source : www.persee.fr/
Waquet Françoise. La Lumière… vient de France. Le livre français en Italie à la veille de la Révolution. In: Mélanges de l’Ecole française de Rome. Italie et Méditerranée, tome 102, n°2. 1990. pp. 233-259.
www.persee.fr/doc/mefr_1123-9891_1990_num_102_2_4111
RÉSUMÉ
Ce rapport sur le livre français en Italie à la veille de la Révolution s’articule autour de quatre points principaux: les livres (importations, réimpressions, traductions, ouvrages en langue française, mais aussi en latin); le public; l’incidence de la censure; les grandes tendances de la production française dans la péninsule. Il en ressort une présence massive et, de surcroît, extrêmement diversifiée du livre français outremonts. Or, cette situation, telle que nous l’observons dans les années 80, n’est point originale; elle n’est que l’amplification d’un mouvement qui s’était dessiné dans la première moitié du XVIIIe siècle. Dans ces conditions, la réaction nationale qui caractérisa la culture italienne au lendemain de la Révolution serait non tant la conséquence de cet événement exceptionnel que le point d’aboutissement d’un mouvement quasi séculaire, d’où sa force et son intensité.
«LA LUMIÈRE. . . VIENT DE FRANCE» :
LE LIVRE FRANÇAIS EN ITALIE À LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION
TEXTE INTÉGRAL
«Neologismo straniero» : c’est par cette curieuse formule que Matteo Borsa caractérisait le goût dominant dans les lettres italiennes des années 1780, avant d’analyser une situation que nous qualifierions aujourd’hui d’acculturation. Selon lui, ses compatriotes s’étaient passionnés pour les ouvrages étrangers – et par étrangers, Borsa entendait avant tout français. Fascinés par ces nouvelles idoles, les Italiens avaient négligé, voire méprisé ce que leur pays avait produit et produisait. Ils étaient ainsi devenus des étrangers et d’esprit et de cœur. Rien d’étonnant alors à ce que leur propre culture leur parût inférieure et qu’ils s’en détournent au profit d’autres savoirs. À la base de ce processus qui à terme serait fatal au génie italien, il y avait, avec des milliers de livres venus d’au-delà des monts, le «flot» des traductions qui désormais submergeait presque la péninsule. Les mêmes métaphores de déluge et d’inondation se retrouvent chez bien d’autres auteurs italiens, à commencer par les prédicateurs, pour décrire une situation qui se caractérisait par «le fanatisme pour les ouvrages d’origine étrangère » et qui se traduisait par la présence massive de ces mêmes livres dans la péninsule1.
Or, au-delà de considérations générales ou, au contraire, d’études ponctuelles, un tel phénomène demeure fort mal connu. De surcroît, il est aujourd’hui encore malaisé à saisir, du moins, pour qui souhaite l’appréhender dans la diversité de ses aspects. C’est que d’abord l’Italie typographique du second Settecento demeure une terra incognita ou peu s’en faut : livres et lecteurs, imprimeurs et libraires ne sont le plus souvent que de pâles fantômes, de simples abstractions. Seule Venise fait ici exception : encore ignore-t-on ce qui s’y imprimait précisément au dernier siècle de l’Ancien Régime. Le bilan est à peine plus satisfaisant lorsqu’on considère le cas particulier du livre français. Les travaux de Franco Piva pour l’aire vénitienne, des bibliographies spécialisées consacrées à différents genres littéraires fournissent des informations solides. Elles ne font que mieux ressortir l’ignorance où l’on se trouve plongé dès que l’on aborde d’autres domaines du savoir, dès que l’on dépasse les confins de la Serenissime République.
Par ailleurs, l’historiographie relative au XVIIIe siècle italien, volontiers «illuministica», a accordé une attention privilégiée au dialogue entretenu par l’Italie avec les formes les plus novatrices de la culture étrangère des Lumières, avec ses plus illustres représentants. De fait, les études ne manquent pas sur la fortune italienne de Montesquieu, Rousseau, Voltaire ou Helvétius, pour ne citer que les «maggiori», sur celle de ce livre-symbole que fut l’Encyclopédie. Cette orientation même de l’historiographie excluait presque que l’on accordât quelque attention à ceux qui ne se situaient point dans la mouvance des Lumières. Dans ces conditions, l’équation qui a souvent été posée – implicitement, il est vrai – entre livre français et livre éclairé n’est-elle pas à réviser? Cette révision n’est- elle pas le gage d’une vue à la fois plus ample et plus nuancée de la culture italienne, en rappelant des noms, des œuvres, des tendances jusqu’ici oubliés, ignorés, ou occultés?
Si la bibliographie existante ne facilite point notre entreprise, celle-ci, en outre, porte en soi bien des difficultés. Le livre français n’est pas en effet un objet aussi facile à cerner qu’il y paraît. Sous cette dénomination simple se cache une réalité bien plus complexe.
Elle comprend d’abord, et naturellement, les livres venus de France. En 1777, les libraires parisiens avaient 147 correspondants en Italie. En outre, en dépit de la concentration parisienne de l’industrie typographique, les Lyonnais conservaient encore des relations d’affaires avec l’Italie, achetant des livres dans la péninsule et y vendant non seulement des productions de leurs fonds, mais aussi des ouvrages qui transitaient par leurs mains.
C’est que désormais un livre français sur deux s’imprime hors du Royaume. Acheminées à l’occasion par les Lyonnais, les productions françaises sorties des presses périphériques parvenaient aussi directement en Italie. Ainsi, à la douane de Venise arrivaient des ouvrages en provenance d’Allemagne, de Hollande et de Suisse; ainsi, les «livres gaillards et philosophiques» que Filippo Buonarroti débitait à Florence en 1786 venaient en partie de Lausanne; ainsi, la Société typographique de Neuchâtel eut dans toute la péninsule des clients nombreux pour l’Encyclopédie, les écrits des philosophes matérialistes, mais aussi, tel le libraire Storti, pour des livres hautement respectables. Neuchâtel ne se bornait pas à écouler ses propres productions, elle expédiait à ses partenaires italiens des ouvrages imprimés ailleurs. Les Genevois entretenaient également avec l’Italie un commerce qui, s’il connut son apogée dans les années 1720-1760, ne continuait pas moins d’être actif dans les dernières décennies du siècle. Entre 1759 et 1785, le Genevois Gosse eut trente-sept correspondants dans la péninsule. Pour les mêmes années, Georges Bonnant fournit des exemples de libraires de Gênes, Modène, Parme et Sienne débitant dans leurs boutiques des impressions de Genève. Dans leurs exportations vers l’Italie, les Genevois ajoutaient aux productions locales, des ouvrages imprimés ailleurs. Ainsi, dans les années 1778, Cailler envoya à la Nouvelle Société littéraire et typographique de Naples de nombreux exemplaires des Épreuves du sentiment de Baculard d’Arnaud, publié à Neuchâtel; en 1785, Gosse offrait à Conton de Gênes les œuvres complètes de Voltaire dans l’édition de Kehl et dans la contrefaçon de Bâle; la même année, le même libraire expédiait à son confrère Pini de Bergame «des livres gaillards» qu’il avait achetés en France.
On ne possède aucune estimation chiffrée de ces importations, si l’on excepte les livres officiellement entrés à Venise. Dans cette ville, il arriva entre 1750 et 1790, 60.000 titres environ; 10.000 correspondent à des ouvrages français ; ainsi un livre sur six entrant ouvertement à Venise est en français. C’est là, sans nul doute, l’indice d’importations massives. Autre preuve concordante : la rédaction par des libraires de la péninsule de catalogues spécialement consacrés au livre français, tels la Collection de livres françois qui sont à vendre dans les bibliothèques de Dominique Terres (Naples, 1782), le Catalogue des livres françois qui se trouvent chez la Nouvelle Société littéraire et typographique de Naples (1787), le Catalogue des livres philosophiques et gaillards que Filippo Buonarroti publia à Florence en 1786 et qui se terminait par cette formule aussi éloquente que maladroite : «On reçoit de chez nous des commissions tout livre françois que ce soit». À défaut de dresser une liste particulière, des libraires signalaient dès le titre même de leurs catalogues la présence de livres français dans leurs boutiques, ou bien annonçaient qu’une section était expressément consacrée à ces ouvrages. Ainsi, le catalogue qu’Antonio Zatta publia en 1780 se terminait par un «parvus index librorum gallica lingua conscriptorum ».
La présence de libraires français dans plusieurs villes de la péninsule – Turin, Milan, Gênes, Florence, Parme, Pérouse, Bologne, Rome, Naples, Palerme – atteste encore que le livre français était une marchandise d’un bon débit. Précisons, toutefois, que ces libraires, généralement jugés ignorants, mais fort habiles marchands, ont peut-être moins promu le livre français en Italie qu’ils n’ont profité de son succès pour en faire le commerce.
Encore pour estimer ces importations à leur juste mesure faut-il inclure les ouvrages dus à des auteurs français et publiés en latin. Les mentions de livres en cette langue que l’on relève dans les catalogues des libraires italiens, ainsi que les indications que Georges Bonnant fournit à ce sujet dans son étude sur les échanges commerciaux entre Genève et l’Italie, laissent penser que le livre latin – en particulier dans le secteur religieux – se vendait encore bien.
À ces importations s’ajoute naturellement ce qui s’imprimait en Italie même. Le livre français était une marchandise qui se vendait bien, au point qu’on allât jusqu’à attribuer une origine française à des productions italiennes pour leur assurer des lecteurs. Il y avait donc entre les traductions et les réimpressions un marché à prendre pour les imprimeurs de la péninsule. Les Vénitiens, en particulier, lors de la crise qui secoua leur industrie typographique dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, virent là une planche de salut et se firent un point fort de la réimpression des ouvrages français en langue originale ou en version italienne. De fait, Venise s’acquit la première place pour les traductions du roman et du théâtre français; cette prééminence se trouverait certainement confirmée si l’on étendait l’enquête à d’autres disciplines. Ailleurs dans la péninsule, bien des imprimeurs se lancèrent dans la réimpression d’ouvrages français. Naples et Rome, Lucques et Florence, Padoue et Gênes furent probablement les lieux d’édition les plus importants à cet égard; toutefois, même dans des cités sans grand dynamisme editorial, telles qu’Ancône ou Brescia, on mit sous la presse des ouvrages français. Ces publications devaient être fort rentables étant donné la concurrence à laquelle parfois les imprimeurs se livrèrent. Le Cours d’agriculture de l’abbé Rozier fut imprimé simultanément à Lucques et à Naples; deux traductions des Lois civiles de Domat parurent concurremment à Naples à la veille de la Révolution; pour l’édition de l’Histoire ecclésiastique de Fleury qu’il publia à Gênes, Olzato aurait, selon, ses détracteurs, pillé la traduction donnée par les Vénitiens. La fortune editoriale de l’Encyclopédie illustre parfaitement la lutte que se livraient les imprimeurs italiens pour reproduire un ouvrage dont le succès était probable. Dès 1751, les Vénitiens avaient obtenu un privilège pour réimprimer un ouvrage qu’ils pensaient être non le dictionnaire de Diderot et d’Alembert, mais la Cyclopaedia de Chambers corrigée et augmentée. Les éditions en français réalisées successivement à Lucques et à Livourne ne mirent pas fin aux projets; peut-être même leur réussite les stimula. En 1774, Zatta de Venise pensait à une traduction italienne qui aurait repris les notes de l’édition de Livourne. En 1781, Stecchi de Florence lançait un projet similaire; toutefois cette traduction aurait été fondée non sur l’édition de Paris, mais sur celle de Lausanne. Au même moment, son ancien associé Del Vivo se proposait une entreprise analogue. À peine parue, l’Encyclopédie méthodique attira l’attention d’imprimeurs italiens qui virent dans cette nouvelle publication une bonne affaire en perspective; dès la fin de 1782, Manfré obtenait un privilège; son concurrent malheureux, le Vénitien Formaleoni, faisait alliance avec le Siennois Bindi pour tenter de reprendre l’initiative; mais, en vain. En janvier 1784, le premier volume sortait des presses du Séminaire de Padoue.
Il ne faudrait pas pour autant croire que les imprimeurs italiens se lançaient tête baissée dans l’aventure des réimpressions, en particulier lorsqu’il s’agissait d’ouvrages en plusieurs volumes. Dans bien des cas, ils s’assuraient financièrement en lançant une souscription. Par ailleurs, des rééditions ne furent entreprises que sur le conseil de personnes autorisées. Ainsi, les Lucquois Trenta et Bonsignori sollicitèrent l’avis de Salvatore Venturini et du très savant Tiraboschi avant de mettre sous presse l’édition des œuvres complètes de Théodoret par le Père Sirmond, l’Histoire ecclésiastique de Racine ou le Cours d’agriculture de Rozier. Enfin, pour des publications monumentales, il arriva que l’on ne donnât d’abord qu’une édition partielle, avant de publier, une fois le succès venu, l’ensemble de l’ouvrage. Ce fut, par exemple, le cas de l’Histoire naturelle de Buff on dans la traduction donnée par Galeazzi de Milan.
Ainsi, les presses italiennes contribuèrent-elles à la diffusion du livre français dans la péninsule. Il en sortit, avant tout, des traductions, un véritable torrent, selon les contemporains. Celles-ci n’étaient point dans l’ensemble d’une grande qualité. Elles étaient souvent bâclées : c’est que la demande était grande et la concurrence forte; de surcroît, les imprimeurs se contentaient de traducteurs médiocres ou hâtifs afin de contenir les coûts de la publication. Aussi, les fautes de traduction ne manquent-elles pas, ni d’ailleurs les gallicismes. Les œuvres littéraires et les ouvrages techniques étaient sur ce point également traités. Le traducteur du Dictionnaire abrégé d’antiquités de Monchablon n’avait guère fait preuve de zèle : il avait laissé toutes les mesures en français. Il arrivait que ceux-là mêmes qui devaient tourner une œuvre du français en italien ignorent, ou presque, la première langue. Carlo Gozzi rougissait de la version italienne qu’il avait donnée dans sa jeunesse du Pharsamon de Marivaux : «première traduction du français que je fis avec la seule aide de la grammaire et du dictionnaire afin de m’exercer pour arriver à comprendre cette langue»; et il rougissait d’autant plus que cette traduction avait été imprimée.
Quels que fussent leurs défauts ou leurs qualités, ces traductions se voulurent souvent une adaptation au goût, à l’usage italien. Les œuvres théâtrales en fournissent de nombreux exemples. Le respect de l’œuvre originale ne fut point strict. Les cinq actes furent parfois réduits à trois; des personnages, des scènes, des épisodes furent ôtés ou, au contraire, ajoutés ; de même, pour répondre au goût du public, on intercala dans les tragédies des épisodes comiques, et on alla jusqu’à concevoir une nouvelle fin qui terminât heureusement la pièce : ainsi, dans la traduction que Francesco Albergati donna de Vlphigénie de Racine (1764), il ajouta une scène finale où étaient célébrées les noces de l’héroïne avec Achille. À l’occasion, on écarta ou on modifia des passages qui étaient jugés irreligieux ou susceptibles de créer des difficultés avec les autorités. La version que Carlo Gozzi donna du Fayel de Baeulard d’Arnaud (1772) était dans l’ensemble fidèle à l’œuvre originale; cependant, à l’acte V, le traducteur avait opéré quelques modifications afin d’éviter tout problème avec la censure.
À côté de traductions, les presses italiennes reproduisirent aussi des ouvrages en français. Le Télémaque de Fénelon et le Catéchisme de Gour- lin, l’Encyclopédie et le Temple de Gnide, le Journal des Journaux et l’Histoire romaine de Rollin, autant d’ouvrages, relevant des genres les plus divers, et qui furent réimprimés partout dans la péninsule, à Venise, bien sûr et principalement, mais aussi à Naples, à Bologne, ou en Toscane. Certaines de ces réimpressions – en particulier pour des ouvrages interdits ou suspects – parurent sous une fausse adresse; ce fut d’ailleurs là une pratique courante et officielle à Venise. Or, un tel déguisement ne se laisse pas toujours aisément percer et ce, finalement, au détriment de l’édition italienne. Ainsi a-t-il fallu attendre 1975 pour que soit rendue aux presses de Livourne et plus précisément à Giuseppe Aubert une édition du Contrat social publiée en 1762 sous l’adresse d’Amsterdam.
Ces réimpressions témoignent assurément d’une bonne connaissance du français dans la péninsule; d’ailleurs, on jugeait cette langue «commune» dans les milieux cultivés et dans les collèges des Jésuites la majorité des élèves suivait des cours de français. Cependant, tout «reprint» ne saurait être considéré comme un pur hommage à notre langue; à l’occasion, il traduit l’échec de projets plus ambitieux. Le Cours d’agriculture de l’abbé Rozier qui parut à Lucques à partir de 1786 reproduisait exactement l’édition originale; ce n’était là, en fait, que le dernier avatar d’un ample projet formé trois ans plus tôt : on avait d’abord envisagé une traduction complète avec des additions relatives à l’agriculture italienne, puis une réimpression avec une traduction des seuls termes techniques et des notes dues à des spécialistes, avant de se résoudre, face à des difficultés matérielles, à une simple réédition.
Parmi ces réimpressions réalisées en terre italienne, on doit compter des œuvres en latin, dans le domaine juridique mais surtout en matière théologique. À Naples, on réédita les œuvres de grands juristes français, Cujas, Godefroy, Dadin de Hauteserre. Les Pères de l’Église continuèrent à être réimprimés dans les éditions qu’en avaient données les mauristes et la fortune de l’érudition ecclésiastique française ne se démentit pas : les écrits de Noël Alexandre, de Dom Calmet, de Claude Fleury, du Père Petau ou de Bernard Lamy furent encore réédités, principalement à Venise, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Enfin, en 1789, paraissait à Naples la réimpression de l’ouvrage qui avait symbolisé la force et l’originalité de la méthode critique française, le De re diplomatica de dom Jean Mabillon.
Traductions ou réimpressions, des éditions italiennes s’accompagnèrent parfois de notes. Celles-ci remplissaient plusieurs fonctions : d’explication, de correction, d’atténuation, de moralisation. Les exemples ne manquent pas que l’on pourrait emprunter aux œuvres romanesques aussi bien qu’aux écrits philosophiques ou religieux. Bornons-nous au cas de l’Encyclopédie dans l’édition lucquoise. Des notes ont été ajoutées pour corriger des affirmations peu agréables à des lecteurs italiens, pour fournir des compléments relatifs à la civilisation italienne, pour, comme le disait l’un des annotateurs, «honorer l’Italie trop délaissée par les Français». D’autres notes avaient, elles, pour objet d’atténuer, voire de réfuter des propos trop audacieux en matière philosophique ou religieuse. Pour les Lucquois, Y Encyclopédie était avant tout une somme de savoir et ils s’appliquèrent à exagérer encore ce caractère en désamorçant toute charge polémique.
De même, des éditions italiennes furent dites augmentées. C’est là une affirmation qui ne doit être accueillie qu’avec la plus grande prudence, comme nous l’enseignent, par exemple, les études menées par Paolo Zolli sur les dictionnaires traduits du français. Rares, par ailleurs, furent les cas – et le contexte économique n’y prêtait guère – tel que celui du Napolitain Galanti prenant contact avec l’auteur français dont il envisageait de rééditer l’ouvrage, pour en obtenir un supplément.
II arriva, enfin, que des ouvrages français ne furent pas réédités en Italie dans la forme qui était originellement la leur. Ainsi, l’on publia, en Vénétie notamment, des extraits de l’Encyclopédie de façon séparée ou en anthologies; ainsi, des œuvres françaises entrèrent en partie ou en totalité dans les collections, un genre qui connut, semble-t-il, une certaine faveur dans l’Italie des années 1780, aussi bien dans le domaine de la littérature que dans ceux de la politique ou de la religion.
Ce développement sur la présence multiforme du livre français dans l’Italie du second Settecento ne saurait passer sous silence le rôle médiateur que la France joua à l’égard des littératures du nord. Celles-ci, comme l’a montré Paul Hazard dans un article devenu classique, ne furent connues dans la péninsule que par le biais de traductions françaises, en fait des adaptations. De surcroît, c’est souvent à partir de la version française que s’opéra la traduction italienne. Les Nuits de Young fournissent un exemple éloquent. Le traducteur français, Le Tourneur, avait réordonné l’œuvre ; il avait voulu, selon ses propres mots, « tirer du Young anglais un Young français qui pût plaire à ma nation». Loschi qui donna la deuxième édition italienne, présentait sa version comme originale, avant d’avouer: «Comme je ne sais pas un mot d’anglais, j’ai dû, bon gré mal gré, m’attacher pas à pas à la traduction de M. Le Tourneur. . ,». Ce rôle d’intermédiaire, plus ou moins fidèle, que la France joua à l’égard des littératures allemande et surtout anglaise, elle le remplit aussi dans d’autres domaines. Les œuvres de Locke apparaissent dans les catalogues des libraires italiens dans leurs éditions en langue française, et des dictionnaires anglais, tel celui de James Robert pour la médecine, furent traduits en italien à partir de la version qui en avait été précédemment faite dans notre langue.
Le livre français, ce fut donc des ouvrages imprimés en France, mais aussi hors du Royaume, en Allemagne, en Hollande, en Suisse, ainsi qu’en Italie. Ce fut des ouvrages en langue française, mais aussi des traductions en italien et encore des écrits en latin. Ce fut enfin le véhicule de cultures ne relevant pas de la seule France. De cette multiplicité de formes, de provenances, de références, on peut sans grand risque conclure à une présence massive de tels livres dans la péninsule; on est toutefois dans l’impossibilité d’en donner une estimation chiffrée.
Tout aussi vague demeure le public de ces ouvrages. Combien étaient- ils à acheter et à lire des livres français à la veille de la Révolution? On ne sait que penser du chiffre de 150.000 personnes avancé par Giovanni Ristori, comme estimation de la classe cultivée – la connaissance du français entrant dans ce calcul.
Selon ce même auteur, ces 150.000 personnes se répartissaient ainsi : 20.000 dans le Royaume de Naples, 25.000 dans l’État pontifical, 30.000 dans la République de Venise, 20.000 en Toscane, 40.000 en Lombardie et 15.000 en Piémont. C’est donc dire que le livre français aurait eu des lecteurs dans toute la péninsule. Cette distribution harmonieuse offre un contraste singulier avec la représentation cartographique des correspondants italiens des libraires parisiens dans les mêmes années. Ces derniers n’avaient en 1781 que 20 clients au sud de Pérouse sur un total de 115; c’est dire que la concentration était forte dans le centre-nord. Bien sûr, il faut tenir compte d’autres voies d’approvisionnement, ne pas négliger des circuits de redistribution à l’intérieur de la péninsule, penser, par exemple, au rôle que les foires de Sinigaglia continuaient encore à jouer entre le nord et le sud de l’Italie. Toutefois, cette répartition inégale des clients italiens des libraires parisiens, si elle diffère de la distribution opérée par Ristori, coïncide, par contre, très exactement avec les conclusions qui ont été tirées d’études sur la provenance géographique des lettrés des XIVe-XVIe siècles, sur l’implantation des ateliers d’imprimerie au Cinquecento, sur des souscriptions à des publications savantes dans les années 1740-1769. On dessine toujours une même carte opposant une zone dense – le triangle Turin- Venise-Florence – à une aire semi-désertique ponctuée par les îlots de Rome, Naples et Palerme. Le public du livre français, comme les lecteurs en général ainsi que les auteurs et les éditeurs se recrutait majoritairement dans le centre-nord de la péninsule et aurait été donc beaucoup moins nombreux dans les régions méridionales? La question est ouverte.
Comme l’est, dans l’état actuel des recherches, toute interrogation sur la distribution sociale de ce même public. Des livres français se trouvaient entre les mains de nobles, d’ecclésiastiques, de médecins, d’avocats, de notaires, de marchands, voici la conclusion qui ressort d’une étude d’ensemble sur les bibliothèques de Plaisance, voici ce que nous enseignent des monographies consacrées à des collections privées ou publiques, qu’elles appartiennent à des séminaires, à des couvents ou à des paroisses. Autant de considérations très générales qui renvoient, en définitive, à une classe cultivée, à vrai dire à des lecteurs escomptés.
Ces études, toutefois, ne nous apprennent pas grand chose sur un public mondain qui fit, semble-t-il, le succès en Italie du roman français. Les traducteurs, eux, ne manquaient pas dans leurs préfaces de s’adresser aux «galantuomini» et surtout au «bel sesso» à qui ces ouvrages étaient, en quelque sorte, destinés. Lire la Nouvelle Héloïse et posséder un portrait de Rousseau représentait pour une femme du monde le comble de la distinction et de la modernité.
Par ailleurs, les catalogues des libraires italiens, riches en ouvrages pédagogiques, manuels de civilité et livres de lecture attestent l’existence d’un public d’enfants aussi important que méconnu. Qui furent les lecteurs qui firent de la Géographie des enfants de Lenglet-Dufresnoy et du «Portoreale», c’est-à-dire de la méthode latine de Lancelot, des «best-sellers» de l’édition scolaire? Qui sont ces fillettes, adolescentes et jeunes dames qui se passionnèrent en Italie pour les Magasins de Madame Le Prince de Beaumont? Et qui sont ces petits Italiens qui écoutèrent leur mère ou leur gouvernante leur lire les Hochets moraux, «des contes pour la première enfance»?
Avec ces jeunes lecteurs, avec les mondains qui firent la fortune du roman français, on ne quitte pas une élite sociale et culturelle. Toutefois, les ouvrages jansénistes largement diffusés en Piémont et en Toscane fournissent l’exemple d’un public socialement plus diversifié. En Toscane, Scipione de’ Ricci, évêque de Prato et de Pistoia, fit venir des milliers d’ouvrages de l’étranger, mais encore traduire et imprimer les livres qu’il jugeait indispensables à l’instruction des prêtres et des fidèles : des catéchismes, des histoires ecclésiastiques, ainsi que des opuscules bien plus modestes, tel le Trattenimento di Cristina e di Pelagia, maestre di scuole sulla lettura delle Epistole e Vangeli nelle domeniche e feste. Autant de «livres d’or» que le prélat s’employa à diffuser dans les campagnes toscanes, recommandant à ses prêtres d’en faire la lecture à leurs fidèles, leur suggérant, à l’occasion, d’exercer les petits enfants qui venaient apprendre à lire à la paroisse, sur le «Royaumont», puis sur quelque chapitre de Mésenguy.
Ces ouvrages jansénistes nous introduisent tout naturellement à l’un des problèmes que l’on ne peut pas éluder lorsqu’on parle de livres dans l’Italie de l’Ancien Régime : celui de la censure.
Livres impies et licencieux, écrits philosophiques et matérialistes, ouvrages religieux condamnés par Rome ne sont point rares dans les bibliothèques. À en croire Casanova, les œuvres les plus audacieuses des Lumières françaises étaient «entre les mains de tous» dans la Venise des années 1780 : c’était, entre autres, le Dictionnaire philosophique, Y Emile, l’Esprit, le Christianisme dévoilé; s’y ajoutaient encore, en grand nombre, des livres licencieux – «pessimi», selon Casanova -, dont le Portier des chartreux et autres «classiques» de la littérature libertine. Des ouvrages interdits en matière philosophique ou théologique se trouvaient également dans les bibliothèques de Vicence étudiées par Franco Piva, chez le prince Biscari de Palerme, dans les collections possédées par le collège Alberoni de Plaisance ou par l’abbaye bénédictine de Classe. Ils figurent, à l’occasion, dans les catalogues des libraires. Ainsi, en 1785, à Naples, Giuseppe Maria Porcelli vendait notamment l’Encyclopédie, la Bible de Genève, les Lettres persanes, l’Esprit des lois, en français et en italien, le Système de la nature du baron d’Holbach. Bien plus, de tels ouvrages furent parfois réimprimés dans la péninsule, tels Bélisaire de Marmontel, le Contrat social ou le Catéchisme de Mésenguy.
Ces quelques exemples, à eux seuls, amèneraient à penser que la censure n’était peut-être pas aussi sévère qu’on ne l’a dit, qu’on ne l’a cru. Une telle impression est, en fait, confirmée par les études nombreuses qui ont été menées ces dernières années sur l’imprimerie vénitienne. Assurément, les lois étaient nombreuses dans la Serenissime République; en théorie, aucun «mauvais livre» n’aurait dû entrer. Les faits, toutefois, traduisent une réalité bien différente. Entre 1769 et 1790, seuls 114 titres français furent arrêtés aux douanes sur les quelque 6.000 qui y furent présentés; la liste des livres absolument interdits dressée en 1772 par les Riformatori dello Studio di Padova, c’est-à-dire les magistrats qui avaient la haute main sur la police du livre, ne comprenait que 14 titres; enfin, la pratique censoriale des autorités vénitiennes révèle tout au long du second Settecento bien des hésitations, bien des contradictions. La situation vénitienne n’aurait pas été exceptionnelle si l’on en croit les réflexions plus générales du libraire Rondi, qui pourtant eut souvent maille à partir avec les autorités. «L’Italie», écrivait-il en 1779, «est un pays où il y a mille risques et mille rigueurs imprévues. Tantôt on vend librement, tantôt est défendue même une histoire littéraire; dans un pays, un magistrat permet tout pendant six mois et, pendant six autres, défend tout. Dans un autre, un évêque défend tout; dans un autre tout est permis ; là, il y a un inquisiteur très rigide, icy, il y en a un autre très commode; nonobstant toutes ces apparences, il n’y a pas de pays au monde où l’on fasse tout ce qu’on veut comme en Italie».
De ce texte, il ressort, en outre, que dans les États italiens la censure était exercée concurremment par plusieurs autorités, des magistrats nommés par le prince, l’évêque du lieu, l’inquisiteur dépendant de Rome. Sans entrer ici dans la description et l’analyse de situations aussi complexes que mobiles, on se bornera à souligner quelques principes qui réglèrent la politique des États. La défense des droits du prince face à Rome rejaillit naturellement dans la pratique de la censure et elle se traduisit par une marginalisation de l’inquisiteur, ainsi que par le refus de faire toujours droit aux interdits fulminés par Rome. Cette politique d’inspiration régaliste et anti-curialiste reposait encore sur la conviction de plus en plus répandue dans les milieux intellectuels que les décisions de Rome en la matière ne faisaient point autorité. Ainsi, Pelli Benciveni, après avoir évoqué les bûchers de livres du XVIe siècle, ajoutait : «Nous ne serions pas aujourd’hui aussi dociles aux ordres du pape, parce que nous ne saurions nous persuader qu’il a autant d’autorité qu’il ne s’en arroge».
À ces conditions politico-intellectuelles, s’ajoutaient des impératifs économiques. L’imprimerie et la librairie étaient des secteurs à protéger et à encourager. Ainsi, les magistrats vénitiens s’employèrent-ils à garantir les industries locales de la concurrence étrangère, mais aussi accordèrent-ils la permission d’imprimer – au besoin sous une fausse adresse – à des ouvrages qui n’étaient pas des plus conformistes. Dans la Toscane de Pierre-Léopold, les autorités politiques s’opposèrent à l’occasion aux prétentions de l’inquisiteur; y faire droit, c’eût été «abattre ce petit commerce d’imprimerie qui est le nôtre et qui se maintient à grand peine».
Enfin, les censeurs distinguèrent communément deux catégories de lecteurs : les «colti» et le «volgo». Les premiers, munis de «spirito di discrezione», pouvaient tout lire ou presque; les seconds, les «persone idiote», devaient être protégés des ouvrages dangereux, en particulier des romans, livres de lecture facile où pouvaient se glisser, sans qu’il y parût, des idées séditieuses ou des pensées libertines. Par ailleurs, ceux-là pouvaient obtenir de Rome et, plus précisément dans la seconde moitié du XVIIIe siècle de l’inquisiteur local, la permission de lire et de posséder des livres interdits. On ne dispose malheureusement d’aucune étude qui nous informerait sur les conditions de délivrance de telles autorisations, sur leurs bénéficiaires. Probablement advint-il en Italie ce qui se passa dans l’Espagne de Charles IV où ces fameuses permissions – individuelles et collectives – furent l’une des brèches par lesquelles s’engouffrèrent bien des ouvrages interdits.
De façon générale, les conclusions qui ont été tirées de la situation espagnole pourraient être appliquées mutatis mutandis à l’Italie du second Settecento. Des deux côtés de la Méditerranée, ni l’Inquisition, ni la censure d’État ne constituèrent des barrières imperméables et les livres interdits se retrouvèrent dans les mains de ceux qui disposaient des moyens financiers pour se les procurer.
Bien sûr, il y eut des perquisitions et des séquestres. Mais, les livres saisis furent parfois rendus à leurs destinataires – à Venise, le plus souvent quand il s’agissait d’un particulier. Quant aux sanctions, elles furent modérées; Giuseppe Rondi qui vendait à Bergame des ouvrages de Rousseau, d’Holbach et Helvétius, entre autres, fut interdit de commerce pendant quinze jours; Filippo Buonarroti qui débitait à Florence des «livres philosophiques et gaillards», s’en tira avec la saisie de ces livres, quelques jours d’arrêt domiciliaire et des remontrances.
Il est vrai, par ailleurs, que l’on procédait prudemment pour introduire des livres interdits: on les cachait dans l’emballage, on les «innocentait» par une fausse page de titre, on les adressait à des personnes d’autorité, ou bien encore, peu avant la douane, on divisait une balle en petits paquets qui, eux, n’étaient jamais contrôlés. La meilleure description de ces pratiques, et de bien d’autres encore, se trouve dans les rapports des censeurs. De même, des ouvrages qui avaient encouru les foudres de Rome furent réimprimés dans la péninsule au prix de quelques stratagèmes – changement de titre, fausse adresse -, ou moyennant des corrections d’ampleur fort variable. Mais, il arriva que l’on procéda ouvertement et que l’Inquisiteur local vaincu par de multiples pressions dut accorder son «imprimatur».
La censure fut assurément une réalité de la vie culturelle italienne. Toutefois, à l’égard des importations de livres, elle ne fut pas d’une grande sévérité : elle ne constitua donc point un obstacle infranchissable à la pénétration de pensées étrangères. Ajoutons que les censeurs furent souvent des hommes instruits et éclairés, parfois, même, les amis d’idées peu agréables à Rome. Il n’en reste pas moins que des lettrés italiens déplorèrent les rigueurs et l’obscurantisme d’une censure tatillonne coupant l’Italie de toute culture vivante. Comme les «ilustrados» espagnols, ils se voyaient, alors même qu’ils lisaient les œuvres les plus audacieuses des Lumières françaises, dans une sorte de prison intellectuelle. Une telle conviction, même si elle est sans cesse démentie par les faits, ne doit être négligée par l’historien.
Les livres français circulèrent relativement vite et bien dans l’Italie du second Settecento. Les quelques titres que nous avons précédemment cités donnent une première idée de la diversité de ces ouvrages. Des bibliographies spécialisées ainsi que des études monographiques permettent d’apporter des précisions supplémentaires.
L’étude de Franco Piva, Cultura francese e censura a Venezia nel secondo Settecento, nous apprend d’abord que toutes les œuvres des Lumières – majeures aussi bien que mineures – entrèrent, officiellement ou clandestinement, dans la Serenissime. Pour la plupart, elles se débitaient également chez Foa à Modène, chez Ristori à Bologne, chez Cotellini à Livourne, chez les clients de la Société typographique de Neuchâtel à Bergame, Milan ou Naples. Rien d’étonnant à ce qu’on les retrouve, nombreuses, dans des bibliothèques à Plaisance et à Gênes, à Palerme entre les mains du prince Biscari, ainsi que dans les collections publiques de Pérouse ou de Modène. Les Lumières françaises en Italie, ce fut, bien sûr, le triomphe du roi Voltaire, mais Montesquieu, Rousseau, Helvétius connurent une bonne fortune, intellectuellement, du moins. Seul des «maggiori», Diderot fait ici exception. Mis à part l’Encyclopédie, ses œuvres philosophiques et morales – du moins celles que l’on pouvait alors connaître – passèrent presque inaperçues de la critique italienne de l’époque.
Dans les indications chiffrées fournies par Franco Piva entrent pour plus du quart les ouvrages relatifs au commerce, aux sciences et aux techniques. Les traductions italiennes de dictionnaires spécialisés confirment, pour un genre d’ouvrages particulier, l’engouement de l’Italie pour de telles productions. Il faudrait ici évoquer le succès de l’abbé Pluche, de Buffon, de Coyer ou de l’abbé Nollet, mais aussi rappeler des ouvrages pratiques, tels le Parfait cocher, la Culture parfaite des jardins fruitiers et potagers, ou le Cuisinier royal et bourgeois de Massialot.
Si nous nous reportons une fois encore à l’ouvrage de Piva, nous constatons que les ouvrages à caractère littéraire constituent un peu moins du quart des titres français officiellement entrés à Venise entre 1750 et 1790. Les traductions ici nombreuses confirment le succès italien du théâtre et du roman français et permettent d’esquisser les contours de cette belle fortune. Les auteurs du XVIIe siècle s’effacent devant les nouvelles gloires du vers et de la prose : Molière qui, entre 1696 et 1757, avait fait l’objet de 101 traductions, est par la suite complètement ignoré. Par ailleurs, si le succès couronna de grands noms de la littérature française, au premier rang desquels Voltaire, il n’accompagna pas toujours la qualité qui a été reconnue par la critique à un auteur. Entre 1758 et 1789, aucune pièce de Marivaux et de Lesage ne fut traduite en Italie. Heureusement, la fortune étant capricieuse, ces deux auteurs eurent comme romanciers, le succès que la scène leur refusait. On est enfin frappé par la popularité que rencontrèrent des écrivains de second ordre, tel Baculard d’Arnaud, dont les œuvres théâtrales aussi bien que romanesques furent l’objet de multiples traductions et même d’éditions complètes.
Que ce soit pour la philosophie, les sciences ou la littérature, il faudrait prononcer des dizaines de noms, évoquer des centaines d’ouvrages pour donner un tableau complet de la présence française dans la péninsule. L’histoire offrirait également bien des exemples d’ouvrages français lus et traduits en Italie, du Siècle de Louis XIV de l’inévitable Voltaire aux histoires anciennes de Rollin, des Considérations de Montesquieu à ces nombreuses biographies de rois, de princes et autres grands personnages.
À défaut d’une recherche exhaustive qui dépasserait le cadre de cet exposé, il m’est par contre apparu absolument nécessaire de souligner la présence importante d’ouvrages français dans deux domaines. Le premier qui n’a guère retenu l’attention des historiens est celui du livre destiné aux enfants. Les catalogues des libraires renferment nombre d’ouvrages de ce genre; bien plus, dans celui que la Nouvelle Société typographique et littéraire de Naples publia en 1787, une section s’adressait particulièrement «Aux pères de famille et aux personnes destinées à l’éducation des enfans et des adolescents». La fortune italienne des écrits de Madame Le Prince de Beaumont – ses Magasins, ses Instructions, son Mentor – mériterait une enquête approfondie, de même que celle des ouvrages pédagogiques de Rollin et de Locke, souvent lu en français. Les écoles italiennes firent le succès des manuels de Lancelot pour le latin, de Lenglet-Dufresnoy et de Buffier pour la géographie, de Formey et de Vallemont pour l’histoire, de La Caille pour l’arithmétique; quant au Télémaque de Fénelon, il fut utilisé pour l’enseignement de la mythologie. À Venise, le plan de réforme des écoles qui fut dressé en 1774 prévoyait non seulement l’utilisation de la plupart des ouvrages que nous venons de citer, mais encore la rédaction d’un «libretto» d’histoire naturelle qui emprunterait l’essentiel de sa substance à l’ouvrage homonyme de Buff on et au Spectacle de la Nature de l’abbé Pluche. À l’exception de Fénélon et de son Télémaque, tous les auteurs et les ouvrages que nous avons évoqués attendent encore que l’on retrace leur destin en Italie. Bien d’autres titres devraient être ajoutés, tels l’Atlas des enfants, l’Encyclopédie des enfants, les Portraits d’Emile et de Sophie. . . destinés aux jeunes gens de l’un et l’autre sexe, les Pensées de Cicéron réunies par l’abbé d’Oli- vet pour servir à l’éducation de la jeunesse, ou encore le Cours d’étude donné par Condillac pour l’instruction du prince de Parme.
Plus vaste encore est le domaine qui s’offre à qui s’interroge sur la présence en Italie de livres religieux français. On se limitera à signaler quelques orientations de recherches. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on continua à lire et à réimprimer ces volumes qui avaient fait la gloire de l’érudition française : les éditions des Pères où les mauristes avaient excellé, ainsi que ces travaux d’histoire ecclésiastique auxquels sont attachés les noms de Noël Alexandre, de Dom Calmet, du Père Petau ou de Claude Fleury. L’apologétique française fut bien représentée dans la péninsule : les écrits de Gauchat, Bergier, Nonnotte, pour se borner aux noms les plus célèbres, se vendaient en Italie dans l’édition française ou en traduction. Par ailleurs, les prédicateurs italiens ne manquèrent pas dans leur lutte contre les esprits forts d’utiliser également les œuvres de Fénelon, Bourdaloue, Massillon, et autres prélats qui les avaient précédés dans cette voie. De façon plus générale, la littérature pastorale ainsi que les nombreux ouvrages «ad usum seminariorum» qui avaient été produits en France connurent en Italie une diffusion notable : nous les retrouvons, par exemple, dans les bibliothèques ecclésiastiques du Piémont étudiées par Luciano Allegra. Enfin, l’Italie accueillit largement les grandes œuvres de la spiritualité française, d’inspiration salésienne ou janséniste. Les travaux du Père Stella fournissent des indications précieuses permettant de cerner la diffusion en Toscane ainsi que dans le Piémont des œuvres d’Arnauld, Pascal, Nicole, Quesnel, Duguet et autres auteurs de la mouvance de Port-Royal. On aimerait disposer d’études analogues nous informant aussi solidement sur l’influence italienne de saint François de Sales; rappelons que l’Imprimerie du Séminaire de Padoue donna au XVIIIe siècle sept éditions de l’Introduction à la vie dévote, et que ce même ouvrage était en 1773 l’un des manuels utilisés pour l’enseignement religieux dans les écoles de.Modène. Encore à propos de la vie chrétienne, faut-il pour le moins signaler la fortune editoriale des Pères Crasset et Croiset, ou celle du «célèbre» Mgr Turlot dont en 1771 s’imprimait à Venise la douzième édition du Trésor de la doctrine chrétienne. Pour clore ce développement sur la production religieuse, je souhaiterais évoquer deux noms et un genre. Je citerai d’abord le jésuite Antoine dont la Theoîogia moralis fut probablement l’un des best-sellers de l’imprimerie vénitienne, avec 20 éditions, soit 30.000 exemplaires en 27 ans, et un succès constant pendant tout le second Settecento. Le deuxième nom que je rappellerai est celui de Bossuet : non tant l’auteur de l’Histoire universelle qui fut au programme des collèges de la Compagnie de Jésus, que le théologien, l’écrivain spirituel, le défenseur de l’Église gallicane, le prédicateur illustre, l’apologiste de la religion chrétienne et de l’Église catholique, abondamment lu et utilisé en Italie par tous les partis. Son catéchisme fut traduit à Venise en 1769, partageant la fortune que ce genre d’ouvrages connut en Italie, qu’ils se situent dans la tradition romaine ou, plus fréquemment, qu’ils s’écartent de la stricte orthodoxie, comme les écrits de Gourlin, Mésenguy ou Montazet.
Le livre français dans l’Italie du second Settecento, ce fut, bien sûr, Voltaire, l’Encyclopédie ou le drame bourgeois, mais aussi le Père Antoine, Bossuet et des catéchismes; ce fut le Système de la nature de d’Holbach, mais aussi le Déisme réfuté de Bergier ou les Admirables secrets du grand Albert; ce fut encore des «livres gaillards», mais aussi des sermons contre les incrédules. Cette diversité dont les boutiques des libraires et les bibliothèques offrent de multiples exemples, renvoie, en premier lieu, à une image assez nuancée de la culture italienne, du moins dans sa réception du livre français91. La pensée des Lumières fut connue en Italie, peut-être même plus qu’on ne l’a dit- en s’arrêtant généralement au monde des auteurs92. Toutefois, un tel intérêt ne fut pas exclusif et il coexista avec d’autres lectures. Aussi me paraît-il difficile de tracer une nette ligne de partage entre ce qu’on pourrait appeler sommairement tradition et modernité. En second lieu, cette diversité reflète les tendances multiples et contradictoires de la production française. Est-elle pour autant la traduction fidèle des grands équilibres de la «librairie» du Royaume à la fin de l’Ancien Régime? Bien des études restent à faire avant de pouvoir répondre à une telle question. Toutefois, à considérer la demande de livres religieux, peut-on conclure pour la péninsule, comme on l’a fait pour la France, à une «désacralisation» de la société?
Revenons un instant à Matteo Borsa, ou plutôt à son commentateur, Arteaga. Alors que le premier avait dénoncé les effets funestes de l’influence française, le second, au contraire, en soulignait les aspects bénéfiques. Bien d’autres auteurs partagèrent son avis et auraient assurément souscrit, sur des modes divers, à cette déclaration de Scipione de’ Ricci : « La lumière. . . vient de France. . . ». C’est que pour eux, outre le contenu précis des ouvrages qu’ils prenaient en considération, les livres français se caractérisaient, indistinctement, par des qualités d’ordre et de méthode, de clarté et de simplicité. Or, ces blâmes et ces éloges se rencontrent, dans leur formulation même, dès la première moitié du XVÎIP -siècle, quand on déplora l’invasion des livres français, quand, au contraire, on rechercha avidement tout ce qui venait d’outre-monts. À cet égard, la situation des années 80 n’est point originale; elle n’est qu’un moment – peut-être plus intense – dans un processus qui s’était ébauché un siècle plus tôt. Tout ceci amène finalement à penser que la réaction nationale qui caractérisa les lettres italiennes pendant et après la Révolution ne serait pas la seule conséquence de cet événement exceptionnel; elle serait, en fait, au point d’aboutissement d’un mouvement bien plus long, bien plus ample : d’où sa force et son intensité.