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Gardes, Jean-Claude. « L’influence de la culture française sur les revues munichoises de la Belle Époque », Le Temps des médias, vol. 11, no. 2, 2008, pp. 57-71.
Plan de l’article
- La France, pays de la démocratie
- Attirance pour le mode de vie des Français
- La richesse littéraire et artistique de la France
- La place privilégiée des dessinateurs français
- La modernité artistique française
- Une vie littéraire intense
RÉSUMÉ
Les deux grandes revues satiriques allemandes de la Belle Époque, Jugend et Simplicissimus, ouvrent volontiers leurs colonnes à des auteurs et dessinateurs français dont la critique sociale et politique est fort appréciée. S’il y est fait régulièrement référence au mode de vie mais aussi à la vie politique ou culturelle de la France, la reconnaissance de l’influence française ne saurait cependant y être assimilée à de la francophilie béate et ces affinités électives ne sont pas toujours réciproques.
PREMIÈRES PAGES
En 1896 furent créées à Munich à quelques mois d’intervalle deux revues d’art et de satire, qui connurent un succès presque immédiat : Jugend et Simplicissimus. Nul ne savait encore au début de l’année 1896 à quel point ces deux feuilles allaient marquer la vie culturelle munichoise pendant de nombreuses décennies, jusqu’en 1940 pour la première, 1944 pour la seconde. C’est toutefois durant leurs vingt premières années, à la Belle Epoque, que Jugend et Simplicissimus ont exercé leur plus grande influence, l’une et l’autre – surtout la Jugend – perdant une grande part de leur qualité artistique et de leur mordant politique dès les premières années de la République de Weimar avant d’être contraintes de se soumettre aux injonctions de la politique nazie, à la censure nazie. Si aucune n’est jamais parvenue à égaler, même de loin, les tirages exceptionnels de l’organe satirique socialiste Der Wahre Jacob, elles ont toutes deux eu une audience remarquable, notamment le Simplicissimus, que bon nombre de personnes n’osaient acheter en raison de son caractère iconoclaste mais lisaient dans les cafés où il était présenté. Le Simplicissimus et la Jugend étaient au tournant du siècle des éléments essentiels et incontournables de la vie culturelle munichoise, bon nombre de leurs commentaires textuels ou graphiques faisaient l’objet de discussions et de débats animés.
Le succès initial est à mettre largement au compte des deux éditeurs, Albert Langen pour le Simplicissimus, Georg Hirth pour la Jugend, qui portaient tous deux un grand intérêt à la France. A vrai dire, cette curiosité pour la France et notamment sa capitale politique et culturelle ne leur était pas propre, elle s’inscrivait dans un mouvement général. Rappelons qu’à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle, alors que les échanges culturels et artistiques se multipliaient, Paris demeurait un pôle d’attraction pour bien des artistes allemands. 10 % des Parisiens étaient étrangers et parmi eux nombreux étaient les intellectuels, les écrivains et les artistes ; les Allemands étaient les plus nombreux, 33 000 selon Helga Abret, qui rapporte les propos suivants de l’essayiste viennois Stefan Grossmann en décembre 1897 : « Ah, ce n’est plus un plaisir d’écrire sur Paris. Dans tous les coins de Paris, cela grouille de littérateurs allemands, sur les boulevards, dans le quartier latin, à Montparnasse ; partout un écrivain viennois, berlinois ou munichois peut surgir de nulle part ».
Comme d’autres éditeurs de renom tels Rowohlt, Müller ou Piper, Albert Langen, le fondateur du Simplicissimus, connaissait bien la capitale française où, durant son premier long séjour de 1890 à 1895, il avait pris la décision de créer une revue satirique allemande. A Paris, Langen avait fait à cette époque la connaissance de Henri de Toulouse-Lautrec, Jules Chéret, Jean-Louis Forain, Hermann Paul, Adolphe Willette et Théophile Alexandre Steinlen, qui était le dessinateur phare du Gil Blas Illustré, revue qu’il admirait beaucoup. Il était entré en relation également avec des écrivains, des journalistes et tenta à cette époque de faire connaître en Allemagne les pièces de Henry Becque. C’est encore à Paris qu’il se rendit en exil en novembre 1898, à la suite du crime de lèse-majesté commis par la revue dans le célèbre numéro sur la Palestine où le dessinateur Thomas Theodor Heine et l’écrivain Franz Wedekind s’étaient moqués sans ménagement de l’empereur, qui avait assuré le sultan turc Abdul Hamid, responsable des massacres contre les Arméniens en 1895-96, de son amitié pour les musulmans.
Georg Hirth pour sa part était « à demi-français par [sa] mère chérie », et la revue qu’il fonde en 1896, Jugend, « Hebdomadaire illustré pour l’Art et la Vie », et dans laquelle il entend « aborder tous les domaines de la vie sociale, politique, culturelle, aujourd’hui de façon sérieuse, demain de façon humoristique et satirique », se présente selon Suzanne Gourdon comme une synthèse de la Revue Blanche et du Rire, « comme en témoigne la forte présence des collaborateurs de ces revues parisiennes dans les premiers numéros ». Cela dit, même s’il recherche ses modèles en France, Georg Hirth ne peut toutefois être taxé de francophilie béate, loin s’en faut.
Les affinités électives qui rapprochent les revues munichoises de la France et de sa culture et qui ont leurs racines dans la francophilie prononcée de l’un des directeurs des deux revues et dans l’ascendance française de l’autre se traduisent dans chaque numéro par des références constantes à la France. Dans chacune des deux revues, le lecteur constate rapidement que la France représente un pays auquel auteurs et dessinateurs aiment se référer. La part des contributions émanant d’artistes français, ou encore plus les comptes rendus ou analyses critiques d’artistes français ou de la vie française, s’avèrent globalement fort nombreux. En dépit du séisme causé par la guerre franco-allemande et les velléités de revanche affichées par la France de la Troisième République, la France demeure le pays par excellence par rapport auquel l’Allemagne, et peut-être tout particulièrement la Bavière, cherche à se poser, parfois, mais pas toujours, loin s’en faut, en s’opposant.
Cette remarque vaut pour tous les domaines de la civilisation française, au sens large du terme. Si la politique française fait l’objet de nombreuses remarques, il en est de même du mode de vie des Français ainsi que de leur culture artistique.
La France, pays de la démocratie
Sur le plan politique, la France a tenu jusqu’à la fin de l’ère bismarckienne une place prépondérante dans les préoccupations des satiristes et dessinateurs, fort sensibles à l’esprit de revanche développé dans maint milieu français, mais également toujours attirés par la culture de l’ennemi de 1870. L’intensité de leurs commentaires durant le Reich wilhelmien baisse sensiblement, signe d’une part d’une détente manifeste entre les deux pays, d’autre part d’une internationalisation des conflits auxquels la France n’est parfois qu’indirectement mêlée.
Des deux revues, c’est incontestablement la Jugend qui accorde de 1896 à 1914 la plus grande attention aux faits et gestes des hommes politiques français. Le Simplicissimus, fort francophile, très centré sur la politique intérieure allemande, n’évoque finalement – et logiquement puisque le premier objectif d’un artiste satirique est de tancer les dysfonctionnements observés – qu’assez peu la vie politique et sociale française jusqu’en 1910, date à partir de laquelle les tensions internationales gagnent en intensité, avec dès le début des années dix la seconde crise marocaine.
La revue ne s’attarde donc nullement sur le thème de l’instabilité politique française, stéréotype marqué de l’époque bismarckienne dans l’ensemble de la presse satirique allemande ; le scandale de Panama et l’affaire Dreyfus ne donnent lieu qu’à quelques commentaires, en faveur de Dreyfus, comme dans la Jugend. Dans les colonnes de cette dernière, satiristes et caricaturistes font preuve d’une certaine retenue dans leurs commentaires sur les péripéties de la vie politique française, même s’ils restent extrêmement sensibles aux marques encore nombreuses de germanophobie : ainsi lorsque Pierre Loti reproche en 1900 aux Berlinois leur effronterie, leur manque de poésie, leur application excessive, la saleté de leur ville, leur gastronomie primitive (choucroute et bière !) dans un article du Figaro, peut-on lire dans Pierre Loti in Berlin :
Verzichtet hat er mürrisch auf Museum
Und Galerie,
Er kehrte grollend schon vor der Entrée um
Herr Pierre Loti !
In Deutschland irgend was bewundern, wäre
Ja Blasphemie
Und eine Schmach für’nen Chauvin von Ehre,
Wie Pierre Loti !
Lorsque les tensions s’aviveront, Georg Hirth, lui-même, rédigera en 1913 un article virulent intitulé « Revanche für Sadowa ! », dans lequel il s’en prend vertement à la France belliciste, héritière des razzias (« Raubzüge ») de Napoléon et de la mégalomanie de son neveu, dans lequel il se réjouit également que la France, « ce peuple aimable » totalement sous la coupe de revanchards avides de gloire, ait été amputée de l’Alsace et de la Lorraine. Cela dit, comme le constate à juste titre Suzanne Gourdon, « la France est loin de constituer la cible préférée de la revue sur la scène internationale et les pages satiriques révèlent, entre 1898 et 1910, une amélioration relative dans la perception des relations franco-allemandes depuis le départ de Bismarck ». La Russie et l’Angleterre, qui apparaissent à cette époque aux artistes munichois comme les puissances les plus menaçantes, sont bien davantage diabolisées.
Et dans ce contexte, il est manifeste que, dans le Simplicissimus, mais aussi dans la Jugend, les considérations des artistes sont en partie dictées par l’image politique et sociale véhiculée encore par la France. La démarche comparative avec les alliés de la France et également avec le Reich wilhelminien, à domination prussienne, profite indéniablement à la France. La France demeure en dépit de ses errements le pays de la démocratie, de la Révolution, synonyme de liberté, une nation dotée d’un réel parlementarisme qui lui permet de chasser les hommes d’Etat qui lui déplaisent, une république qui mène avec succès un combat exemplaire dans le domaine religieux et en sort grandie. Fort anticléricaux, les artistes des deux revues, notamment ceux de la Jugend, saluent avec enthousiasme ce combat, comme dans ces vers de piètre niveau littéraire :
In allen andern Landen ringsumher
Liegt noch der Staat, der Riese, festgebunden
Am Boden, wie ein zweiter Gulliver
Vom Liliput der Kirche überwunden (…)
Du aber, Frankreich, hast zum erstenmal
Dich Deiner stolzen Kraft besonnen wieder (…)
Viel Glück dazu ! Und reines Feld gemacht !
Lass dich nicht wieder binden mehr und flechten !
L’image globale de la vie politique et sociale française s’avère finalement fort ambivalente dans la Jugend, qui, même si elle se méfie des intentions belliqueuses des chauvins français, prône malgré tout régulièrement la réconciliation franco-allemande, la réconciliation des peuples, moins toutefois que le Simplicissimus, qui voit en la France l’allié privilégié de l’Allemagne et ne cesse d’espérer, comme dans son numéro spécial de 1905 consacré à la paix avec son voisin occidental – numéro qui connut un franc succès non seulement en Allemagne, mais aussi en France -, de voir le Michel allemand épouser Marianne. Cette même année, la revue publie la très célèbre caricature de Wilhelm Schulz dans laquelle les époux Michel et Marianne se penchent sur le berceau de leur nourrisson.
Dans la presse munichoise, on ne peut en aucun cas parler durant la première décennie du vingtième siècle d’hostilité héréditaire. Le ton évoluera sensiblement durant les trois dernières années qui précèdent la guerre.
Attirance pour le mode de vie des Français
Lors de son premier séjour à Paris, avant la fondation du Simplicissimus, Albert Langen vivait en dandy une vie de bohème encore peu intéressé par les évolutions politiques de la France et de l’Allemagne. Ce fait explique sans aucun doute que les deux premières années de la revue, avant le procès contre le numéro sur la Palestine, soient encore peu tournées vers le commentaire de l’actualité politique et sociale. L’attrait de la France s’exerce sur Langen, comme sur bon nombre de ses collaborateurs – et cette remarque vaut sans aucun doute dans une large mesure également pour les artistes de la Jugend – surtout dans le domaine « culturel » : le mode de vie français, l’effervescence artistique française séduisent.
En raison de l’épanouissement de la satire de mœurs au tournant du siècle, le mode de vie des Français donne lieu à un nombre croissant d’observations. Dans ce domaine également, les représentations proposées ne se présentent pas comme une entité monosémique dans la presse satirique allemande.
Les Français sont d’une part ces Parisiens(ennes) futiles et frivoles qui ne pensent qu’à tromper leur conjoint(e), qu’à danser le french cancan, qu’à s’affubler des vêtements les plus fous, ce sont aussi fréquemment des gens vaniteux, irascibles, changeants, parfois enfin des dépravés, des ivrognes soumis aux mauvais coups des « apaches ». Mais le mode de vie français si souvent décrié fascine manifestement et les stéréotypes qui se veulent négatifs se muent très rapidement, notamment dans les deux revues munichoises, plus sensibles au « charme » français que leurs homologues berlinoises, en commentaires positifs : à la frivolité correspond alors la joie de vivre (des Français plus que des Parisiens), aux futilités de la mode l’élégance, à la vanité l’esprit, la finesse de la vie quotidienne et culturelle. Que de fois la Jugend propose-t-elle des illustrations peu caricaturales offrant un tableau nuancé, quelque peu idéalisé, de la vie de province ou de quartier à Paris : terrasses de café, rue commerçante, place bretonne, place de village… ! Que de fois également est-il question sans aucune ironie du chic des Français, de la charmante insouciance du peuple français, qui contraste avec le sérieux fastidieux des Allemands. Bien souvent, autant dans le Simplicissimus que dans la Jugend, les touristes allemands en vacances à Trouville, Deauville ou sur la côte d’Azur se singularisent par leur accoutrement ridicule :
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