source : http://journals.openedition.org/histoire-education/1232
Paul Aubin, « La pénétration des manuels scolaires de France au Québec », Histoire de l’éducation, 85 | 2000, 3-24. Paul Aubin, Centre interuniversitaire d’études québecoises, Université Laval
Plan
I. L’importation des manuels des frères au Québec
1. Importations en feuilles
2. Réimpressions intégrales
3. Adaptations
4. Importations de livres reliés
5. Auteurs français rédigeant au Québec
II. L’exportation de manuels : les facteurs d’une politique
1. Les raisons du soutien de la communauté
2. Obstacles et réserves
PREMIÈRES PAGES
Dans son aventure missionnaire, l’Église catholique, tout comme les autres, a vu dans l’école un moyen privilégié de répandre sa vision du monde. Non seulement elle a favorisé l’émigration, de l’Europe vers les nouvelles contrées, de structures déjà éprouvées pour favoriser cette expansion, mais elle a aussi exporté des instruments pédagogiques dont l’utilité était depuis longtemps éprouvée pour la transmission de la culture catholique d’expression française. Mais pourquoi un tel transfert lorsque le pays récepteur parlait la même langue et professait la même religion que le pays émetteur ? Collectivité majoritairement franco-catholique, le Québec avait-il besoin d’importer des manuels scolaires de France ? Or pendant deux cents ans, on y a utilisé dans l’enseignement pré-universitaire des centaines de livres publiés initialement en France. L’aventure, en terre québécoise, de la communauté des frères des Écoles chrétiennes illustre ce phénomène et fournit un certain nombre d’explications.
I. L’importation des manuels des frères au Québec
Fondée en France à la fin du XVIIe siècle, la communauté des frères des Écoles chrétiennes adresse son enseignement aux garçons des classes populaires en milieu urbain. Fortement ébranlée par la Révolution française, elle renaît dans le courant du renouveau religieux en France au début du XIXe siècle et se lance dans une politique d’expansion. En France, la communauté avait produit des manuels scolaires dès ses origines : on doit notamment à son fondateur, le chanoine rémois Jean-Baptiste de La Salle, entre autres publications, un Traité des devoirs du chrétien qui connaîtra 150 ans plus tard une grande diffusion au Québec en tant que livre de lecture.
À peine implantée à Montréal où arrivent quatre frères français en novembre 1837, la communauté fait publier un premier traité d’arithmétique au printemps 1838. Utilisant d’abord le réseau local des éditeurs-imprimeurs-libraires, elle s’identifie formellement comme maison d’édition en 1869 – la maison-mère de Paris attendra le début du XXe siècle pour se lancer dans l’édition, – se dote d’une imprimerie en 1890 et occupe durant la première moitié du XXe siècle une place de choix dans le monde de l’édition scolaire au Québec. À partir de 1960, sa maison d’édition, désormais identifiée sous le sigle Lidec, acronyme de Librairie des écoles, connaît de profonds changements, témoins des bouleversements de la société québécoise, jusqu’à sa liquidation, en 1985, en faveur de l’éditeur Guérin. Si les frères transplantés au Québec en viennent très tôt à rédiger et publier leurs propres manuels, il n’en demeure pas moins qu’ils peuvent compter sur un important fonds original en France – les publications de leurs confrères – et ils ne s’en privent pas. Cette présence au Québec du manuel d’outre-mer se présente sous différentes façons.
1. Importations en feuilles
On trouve trace, uniquement au XIXe siècle, de l’envoi d’une demi-douzaine de manuels rédigés par des frères français, imprimés en France et expédiés en feuilles pour être assemblés et reliés au Québec. Le frère Aidant, premier directeur à Montréal, écrit au supérieur général à Paris quatre mois après son arrivée : « J’ai fait part à Mr le Supérieur de St Sulpice, des raisons qui vous empêchaient de nous envoyer la Géographie ; il ne les trouve pas suffisantes pour priver nos jeunes Canadiens d’un aussi précieux livre ; en conséquence, il m’a prié de faire une nouvelle demande en feuilles, on supprimera avant de la faire relier, ce qui regarde la France et il fera imprimer une ou deux feuilles pour le remplacer, où il sera parlé avec développement de l’Angleterre et de ses possessions Américaines, Africaines, etc., ainsi que des États-Unis voisins du Canada. »
L’examen des exemplaires des Éléments de trigonométrie (1875) et de l’Arpentage – levé des plans (1875) conservés à la Bibliothèque nationale du Canada étaye cette hypothèse : le papier de la page de titre, sur laquelle apparaît le nom de l’imprimeur-libraire québécois Elzéar Vincent, est différent de celui du reste du livre et de qualité nettement inférieure ; dans les deux cas, le colophon indique « Tours, impr. Mame ». Mais cette pratique semble sur le point de disparaître dans les années 1880 et le supérieur local ne manque pas d’en souligner les inconvénients : « Si les ouvrages français pris en feuilles à Paris nous étaient cédés au même prix que nous pourrions les avoir en les imprimant ici, il nous en faudrait un stock considérable que nous ne saurions où loger ; les avaries, les déterriorations [sic] gâteraient un bon nombre de volumes, ce qui augmenterait le prix des autres ouvrages. » Indice à la fois du besoin de combler rapidement des vides, du manque d’auteurs locaux dans certaines disciplines pointues tout comme de l’exiguïté d’un marché ne justifiant pas l’investissement requis pour la réécriture de tels titres, ce type de présence du manuel français au Québec est occasionnel : il comportait trop de risques quant aux aléas de l’expédition par bateaux.
2. Réimpressions intégrales
C’est surtout par les réimpressions intégrales d’ouvrages de leurs confrères de France que les frères du Québec font sentir la présence de l’ancienne mère-patrie. Des 119 titres que la communauté publie au XIXe siècle, 26, soit 21 %, sont des réimpressions intégrales de manuels de France; et ce pourcentage grimpe à 38 % si l’on ne tient pas compte de certaines catégories de manuels – histoire du Canada, grammaire anglaise, etc. – qui ne pouvaient compter sur une source étrangère. Au XXe siècle, la situation change du tout au tout : des 295 titres que publie la communauté entre 1900 et 1965, 19 seulement sont des réimpressions en terre québécoise de manuels rédigés par leurs confrères de France, et encore la plupart l’ont-ils été durant la Deuxième Guerre mondiale.
Que la majeure partie des réimpressions de manuels de France se retrouve dans le secteur de l’enseignement du français n’a rien pour surprendre. Ainsi, les douze premières grammaires publiées entre 1842 et 1881 sont toutes des reproductions intégrales de manuels français ; un des quatre syllabaires (Syllabaire ou premiers exercices de lecture en rapport avec la méthode d’écriture des frères des écoles chrétiennes, 1875) et les deux premiers livres de lecture (Lectures instructives et amusantes, 1864, et Lectures courantes faisant suite au premier livre de lecture, 1875, auxquels il faut ajouter le Nouveau traité des devoirs du chrétien, 1841, toujours catalogué et utilisé comme livre de lecture) et leur seul dictionnaire (Petit dictionnaire ou lexique orthographique mis en rapport avec la dernière édition du dictionnaire de l’Académie, c. 1895). Du côté des mathématiques, la tendance à reproduire des livres de France est moins marquée : un manuel de calcul (Exercices de calcul sur les quatre opérations fondamentales de l’arithmétique, c. 1873) sur six, les cinq autres se présentant sous forme de cahiers d’exercices rédigés au Québec par un frère français, les deux premiers des onze manuels d’arithmétique (Nouveau traité d’arithmétique contenant toutes les opérations ordinaires de calcul […], 1838 et Nouvelle arithmétique analytique et synthétique des académies, des écoles modèles et commerciales […], 1858), les deux manuels de trigonométrie et d’arpentage déjà mentionnés tout en rappelant que, pour ces deux derniers, il s’agit vraisemblablement de manuels imprimés en France mais assemblés et reliés au Québec. La géographie ne fait l’objet que d’une réimpression intégrale de manuel français (Abrégé de géographie commerciale et historique, suivi d’un précis de cosmographie selon le système de Copernic […], 1842) – il pourrait s’agir du manuel de géographie dont le frère Aidant avait demandé, en vain semble-t-il, l’envoi en feuilles – alors que le seul traité rédigé en français sur l’histoire sainte au XIXe siècle (Cours moyen d’histoire sainte à l’usage des écoles chrétiennes, c. 1884) vient également de France. Il va de soi que les deux œuvres dues à la plume du fondateur – (Les règles de la bienséance et de la civilité chrétienne : publié deux fois au Québec avant l’arrivée des frères, ce texte sera ensuite systématiquement joint au Nouveau traité des devoirs du chrétien déjà cité) de même que la version anglaise de ce dernier (A new treatise of the duties of a christian, 1862) – quoique fortement remaniées, sont comptabilisées avec les publications d’origine française.
L’influence de la France dans les manuels scolaires de la branche québécoise diminue sensiblement au XXe siècle. Les chiffres, en nombre absolu, risquent de nous induire en erreur, car on passe de 23 réimpressions intégrales au siècle précédent à 19, d’où l’impression, à première vue, d’un continuum dans le rôle de la métropole (ce terme conserve son sens en ce qui regarde la communauté) ; dans les faits, il en va tout autrement : sur les 295 titres que publie la congrégation entre 1900 et 1965, les 19 manuels français réimprimés ou diffusés au Canada ne représentent plus que 0,06 %. De plus, 14 de ces 19 titres, publiés une première fois entre 1941 et 1942, le sont en conséquence des conditions du marché liées directement à la guerre et s’adressent à des niveaux scolaires que ne rejoignaient pas la plupart des publications antérieures des frères canadiens7 ; le Cours de géométrie publié en 1964 peut être rattaché au « cycle de guerre » car il s’agit, là encore, d’un manuel rédigé par leurs confrères de France, sauf que dans ce cas nous avons affaire à une coédition entre les maisons d’édition des frères de France et celle du Québec et dont l’impression est faite en France. Cet ensemble avait été précédé, en 1919, du Dictionnaire du bon langage du prêtre québécois Étienne Blanchard et du Petit dictionnaire français en 1922. N’a pas été retrouvé le manuel français dont les Exercices de calcul sur les quatre opérations fondamentales de l’arithmétique serait une copie conforme. Finalement, la procure de Montréal, sous la raison sociale Lidec, s’associe à Mame et Hatier, en 1967, pour publier un Dictionnaire usuel du français moderne – augmenté d’une section historique et géographique propre au Canada dont un des trois auteurs est le frère québécois Raymond Brisebois.
3. Adaptations.
Lire la suite : http://journals.openedition.org/histoire-education/1232#tocto2n3
.
.
.