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Delphine Gérard, « Le choix culturel de la langue en Égypte », Égypte/Monde arabe, Première série, 27-28 | 1996, mis en ligne le 08 juillet 2008

 

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PLAN

  • La domination de la langue française en Égypte
    • Le besoin d’une langue étrangère pour le développement de l’Égypte
    • L’expansionnisme culturel français
      • Les écoles françaises d’Égypte
    • L’enseignement du français dans les écoles égyptiennes
      • Le statut du français en Égypte
    • Les points d’appui de la langue française
  • Les changements structurels à l’origine du déclin du français en Égypte
    • La culture, vecteur privilégié de l’influence française
    • L’anglicisation de l’Égypte
    • L’arabisation de l’Égypte
  • Conclusion

Notes de l’auteur

La présente étude s’inscrit dans le cadre d’une thèse faite à l’Inalco sous la direction de M. Henry Laurens, intitulée « Les relations franco-égyptiennes entre 1919 et 1939 ». Dans cet article, nous avons particulièrement insisté sur les composantes politiques de l’emploi de la langue française en Égypte et traité relativement rapidement de thèmes tels que la littérature d’expression française en Égypte ou les littérateurs égyptiens francophones. Maints ouvrages ou articles ont en effet déjà abordé ces sujets. Parmi les plus connus, citons l’ouvrage de Jean-Jacques LUTHI, Introduction à la littérature d’expression française en Égypte, Éditions de l’École, Paris, 1974, et l’article de I. FENOGLIO-ABD AL-‘ÂL sur L’activité culturelle francophone au Caire durant l’entre-deux-guerres. Du paradoxe à la contradiction, Actes du colloque organisé au Caire par le Cedej en 1991 et publié sous le titre D’un Orient l’autre, Éditions du CNRS, Paris. 1991.

Il convient également de noter ici que, ayant travaillé essentiellement sur des sources françaises, notamment diplomatiques, c’est surtout la vision et l’attitude des Français que j’ai traitées dans ces pages.


PREMIÈRES PAGES

La naissance de la francophonie orientale se situe dans les années 1880 au Levant et vers 1850 en Égypte. Avant cette date, la langue étrangère la plus couramment employée est l’italien, langue héritière du Moyen-Âge, qui a étendu son influence en Orient grâce aux Républiques de Venise et de Gênes. Aux alentours de 1880, l’italien est supplanté par le français, la lingua franca. Le français va progressivement conquérir le terrain et devenir la langue véhiculaire de l’Orient arabe en général et de l’Égypte en particulier. Quelles sont les causes de l’émergence du français sur la scène orientale à cette époque ? Il apparaît clairement que l’utilité du français et l’expansionnisme de la France en ont été les raisons. L’on peut à cet égard raisonner en termes d’offre et de demande.

L’émergence du français est liée, tout d’abord, aux besoins nouveaux ressentis par une certaine catégorie de la société égyptienne, besoins qu’elle pense ne pouvoir satisfaire que par l’accès aux cultures étrangères, européennes surtout. Cette demande correspond au sentiment qu’a ce groupe social d’un décalage entre la société égyptienne et les sociétés occidentales. Pour ce groupe, l’accès à la modernité passe parla connaissance de l’Occident. Dans un premier temps, considère-t-il, seul l’emploi d’une langue occidentale peut permettre cette évolution, qui se poursuivra dans un second temps par la modernisation de la langue autochtone. Pour d’autres, cependant, la langue arabe est suffisamment riche pour répondre aux exigences de cette modernité : les processus de traduction en donnent une preuve tangible. Ce débat interne à la société égyptienne, complexe et riche, ne sera pas étudié ici car c’est surtout la première composante – « occidentalisée » – de la société égyptienne et les rapports qu’elle entretient avec la langue française qui nous intéressent.

Cette soif de connaissance va être satisfaite par les missionnaires catholiques français. Ils commencent à s’installer en Égypte vers 1850 et, dès cette date, il y a une forte expansion de francophonie dans la région. Le phénomène est double. Il s’agit tout d’abord d’une francophonie des minorités qui touche prioritairement la clientèle chrétienne, ainsi que les juifs par le biais de l’Alliance israélite universelle. Relation de clientélisme entre la France et les minorités, c’est également pour celles-ci, parce qu’elles y sont très sensibles, la possibilité de satisfaire leur soif de connaissances et leur aspiration à la modernité. Si la francophonie touche essentiellement les minorités, c’est, d’une part, parce dans les écoles françaises établies en Égypte, elles sont surreprésentées par rapport aux musulmans, et d’autre part, parce que « la motivation de l’acculturation à une culture européenne a été, tout au moins à ses débuts, exclusivement religieuse ».

L’autre aspect de la francophonie, peut-être moins précis, moins bien analysé et sans doute sous-estime, concerne l’État égyptien. N’oublions pas que le xixe siècle est celui de la modernisation institutionnelle – et notamment juridique – de l’Égypte, processus qui l’oblige à avoir recours à une langue étrangère. Le prestige de la France et des idées de la Révolution, encore proches, est grand. Le modèle napoléonien d’organisation administrative, qui apparaît comme le plus achevé, est importé dans l’Empire ottoman et en Égypte. De ce fait, l’usage du français s’impose : il devient la langue de l’occidentalisation et de la modernisation.

L’occupation britannique et la mise sous tutelle de l’Égypte, de 1882 à 1936, n’empêcheront nullement le maintien et le développement de la langue française. Cette situation, qui peut paraître paradoxale, s’explique finalement très bien : il s’agit, de la part des Égyptiens, d’un choix politique. Par ailleurs, la France a toujours voulu donner, en Orient comme ailleurs – par exemple en Amérique Latine –, une dimension culturelle à sa politique d’influence.

La période qui nous intéresse ici, l’entre-deux-guerres, est néanmoins celle d’un déclin de la langue française. Certes, elle continuera, tout au long de cette période, d’être la langue étrangère la plus couramment utilisée. Mais cette situation de quasi-monopole culturel ne pouvait qu’être contestée. D’une part, elle favorisait, chez les détenteurs du monopole en question, des comportements de moins en moins tolérés. D’autre part, face à une utilisation excessive des avantages relatifs du français, l’Angleterre allait finalement réagir, bientôt suivie par l’Égypte elle-même.

Nous étudierons donc tout d’abord les raisons et les manifestations de la domination de la langue française, et ensuite l’évolution de ce monopole et son déclin.


La domination de la langue française en Égypte

Incontestablement, au début du siècle, le français domine nombre de secteurs de la vie sociale égyptienne : langue de l’élite, c’est aussi la langue du commerce et celle du droit et, plus généralement, des secteurs soumis à un processus de modernisation. Cette position, le français la doit au besoin ressenti par une certaine partie de la société égyptienne d’un apport culturel étranger, mais également à l’expansionnisme culturel, au « messianisme » français.


Le besoin d’une langue étrangère pour le développement de l’Égypte

À la fin du xixe siècle et au début du xxe, certains éléments de la société égyptienne sont convaincus que la langue arabe ne saurait répondre aux besoins du processus de civilisation et de modernisation en cours. Si cette composante n’est certes pas majoritaire, elle n’en jouera pas moins un rôle important du fait même des postes élevés qu’elle occupe. De nombreux intellectuels arabes, et en particulier le recteur de l’Université égyptienne, Ahmad Lutfî al-Sayyîd , s’en font les porte-parole. Dans une note rédigée en novembre 1927 au sujet du projet de création d’une Académie de langue arabe, il écrit :

Depuis le début de notre renaissance égyptienne, c’est-à-dire depuis un siècle, l’on souhaitait traduire en arabe les traités scientifiques de la civilisation moderne et professer en cette langue les diverses branches du savoir, à tous les degrés de l’enseignement égyptien, pour que la science s’acclimate à notre pays et reçoive son empreinte. (…)

Au stade où nous en sommes, nous ne pouvons pas dire que nous enseignons toutes les sciences en arabe dans les écoles supérieures. Certes, les statuts de l’Université stipulent que, de façon générale, la langue d’enseignement est la langue arabe. Mais l’Université a dû, dans les limites du règlement, recourir aux langues étrangères dans l’enseignement donné à la faculté de médecine, à la faculté des sciences et, pour bon nombre de matières, à la faculté des lettres et à celle de droit. Je ne nie pas que, d’ici un certain temps, nous ressentirons la nécessité d’enseigner certaines sciences en langue étrangère pour nous maintenir en contact avec les sources scientifiques dans les pays plus avancés que le nôtre. Tel n’est pas, bien loin de là, notre unique objectif. En l’état actuel, nous ne sommes pas à même d’enseigner parfaitement les sciences dans notre langue, ni de composer des ouvrages scientifiques pouvant être considérés comme des livres de base. Le plus grand obstacle réside peut-être dans le fait que notre langue, négligée au cours des derniers siècles, n’a pas évolué avec le mouvement scientifique.

Maintes conséquences fâcheuses en ont découlé et cela ne cesse de constituer un obstacle pour les auteurs scientifiques, les traducteurs et même les hommes de lettres. On bute devant une idée ou une acception pour laquelle on ne trouve pas de mot dans nos dictionnaires. S’il en existe, c’est un mot inusité ; s’il n’en existe pas et qu’on veuille créer un dérivé ou un nouveau terme, on tombe dans l’embarras ; a-t-on choisi le bon mot ? Le lecteur le comprendra-t-il, ne le rencontrera-t-il pas pour la première fois ? Fait plus significatif encore de l’insuffisance dé notre langue : nous possédons de brillants écrivains dont aucun ne pourrait décrire exactement le bureau sur lequel il travaille, car il ne sait pas de quel mot arabe acceptable désigner les objets qui l’entourent. (…)

II est indispensable de créer un lexique constitué de mots et concepts n’ayant pas d’équivalent dans nos dictionnaires, comme les noms des machines agricoles et industrielles et les éléments dont elles se composent, les termes commerciaux, les termes techniques propres aux sciences et aux arts…

Il est nécessaire, pour relever notre niveau scientifique, que le gouvernement finance largement auteurs et traducteurs. Cette époque est celle de la traduction, notamment des ouvrages européens, sources des sciences et des arts. L’on pourrait mettre les diverses branches du savoir à la portée du public par la composition d’un dictionnaire des connaissances usuelles, facile à consulter pour qui connaît l’arabe, et qui remplirait les mêmes fonctions que les encyclopédies.

Face à ces préoccupations, les Français estiment que leur langue est la plus apte à pallier les carences de l’arabe. Cette opinion est communément répandue dans les années vingt, et nous citerons à ce sujet Alphonse Aulard :

Voilà fort longtemps que le français est devenu, en Égypte comme dans tout l’Orient musulman, la langue auxiliaire, la langue internationale, on peut presque dire la langue officielle. C’est en effet la France qui a été l’initiatrice, l’introductrice de la civilisation occidentale, la grande éducatrice des peuples de toute race et de toute religion dans l’Empire ottoman, ou dans les parties de cet empire qui en ont été détachées. (…)

Que veulent les Anglais ? Occidentaliser les Égyptiens, pour l’intérêt de l’Égypte comme pour l’intérêt de l’Angleterre, comme pour l’intérêt général de la civilisation. Or, notre langue est l’interprète attitrée des idées occidentales en Orient.

Ces intellectuels imprégnés de culture occidentale vont donc chercher à pallier ce qu’ils considèrent comme des « insuffisances de l’arabe », notamment dans le domaine scientifique, et s’appuyer sur une tangue étrangère pour moderniser leur pays. Pourquoi se sont-ils tournés vers le français alors que l’Égypte était sous domination britannique depuis 1882

C’est sous Méhémet Ali que l’usage du français commence à être introduit en Égypte, dans le cadre de son œuvre réformatrice. À partir de l’installation sur le sol égyptien des missionnaires français, il se généralise. Contrairement à toute attente, l’occupation anglaise en Égypte en 1882 ne modifiera pas cette situation. Le français continuera d’être la langue européenne la plus couramment employée, et ce jusque dans les années trente, où les effets conjugués de la concurrence anglaise et d’emploi de la langue nationale enclencheront le déclin.

Le monopole du français, entre 1882 et 1936, est étroitement lié à l’évolution politique de l’Égypte. Par la signature de l’Entente cordiale avec l’Angleterre (1904), la France reconnaît ne plus avoir aucun droit politique en Égypte. Elle va alors chercher par tous moyens à développer son influence culturelle, seule façon pour elle de poursuivre son œuvre coloniale dans certains pays. En outre, la mainmise britannique sur le pays amène certains Égyptiens à rechercher chez les nations latines, notamment la France et l’Italie, une alternative à la culture anglo-saxonne, culture de l’occupant.

L’influence du français s’accentuera encore à partir du traité anglo-égyptien de 1922, L’anglais, langue étrangère dominante dans les écoles du gouvernement égyptien, y perd son monopole au bénéfice du français, lequel, déjà largement diffusé par les écoles congréganistes ou laïques, trouve un nouveau champ de développement.


L’expansionnisme culturel français

Tandis que le besoin d’une langue étrangère évolue au gré de la politique du pays et de sa modernisation, l’expansionnisme culturel ou « messianisme » français va s’accroître, À une demande forte répond donc une offre équivalente qui va encore se renforcer tout au long de l’entre-deux-guerres, que ce soit par le biais des écoles françaises établies en Égypte ou par celui de l’enseignement du français dans les écoles gouvernementales égyptiennes.

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