français : « cache-canon », « amiralissime », « câble-chaîne » (pour « chaîne-câble »). On y trouve aussi nombre de mots relativement rares et qui ne figurent en tout cas pas dans le Petit Larousse de 1968. Ainsi « cache-poussière », « cabre », « amure ». Ces phénomènes m’ont plus intriguée que l’absence de certains mots comme « cache-sexe », « cafardage », « cafouillis ».
C’est évidemment en faisant des rapprochements, ceux qui viennent tout de suite à l’esprit, qu’on entrevoit, sinon les raisons, du moins les effets produits par ces étrangetés et la logique de leur fonctionnement. La savoureuse ronde de « cache-cache » correspond bien à la pruderie érigée en norme dans le monde soviétique. La création de l’ » amiralissime » fait entendre assez haut le signifiant « marine » que viennent soutenir les autres termes de ce champ lexical (amure, cabre, chaîne-câble). Mais le « cache-canon » m’intriguait et m’a donné envie d’aller explorer un peu plus loin mon hypothèse d’une inflexion insidieuse du français vers la « cause » soviétique.
Des choix orientés
Trois pointages seulement faits dans le même dictionnaire.
Le mot « défilé » (sur lequel nous aurons à revenir parce qu’il constitue aussi un gallicisme « дэфиле ») énumère successivement les sens suivants : I. adj. terme militaire désignant un terrain où tir et observation sont rendus impossibles par un masquage. II. subst. 1. revue militaire ; 2. procession ; 3. gorge.
Est-il besoin de dire que Larousse inverse I. et II. et, dans son I., donne « gorge » en première position.
Le mot « amour » donne en première application : « amour de la patrie », en seconde : « amour maternel ».
Autour de « cabale », le dictionnaire retient « cabaler », « cabaleur » et « cabalistique ». Exit « cabaliste ». Ainsi se trouve systématiquement omise la référence à la mystique juive : l’adjectif est traduit par son exact équivalent « каббалистический », doublé de deux synonymes « secret » et « mystérieux ».
Mais le choix de « cabaleur » vient à son tour renforcer l’omission en réduisant ostensiblement la portée du champ lexical. Le « cabaleur » est un « intrigant » et le mot russe sonne de façon péremptoire : « интриган ». Pour cabale, le dictionnaire distingue deux sens : 1. faction, sédition ; 2. bande, clique. La cause est entendue
Les dictionnaires entre idéologie et sauvegarde de la langue
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