
(CONCLUSION, p. 359-362)
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L’Angleterre n’eut donc pas toujours à s’enorgueillir de cet « isolement splendide » dont elle fut fière il y a quelques années. Si, au point de vue social, au point de vue politique, l’isolement n’est pas toujours aussi fécond, aussi sûr que le pensait un grand homme d’État anglais, de même, en littérature, il est dangereux, mortel presque, de s’isoler absolument. Suivant le mot de Gaston Paris, « s’enfermer dans ses frontières, c’est se condamner à se rabougrir et à s’étioler ».
Au XVIIe siècle, en tous cas, l’influence française pénétra, s’étendit en Angleterre et y rayonna puissamment, si les faits que nous avons cités sont bien exacts, si les documents que nous avons compulsés ont été interprétés par nous avec quelque clairvoyance et aussi avec impartialité. Cette influence porta à la fois sur la vie matérielle et sur la vie intellectuelle de la nation anglaise. Si l’on s’habilla à la française, si l’on chanta et dansa à la française, on s’appliqua aussi à devenir Français pour tout ce qui a trait aux choses de l’esprit. C’est à la France que les Anglais s’adressèrent pour l’organisation matérielle de leurs théâtres : premiers décors, danseurs et danseuses, chanteurs et cantatrices, acteurs et actrices vinrent de France. Nos livres français pénétrèrent partout en Angleterre. Ni nos historiens, ni nos prédicateurs, ni nos humoristes, pas plus que nos moralistes et nos philosophes, ne furent ignorés outre-manche. Corneille et Racine furent connus, traduits et imités à Londres. Nos romans obtinrent en Angleterre un succès presque égal à celui qu’ils avaient obtenu en France, et la tragédie anglaise avec Dryden et ses contemporains s’inspira de nos romans et de nos tragédies héroïques. Molière y fut mis au pillage. Avec une grande partie des œuvres françaises connues à cet le époque, la critique, représentée surtout par Boileau,Rapin et Le Bossu, passa en Angleterre et y fit autorité, amenant un changement profond dans la méthode et les habitudes littéraires d’alors. En littérature comme dans la vie mondaine, la mode française, déjà recherchée à l’époque de Chaucer, qui empruntait à Guillaume de Machault notamment nombre de sujets, une bonne part de son vocabulaire et quelque chose de sa métrique, s’imposa avec une autorité irrésistible. En tout, pour rester gentilhomme ou femme de distinction, poète dramatique en renom ou critique estimé, il fallut se parer à la mode de France. Période d’imitation sans réserve et de gallomanie aiguë !
Y a-t-il lieu pour l’Angleterre de regretter outre mesure cette hégémonie de la France qui s’exerça à Londres peut-être plus puissamment qu’ailleurs?
Si le goût et l’habitude des choses françaises avaient profondément entamé son originalité et défiguré en quelque sorte son génie national, elle pourrait, à bon droit, manifester ses regrets. Il n’en fut pas ainsi. Notre littérature put être fouillée en tous ses recoins : les œuvres aujourd’hui les plus obscures purent, à cette époque, être lues, traduites et commentées, nos romanciers français accueillis avec enthousiasme et nos poètes dramatiques traduits, mal imités ou pillés sans vergogne, tandis que nos critiques étaient consultés et élevés sur le pavois; les conversations purent, au café Will, rouler sur les lois de la poésie et les unités de temps et de lieu, il put y avoir un parti pour Perrault et les modernes, un parti pour Boileau et les anciens ; le vieux fond anglo-normand, comme on l’a constate après Taine, ne fut jamais gravement entamé : la littérature resta le reflet de la vie de la cour ; elle ne traduisit pas l’âme de la nation, elle manqua de caractère national. On suivit d’un œil attendri et d’un cœur ému les aventures d’une héroïne de roman ; Corneille, Racine et Molière furent imités ; sous l’influence de la critique française, le goût anglais se modifia assez gravement ; toutefois cette modification ne fut que passagère, et Shakespeare, à l’écart dans le silence, conserva ses dévots, en attendant sa réhabilitation définitive.
Mais si cette influence s’exerça surtout en surface, sans atteindre jamais aux profondeurs où se cachait, frissonnante, hors de toute atteinte, l’âme de la nation anglaise, faut-il conclure de là que cette influence fut, de tous points, stérile ou malfaisante ?
Qu’on n’en croie rien. De même que la société, en Angleterre, s’était affinée au contact d’une civilisation autre que la sienne et avait gagné en élégance en imitant les coutumes et la mode de France, de même, en littérature, l’action française fut également bienfaisante, au moins pendant la dernière période, quand nos critiques firent autorité à Londres. En tournant les yeux vers la France, où l’influence classique se faisait si vigoureusement sentir, où, à tout instant, on citait l’exemple de l’antiquité et ses règles infaillibles, les hommes de lettres, les poètes surtout, s’habituèrent peu à peu aux théories classiques ; ils ne songèrent plus à se tenir aussi complètement à l’écart du mouvement lancé par les Wilson, les Sidney, les Webbe, les Puttenhani, et ensuite par Ben Jonson lui-même. Athènes, Rome, Aristole et Horace les effrayèrent moins quand ils connurent, pour interprètes de l’antiquité, Boilau, Rapin et Le Bossu. Leurs yeux s’accoutumèrent d’abord au reflet de cette lumière, un peu surprenante au sortir de 1 ère shakespearienne, et la contemplation leur en devint ensuite plus facile. L’influence française a, en quelque sorte, accéléré la vitesse du courant classique qui coulait parallèle au courant romantique et s’attardait un peu depuis Ben Jonson. A la clarté des théories classiques que nos poètes et nos critiques se plaisaient à répandre, la littérature anglaise n’a pas laissé d’acquérir des qualités qui jusqu’alors lui faisaient défaut, chez ses prosateurs au moins autant que chez ses poètes, c’est-à-dire plus de limpidité dans la phrase, plus de concision dans les termes, plus de précision dans la pensée, plus de correction enfin dans le style. Ni la force, ni l’élévation, ni la splendeur même, ni l’originalité surtout, n’avaient manqué aux lettres anglaises. Ce qu’on pouvait souhaiter pour elles, c’était une construction plus logique, quelque chose de plus lucide, de moins recherché, de plus décent aussi, toutes vertus d’ordre éminemment classique. Si elles perdirent un peu de la hardiesse et de la spontanéité shakespearienne, elles gagnèrent des qualités d’ordre, de proportion, de mesure, de goût enfin, qui ne sont pas moins précieuses. La saveur de terroir, si marquée à l’époque de la reine Elisabeth, une fois atténuée mais non complètement disparue, la littérature anglaise, qui courait grands risques de rester longtemps insulaire, acquit une valeur didactique, une force d’expansion qui la rendirent bientôt européenne.
Et tandis que l’influence française persistait en Angleterre, s’affirmant chez les Pope et les Addison, chez Hume et Gibbon, chez Horace Walpole et chez Bolingbroke, soulevant les protestations, même d’Upton, au milieu du dix-huitième siècle’, cette littérature britannique, qui s’était inspirée de l’Italie, de l’Espagne et de la France, sortit de son isolement, passa « le ruban d’argent » et pénétra sur le continent. La France, en retour, ne tarda pas à s’éprendre des beautés anglaises et à devenir anglomane. Murait, Prévost, Voltaire se firent les vulgarisateurs de l’influence anglaise. Bientôt les Français s’enthousiasmèrent à la lecture de Pamela, de Clarisse Harlowe et de Grandissoriy tout comme les Anglais s’étaient, au siècle précédent, enthousiasmés de Cassandre et de Cléopàtre, du Grand Cyrus et de C/é//e. Richardson ne fut pas moins admiré en France que La Calprenède et Scudéry l’avaient été en Angleterre. Pendant tout le xviii® siècle, il y eut entre les deux pays une réciprocité d’influence vraiment remarquable.
Est-ce à dire que l’influence française ait, de nos jours, disparu ? Elle n’a pas cessé de s’exercer au delà de la Manche. S’il est parfois de bon ton en France, dans certains milieux masculins surtout, d’emprunter le plus possible aux modes anglaises, en revanche, les élégantes — et il y en a un grand nombre en Angleterre — accueillent encore avec empressement toute nouveauté parisienne et obéissent au moindre caprice de la mode française. Un coup d’œil aux devantures de Régent Street indique assez la nationalité des fournisseurs attitrés de l’élégance anglaise. Nul ne prétendra, d’autre part, que les vins de France et la cuisine française ne sont pas en grand honneur dans la haute société anglaise, tout comme au Café Royal l
Notre littérature, maintenant, n’est pas plus ignorée qu’autrefois. Alexandre Dumas a été lu avec autant d’intérêt en Angleterre qu’en France. Zola, traduit et discuté, n’a-t-il pas trouvé en George Moore un imitateur convaincu? Nos pièces de théâtre ne sont-elles pas aussitôt traduites et accueillies à Londres, depuis la Poupée, en passant par les œuvres de M. Sardou, jusqu’à celles de M. Rostand ? Nos artistes, peintres ou musiciens, nos grands acteurs ne franchissent- ils pas à tout instant le détroit? Gounod est-il moins connu et Sarah Bernhardt moins fêtée à Londres qu’à Paris? Pourrait-on prétendre aussi que ce grand acteur qu’était Henry Irving ne devait rien à Mounel-Sully? Ces temps derniers encore, la presse anglaise constatait l’afflux sans cesse plus considérable de mots français et s’en plaignait un peu. Ayant eu un instant, en matière économique, quelque tendance à renoncer au libre échange qui a fait sa fortune, l’Angleterre se convertirait-elle à un protectionnisme littéraire étroit et déprimant ? Qu’il n’en soit rien; qu’elle reste fidèle à son passé. Le protectionnisme ne saurait enrichir le trésor littéraire d’une nation. Il est à souhaiter au contraire que de grands et nouveaux courants littéraires, véhicules de la pensée, s’établissent entre les diverses nations, les pénètrent, les inondent, pour que la conception la plus généreuse, la forme la plus esthétique, l’idéal le plus élevé circulent sur ces u chemins qui marchent », parviennent chez les différents peuples et y soient acceptés. Le jour où, entre les divers modes de la pensée humaine, par conséquent entre les diverses littératures qui en sont l’expression, il n’y aura plus ces différences fondamentales, ces écarts choquants, ces arêtes aiguës, si j’ose dire, qui nous séparent; le jour où, par suite d’une pénétration constante et plus intime, sous la pression d’idées communes à un plus grand nombre, tomberont, en partie au moins, les hautes barrières qui tiennent encore divisés les différents peuples, vile ils se comprendront mieux et, à leur grande surprise, ils se haïront moins. Alors, peut-être, le moment sera-t-il venu de reprendre le beau rêve d’une littérature européenne où, communiant dans le même idéal, les peuples pareront d’une forme également pure, enfermeront dans un rythme également harmonieux, la même idée de justice et d’humanité.
Le 27 décembre 1903.
Le Doyen do la Faculté des Lettres de l’Université de Paris.
A. CROISET