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Théodat, Jean-Marie. « Haïti, le français en héritage », Hermès, La Revue, vol. 40, no. 3, 2004, pp. 308-313.
Jean-Marie Théodat, maître de conférences à l’université Panthéon-Sorbonne, Institut de géographie.
Plan de l’article
Haïti : un isolat francophone dans la Caraïbe
Une situation précaire par rapport au créole
Nouvelles perspectives francophones
RÉSUMÉ

La langue française se trouve dans une situation ambiguë en Haïti. Isolée par rapport au créole, concurrencée par la montée en puissance de l’anglais, elle fait montre cependant d’une étonnante vitalité caractérisée par la créativité des écrivains haïtiens et l’originalité de leur production par rapport à tout modèle. On assiste depuis une vingtaine d’années à un double mouvement de promotion du créole comme langue officielle et de culture, tandis que le français, longtemps apanage d’une mince élite descend également dans la rue et sert de moyen d’expression à une génération florissante de jeunes talents.
TEXTE INTÉGRAL
Il est coutumier de s’extasier sur la qualité de l’intelligentsia haïtienne, sa maîtrise de la langue de Voltaire et la grâce dont font montre ses poètes dans le maniement des figures de style classique. Une façon de rappeler sans doute ce que la culture de ce pays doit à la France, l’éloge de l’avatar rejaillissant sur le modèle ; à moins qu’il ne s’agisse de souligner en creux l’analphabétisme et les ténèbres dans lesquels vit le plus clair de la population haïtienne.
En effet, que la langue française soit encore comprise en Haïti, deux cents ans après la rupture marquée par la proclamation de l’indépendance nationale le premier janvier 1804, relève du miracle. Car rien, a priori, ne laissait présager pareille survivance, ni le regain de vitalité des dernières années. Confiné à la sphère de l’enseignement et de l’administration publique, le français aurait pu disparaître à la faveur de la montée en puissance du créole en tant que seconde langue officielle, à la faveur également de la concurrence victorieuse de l’anglais qui est devenu peu à peu la langue de référence des élites locales. La vivacité du français étonne au regard du faible nombre de locuteurs maîtrisant réellement la langue : à peine 10 % de la population. La question se pose de savoir si le maintien de la langue française en Haïti participe de la survivance d’une ancienne aliénation coloniale, ou s’il s’agit d’un attachement profond à un héritage sacré.
Dans l’élaboration de la personnalité historique de la nation haïtienne, la langue française a longtemps joué le rôle d’un coin social, en tant qu’instrument de ségrégation, sans cesser, par ailleurs, de répondre aux besoins d’expression de l’élite. On observe ainsi une relation ambivalente des Haïtiens avec leur double héritage linguistique. Le français n’est ni tout à fait une langue maternelle, ni tout à fait une langue étrangère. De l’ambiguïté de son rôle social, à la fois comme élément de promotion et de ségrégation sociale, découle son statut de langue à part.
Le propos est de mettre en lumière les grands traits de cette relation ambiguë avec le bilinguisme, tantôt vécu comme un surcroît de force, tantôt comme un déchirement.
Cependant, on a longtemps identifié le français à la langue du maître, de l’oppresseur, et le créole à la langue de l’esclave, du travailleur qui lutte pour sa liberté et ses droits. Mais la situation d’Haïti est plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord : le créole aussi peut devenir un outil d’oppression entre des mains habiles. C’est l’usage qu’on en fait qui décide du statut de la langue.
Notre idée est que la libération de la langue créole, fait marquant des années 1980, s’est effectuée sans libération véritable de la parole. Il y a eu confiscation du discours à travers une phraséologie baroque et nationaliste qui ressortit de la même veine populiste et démagogique véhiculée par le français officiel d’antan. Partant de ce principe, il a paru plus juste d’envisager le rapport de l’Haïtien à la langue française dans sa double composante synchronique et diachronique afin de mettre en lumière à la fois les continuités durables et les rhizomes transversaux de l’enrichissement par le créole.
Haïti : un isolat francophone dans la Caraïbe
L’originalité du français haïtien tient en cela que ce n’est pas une langue étrangère, ni une langue vernaculaire. C’est la langue de l’administration et de l’élite, le sésame pour faire carrière dans la politique et les fonctions de décision. Ce statut date de la colonisation et n’a pas été modifié au lendemain de la proclamation de l’indépendance. Les cadres de l’administration ont continué à utiliser le français et le pays avait à cœur de nommer à l’étranger des diplomates maîtrisant parfaitement la langue française. Même si la rupture a été franche et totale avec la France sur le plan politique, la fascination des Haïtiens pour la culture française n’a pas fléchi après la proclamation de l’indépendance. Bien au contraire, la tradition du voyage à Paris pour les aînés de famille, afin de se frotter au latin et aux humanités classiques avant de rentrer au pays occuper les fonctions de notables, s’est maintenue et même renforcée. Les plus grands écrivains haïtiens du siècle qui a suivi l’indépendance ont été formés à Paris ou y ont passé une partie de leur vie : Frédéric Marcelin, Anténor Firmin, Louis-Joseph Janvier, Edmond Paul. Au xxe siècle, ce fut le cas également pour Jacques Stéphen Alexis et Jacques Roumain. René Depestre, Jean Metellus et Dany Laferrière, pour parler des trésors vivants, sont plus lus à Paris que dans le pays natal.
Le voyage à Paris était l’aboutissement logique du cursus éducatif initié le plus souvent dans les écoles congréganistes tenues par les Frères et les Sœurs des écoles françaises : depuis le concordat signé entre le Vatican et le président Geffrard, le clergé joue un rôle central dans la formation de l’élite. Jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle, le clergé local est resté majoritairement français. Dans la capitale et dans la plupart des grandes villes de province, l’évêque était français et l’école publique tenue par les congrégations religieuses.
Du point de vue culturel, cette spécificité française a placé Haïti dans une situation d’isolement redoublé. C’est d’abord une île dans une île, en ce sens que le pays partage le territoire insulaire avec la République Dominicaine. Aussi la frontière politique entre les deux territoires est-elle une barrière linguistique qui pour être poreuse (à grande échelle, pour des raisons évidentes de proximité) n’en a pas moins isolé les Haïtiens de leurs voisins dominicains depuis plus de deux cents ans. Deux histoires différentes sur une île commune a fait des deux pays un binôme spécial qui hésite entre la gémellité spatiale et la schizophrénie insulaire.
Cet isolement est encore plus grand à petite échelle. D’abord au sein de l’archipel dont la majorité des locuteurs les plus proches géographiquement sont hispanophones (Cuba, Porto Rico) ou anglophones (Jamaïque, Îles Turcs et Caïques, Bahamas, Îles Caïmans). A l’échelle du Nouveau Monde, le pays est, mis à part le Canada, le seul pays souverain à avoir le français comme langue officielle.
À l’intérieur même du territoire, la langue française se trouve dans une situation d’autant plus précaire que le français n’est jamais la langue maternelle. Il s’agit toujours d’une langue seconde, apprise à l’école, réservée à certains usages administratifs. Compte tenu du faible taux d’alphabétisation du pays (seulement 62 % des plus de 15 ans savent lire et écrire) [1], on peut s’imaginer que seule une minorité manie efficacement le français. Car il ne suffit pas de comprendre une langue, il faut pouvoir en faire un outil de culture et d’enrichissement de la connaissance.
Il est pertinent de s’étonner, dans ces conditions, du maintien et de la vitalité de la francophonie haïtienne. Le paradoxe tient au fait que dans ce pays majoritairement créolophone et illettré, le français s’est maintenu comme un levier du pouvoir longtemps après la fin du régime colonial.
Une situation précaire par rapport au créole
Malgré le privilège du statut de seule langue officielle d’Haïti jusqu’à la Constitution de 1987, le français n’a pas empêché la montée en puissance de la langue créole. Avant de gravir les marches du pouvoir constitutionnel, la langue créole a été tenue dans un dédain qui n’avait d’égal que le mépris affiché par le maître en s’adressant à l’esclave. Le souvenir de la captivité a pesé comme une macule dans la conscience des masses africaines et fait de leur langue – la seule qu’il pouvait comprendre – un motif de honte et d’opprobre. De cette hiérarchie entre les langues, on a tiré la leçon que la langue française était un instrument d’oppression au service de l’élite mulâtre aux dépens de la masse africaine qui compose la majorité rurale du pays.
C’est confondre l’effet et la cause. La langue n’est pas un instrument ni une arme dont on se sert à une fin déterminée ; elle est au contraire le révélateur des relations d’inégalités qu’entretiennent les humains au sein d’un groupe. La langue est bien davantage le miroir des sociétés qu’une arène de combat. La langue française a cette particularité, en Haïti, d’être la langue non pas de l’exercice mais de l’expression du pouvoir : les ordres sont écrits en français mais transmis en créole pour être opérationnels. Ce qui renseigne sur la nature profonde de l’autorité en Haïti : celle d’un pouvoir usurpé, éloigné du peuple, d’une autorité imposée par en haut et qui a besoin de sortilèges pour en imposer au manant.
Il n’y a jamais eu de recherche d’un consensus politique et social dans le processus d’indépendance haïtienne, mais la recherche d’une réponse à une question urgente : occuper le vide créé par l’effondrement de l’ordre colonial. La dialectique révolutionnaire haïtienne a tenu les créolophones dans une situation d’infériorité par rapport au français par souci de garder intact les attributs essentiels du pouvoir de classe qu’exerçaient les planteurs sur les autres catégories de la population. En s’appropriant la langue des anciens maîtres, la nouvelle élite haïtienne n’était pas dans une posture d’aliénation, mais parachevait par un acte solennel la totale maîtrise du pouvoir et de ses attributs les plus prestigieux.
En tant que symbole de pouvoir, la puissance du français dépasse la sphère de ceux qui le comprennent. Dans l’exercice autoritaire du pouvoir qui a prévalu dans le pays, le recours au français a été un moyen de tenir le peuple à distance, de le diriger sans le guider réellement, de l’instruire sans l’éduquer.
Mais ce n’est pas la spécificité de la langue française d’opprimer les esprits. C’est l’usage qui en est fait qui lui confère un statut à part. Les Haïtiens ne ressentent aucune hésitation à revendiquer le créole comme un symbole de leur identité. Or, bien qu’il soit la seule langue comprise de la totalité de la population, le créole n’est pas moins celle du maître que le français. Le créole est également un héritage de la période coloniale, la langue ayant été forgée par adaptation syntaxique du français ancien aux circonstances de la communication entre maîtres et esclaves dans le cadre de la plantation coloniale. Dans la mesure où la base lexicale est majoritairement française, il est permis de se demander qui du maître ou de l’esclave a parlé créole le premier. Le mythe d’une langue née exclusivement au sein de la communauté des esclaves doit être abandonné. Il repose sur l’idée que, n’étant pas capables de se conformer aux raffinements de la langue, les nègres l’auraient dénaturée en en simplifiant les règles, déformant les mots. C’est une idée absurde. Il semble plutôt que les blancs aient eux-mêmes mis au point ce sabir commun au milieu des marins et qui permettait aux Bretons, aux Normands et aux Basques qui formaient le plus clair des matelots de se comprendre au-delà de leurs patois respectifs. Qu’il y ait ici et là des éléments empruntés à la langue des derniers amérindiens, des captifs africains, des voisins espagnols et des pirates anglais, il n’y a à cela rien d’étonnant : c’est le signe de la vitalité des échanges entre les peuples et de l’appropriation par chacun des richesses des autres à travers la langue. La véritable originalité du créole par rapport au français se trouve dans l’esprit de la langue, son sens du raccourci sonore et de l’apposition abrupte, pas dans sa matrice.
Le créole, en tant que langue de la majorité des esclaves, a acquis le statut de langue nationale, mais c’est au français qu’allaient traditionnellement les honneurs, en français que s’exprimaient les chefs de l’État. À l’âne le bât et le bâton, au cheval les gallons et la gloire, en quelque sorte.
Aussi, la lutte contre la dictature des Duvalier a-t-elle privilégié le créole comme moyen d’expression populaire de la contestation du pouvoir en place. À travers la liturgie, le théâtre et la radio notamment, le créole a acquis dans les années 1970-1980 une place qui a radicalement changé la donne culturelle en Haïti. De langue paria, le créole est devenu une langue de culture savante au même titre que le français. En publiant en créole Dezafi, Frankétienne donne à la langue ses premiers titres de noblesse. Le succès quelques années plus tard de sa pièce de théâtre Pèlen Tèt a permis de toucher un public plus vaste qui s’est aussitôt reconnu dans les imprécations de Piram, le protagoniste, contre l’arbitraire et la folie du pouvoir macoute. Entre la situation des années 1970, où il était encore interdit de s’exprimer en créole dans les cours de récréation, et l’année 2004 où le président Aristide rédige en créole sa lettre de démission, il y a eu un bouleversement dans le statut et le rapport du français et du créole en Haïti.
Il s’agit d’un phénomène général qui touche d’autres pays créolophones. En effet, après avoir été tenus longtemps en dédain comme de simples patois, les créoles du français ont acquis droit de cité et sont même enseignés dans certaines écoles de la République. Aux Seychelles, dans les Départements Français d’Amérique, en Haïti, à la Réunion, la revendication identitaire et la participation politique prennent souvent la forme d’un combat pour la langue. Dans son ouvrage publié dans les années 1970, Langue créole, langue jugulée, Danny Bebel-Gisler a montré comment la négation de l’autre passait d’abord par la négation de sa parole, de sa langue. Trente ans plus tard, la donne a changé. Les langues créoles sont respectées, voire favorisées par rapport au français. Avec plus de huit millions de locuteurs, le créole haïtien est devenu la plus importante des langues nées dans les îles de la rencontre entre les colons français et les esclaves africains. C’est aujourd’hui la langue officielle de l’État haïtien, à égalité avec le français. C’est en créole que s’exprime Syto Cavé, le plus grand des poètes haïtiens.
Nouvelles perspectives francophones
Aujourd’hui, cependant, on assiste à un basculement sensible que devrait modifier la relation de l’Haïtien au français. Deux paramètres contribuent à modifier la donne : d’une part l’importance grandissante de l’anglais comme langue de la culture scientifique, d’autre part l’hégémonie du créole dans les médias et la culture.
L’opposition facile entre le français et le créole a perdu de sa virulence depuis que les deux langues se trouvent également menacées pas la montée hégémonique de l’anglais. En effet, New York et Miami ont remplacé Paris comme destination de la majorité des étudiants haïtiens. Les universités publiques américaines accueillent de plus en plus d’Haïtiens qui sont l’élite de demain. Ceux qui reviennent au pays après un séjour plus ou moins long en Amérique du Nord en reviennent généralement avec une prédilection pour la langue de Wall Street et un rejet du français. Même le créole qu’ils parlent a tendance à intégrer des expressions toutes faites importées des États-Unis. L’anglais est devenu la langue de la promotion sociale des couches nouvelles, celles qui ne sont pas forcément passées par les bancs des écoles prestigieuses de la capitale. La diaspora (deux millions de personnes), au pouvoir économique élevé (1,7 milliard de dollars par an de transferts), est le principal agent de promotion de l’anglais.
À cet égard, on peut dire que l’anglais est au créole ce que sont les États-Unis aux Haïtiens : l’occasion d’une revanche sur le sort, la traversée et l’apprentissage de la langue présentant les mêmes aspects d’un voyage initiatique qui doit laver le migrant de ses origines pouilleuses. Même ceux des migrants qui ne parlent pas correctement l’anglais ont à cœur de glisser dans la conversation des interjections ou des exclamations purement yankee, à seule fin d’épater ceux qui n’ont pas encore eu la chance de sortir du pays.
Par rapport au français également, l’apprentissage de l’anglais apparaît comme un défi : une solution de revanche pour ceux qui n’ont pas eu la chance de naître dans une famille aisée et qui rêvent de promotion sociale. Les cours d’anglais de l’Institut haïtiano-américain sont très prisés, et considérés comme le plus sûr moyen d’obtenir un éventuel visa pour les États-Unis. Depuis les années 1980, on voit apparaître des écoles privées appliquant le programme en vigueur aux États-Unis. D’abord limitées à une certaine élite économique, ces écoles recrutent désormais dans les quartiers populaires et attirent en particulier les enfants issus de la diaspora ou dont un des parents se trouve déjà à l’étranger. L’enseignement diffusé est généralement de moins bonne qualité que celui des écoles congréganistes, mais supérieur à celui des écoles publiques laïques.
Depuis les années 1980, l’irruption de l’anglais dans l’arène linguistique et sociale a obligé à un réajustement des positions respectives du créole et du français sur l’échiquier national : le français a perdu son statut hégémonique avec la promotion du créole comme langue officielle en 1987, à égalité avec le français ; le développement de l’enseignement en créole et en anglais lui a enlevé son monopole de seule langue de culture.
Que reste-t-il au français ?
Il lui reste le soutien et la ferveur d’une certaine élite qui n’a pas changé du jour au lendemain son mode d’expression. Il lui reste également l’action volontariste de quelques agents, missionnaires administratifs, qui s’efforcent à travers le réseau des Alliances françaises de maintenir vivaces les étincelles qui ne veulent pas s’éteindre.
La ferveur de l’élite haïtienne pour la culture française est le résultat d’un héritage librement assumé, dans la mesure où les œuvres les plus significatives de la production intellectuelle nationale ont été écrites en français. À moins de se mutiler elle-même, la culture haïtienne ne peut pas se permettre de faire table rase d’un passé aussi riche : sinon, il faudrait brûler tout Etzer Vilaire, renier René Depestre et mettre à sac la Bibliothèque Nationale de Port-au-Prince. Les auteurs haïtiens ont su trouver dans la langue française un créneau spécifique par lequel ils véhiculent des formes de représentations qui sont universelles. La valeur des écrivains haïtiens tient en cela qu’ils ont su s’affranchir du travers de l’imitation ou du style ampoulé caractéristiques des colonisés, pour jeter les fondements d’un nouvel idiome. Le roman de Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée, a donné la mesure du génie inventif du français haïtien. D’autres depuis ont poursuivi la tâche en transformant la matière même du langage. Frankétienne, à travers un ouvrage comme l’Oiseau Schizophone, introduit une dimension chaotique qui fait éclater les limites du langage, à travers la syntaxe, sans dépasser les limites de la langue. Le plus grand écrivain créole est aussi le plus inventif artisan de la langue française écrite en Haïti.
Un nouvelle génération d’auteurs de grand talent a depuis pris le relais : Gary Victor, Lyonel Trouillot, Louis-Philippe Dalembert, sont la pointe avancée d’un mouvement de fond qui témoigne de l’enracinement durable du français dans le terreau intellectuel haïtien. Ces jeunes auteurs sont d’autant plus à l’aise dans leur art, qu’ils ne sont plus isolés comme avant. Il y a d’abord le rôle joué par le Québec comme relais efficace de la diffusion des œuvres nationales : depuis les années 1970, l’existence à Montréal d’un vivier intellectuel actif a fait de cette ville un Paris au petit pied pour les intellectuels haïtiens. Ils y trouvent un soutien intellectuel et un lectorat souvent inespérés chez eux. Face à l’hégémonie de l’anglais, les auteurs haïtiens se retrouvent dans la même tranchée que les francophones québécois, ce qui a contribué à rapprocher leurs positions. Les Haïtiens, conscients que la défense de la langue n’est pas seulement l’affaire de la France, mais de tous ceux qui ont reçu le français en héritage, font aujourd’hui cause commune avec leurs homologues francophones de tous pays afin de sauvegarder leur patrimoine commun. La coopération française joue un rôle de premier plan dans l’animation culturelle et intellectuelle du pays depuis des lustres : la bibliothèque et la salle de spectacle de l’institut français, à Port-au-Prince, sont les hauts lieux d’une activité foisonnante où le français joue le rôle de ciment et de signe de reconnaissance d’une certaine élite. Plus récente, la bibliothèque Monique-Calixte est appelée à jouer un grand rôle dans l’animation culturelle de la capitale.
Cette nouvelle vague a fait descendre le français dans la rue, le faisant descendre du même coup de son piédestal. La participation des auteurs les plus en vue comme Gary Victor et Lyonel Trouillot au mouvement d’opposition qui a emporté le président Aristide a donné plus de crédit à la langue française comme outil d’expression de la contestation. Depuis Aristide, on sait en effet que le créole peut servir à la démagogie la plus déconcertante. Il n’y a pas, a priori, de langue plus liberticide qu’une autre : toutes les langues se prêtent à un usage plus ou moins cynique de la parole, du langage. C’est pour avoir compris cela que les auteurs haïtiens ont développé un rapport plus décontracté et plus libre avec le français, dédouané en quelque sorte par les dérives logorrhéiques du créole macoute.
Si la langue française reste encore incomprise de la majorité de la population, elle n’en est pas moins partie intégrante du patrimoine culturel haïtien. C’est la leçon qu’il importe de tirer de la capacité de cette langue à traverser deux siècles de quasi indifférence officielle de la part de la France. Alors que dans le monde le français recule, en dépit du grand luxe de moyens déployés pour le maintenir en vie, en Haïti, on est frappé de la vitalité créative du français, de son maintien dans le système éducatif et de sa promotion comme instrument de la culture de masse. En effet, c’est en français que sont traduites les œuvres littéraires ou cinématographiques étrangères diffusées dans le pays. Une telle situation ne saurait s’expliquer par le seul attachement d’une minorité aliénée, c’est le signe d’un attachement plus large et de l’appropriation nationale d’un héritage reçu sans testament.
https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2004-3-page-308.htm