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André CRÉPIN Membre de l’Institut, Fondateur du Centre d’études picardes de l’Université de Picardie, Article publié dans Carnets d’Atelier de Sociolinguistique 2007 n° 2.

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RÉSUMÉ

La  langue  anglaise  s’est construite  au Moyen Age, sur  le métissage des langues des élites (français et latin) avec la langue de la population.    A   travers  des   exemples    extraits   de  la  littérature,   est  ici montrée l’affirmation d’une langue anglaise    indépendante, autant que la richesse de ses emprunts. (A.M.)

 


EXTRAITS


     1 – Rappel historique (p. 1)
L’Angleterre est une île, ce qui signifie une forteresse quasi inviolable, comme le déclame Jean de Gand dans la célèbre tirade du Richard II de Shakespeare, ou bien la cible de maintes migrations, comme le montre l’Histoire.
1066  est  une  date  fondatrice  pour  l’Angleterre.  En  1066,  à la     mort d’Édouard  le    Confesseur,    l’Angleterre  se  trouve    devant  trois  avenirs possibles : redevenir royaume    scandinave comme sous le règne récent de Cnut, ou bien continuer son indépendance anglo-saxonne, ou encore se rattacher à la  Normandie d’où Édouard est venu.
Un carambolage élimine en moins de trois semaines les prétendants norvégien et anglo-saxon, Harald et Harold, et donne la victoire à Guillaume. L’Angleterre, plus ou moins de bon gré, lie son destin à l’Europe continentale. L’avènement de la dynastie Plantagenêt en 1154 élargit le royaume et l’horizon : Henri II Plantagenêt, grâce à son mariage avec Aliénor d’Aquitaine, règne de la Tweed à la Bidassoa. Même si son fils Jean perd la Normandie, et l’Anjou, et le Maine, et la Touraine, et le Poitou (sauf La Rochelle), l’Angleterre reste en partie continentale par la Guyenne, et, à partir de 1272, par le Ponthieu. La mort sans héritier du dernier roi capétien en 1328 donne à Édourad III, irrité de l’alliance franco-écossaise contre lui et de l’ingérence française dans les Flandres, l’idée de réclamer la couronne de France comme neveu du défunt, alors que Philippe de Valois, choisi par les Français, n’est que le cousin. C’est le début d’une longue suite de raids, on disait alors de «chevauchées», des Anglais contre la France, connue sous le nom de Guerre de Cent Ans (en gros de 1337 à 1475). Après les victoires et le couronnement comme roi de France et d’Angleterre de l’Anglais Henri V, les Français se resaisissent et boutent les Anglais hors de France (sauf de Calais, qui restera anglaise près de deux siècles, de 1347 à 1558).
     2 – Le français d’Angleterre (p. 2-7)

      On    appelle   le  français  des   Anglais    l’anglo-normand.   Ce terme composé n’est  pas    heureux,  la langue n’étant ni  anglaise ni normande. […] Il serait préférable de parler  de   « français  d’Angleterre » […] Les   Normands     de  la  Normandie     de  Guillaume    n’avaient   plus  de    scandinave que le nom. Depuis que le roi de France avait reconnu leur installation  sous   forme   de   duché,   en     991,   ils avaient   achevé   leur assimilation  au  contexte  continental :  ils  étaient  chrétiens  et  parlaient    latin  et  français […] Voilà donc des francophones détenteurs du pouvoir. La  Curia Regis de Guillaume ne comptait que des    francophones. L’évêque de Rochester, qui, au début, en faisait partie, ignorait le français : Lanfranc, archevêque de  Canterbury    venu  de   Pavie     via  le  Bec-Hellouin,  l’élimina    pour  la raison qu’il ne pouvait suivre les débats, en français, de la Curia. […] Tous  les  rois     d’Angleterre  depuis Henri  II  (couronné  en  1154)  jusqu’à  Henri  VI  (mort  en  1471)  inclus, c’est-à-dire      pendant    trois  siècles  sans   interruption,   épousèrent    des princesses   francophones […]   Le français    des gens d’Église n’est pas à sous-estimer. Certes le latin est la langue officielle de  l’Église catholique romaine, mais le français est reconnu comme autre langue internationale. […]    Le   domaine  le  plus  évident (du français technique)  est  celui  du     français   juridique   qui  a longtemps été de règle en Angleterre. Les relations institutionnelles avec les nouveaux maîtres au lendemain de 1066 se  déroulaient en    français, les contrats et contestations se réglaient dans la langue du plus fort. De haut  en  bas  de  la  hiérarchie  judiciaire  on  employait     le  français,  de  la Curia   regis  aux   tribunaux   de   comté,   aux  tribunaux    de  district    et,  à l’échelon local, aux tribunaux seigneuriaux. […] Les écoliers, les étudiants devaient apprendre le français, et même l’utiliser comme langue d’explication du latin – jusque vers le    milieu  du  XIVème  siècle.

    3 – Statut du français d’Angleterre (p. 7-10)

Le témoignage de Gerald de Galles est net : il associe latin et français, les deux langues du savoir et du   pouvoir,      langues   qu’il  faut  apprendre    pour   s’assurer   une   bonne situation.  Encore    faut-il     apprendre    le français   de  France […]    Le   déclin  de  l’utilisation  du  français   et  l’émergence    ou   plutôt  la réhabilitation de l’anglais sont dus à ces lewede men (les profanes / le peuple) […] Trois phénomènes historiques concourent au déclin, au XIV siècle, du    français utilisé en Angleterre.  Le   premier    est  l’émergence     d’une    classe   moyenne […] La     seconde  raison  du  déclin  de  l’usage  du  français  fut  les  vagues d’épidémies […] Troisième raison du déclin  de l’usage du    français  en Angleterre : la Guerre de Cent Ans.[…] L’œuvre  de Chaucer illustre  magnifiquement le   passage    d’une Angleterre    partiellement francophone à une Angleterre fièrement anglaise


CONCLUSION

L’Angleterre médiévale offre ainsi un vaste champ d’observations aussi bien au linguiste qu’à l’historien. Je reviendrai, pour conclure, à Shakespeare. J’évoquerai l’avant-dernière scène de son Henry V. Elle noue les deux fils de mon exposé, le fil historique et le fil linguistique. La scène se passe en 1420. Le roi Henri, pour sceller et symboliser l’union de la France et de l’Angleterre, épousera Catherine de Valois. Il lui demande de lui accorder un baiser. Il ne sait pas plus de français que la princesse d’anglais, et leur interprète française bafouille. Cette scène du baiser illustre on ne peut mieux le problème des langues en contact, si j’ose ce double entendre. L’interprète trébuche sur toutes les difficultés, de phonétique (la dentale spirante anglaise représentée par /th/ qu’elle réduit à l’occlusive /d/), de morphologie (confusion des genres et des désinences), de syntaxe (désordre des éléments de la phrase, abus des infinitifs), de lexique (l’interprète oppose des tabous socio-linguistiques à l’ardeur du roi). Alors le roi renverse par l’action les barrières langagières. Et le traité de paix, rédigé en français et en latin, sera ratifié, souhaitant à France et Angleterre neighbourhood and Christian-like accord « bon voisinage et fraternité chrétienne ». Notons l’alliance d’un lexème anglais, neighbourhood, et d’un mot emprunté au français, accord, bref l’entente cordiale.
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