Étude sur l’influence de la littérature française en Hongrie, 1772-1896 (1902)
PARIS, ERNEST LEROUX, Editeur, 1902. 524 pages
THÈSE PRESENTEE A LA FACULTE DES LETTRES DE LUNIVERSITÉ DE PARIS PAR I. KONT ANCIEN ÉLÈVE DE LA FACULTÉ DES LETTRES DE PARIS – AGRÉGÉ DE l’UNIVERSITÉ – PROFESSEUR AU COLLÈGE ROLLIN, DOCTEUR DE l’UNIVERSITÉ DE BUDAPEST – LAURÉAT DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
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REPRODUCTION COMPLÈTE DE LA PRÉFACE
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Le livre que nous présentons au public est un chapitre de l’histoire du rayonnement de l’esprit français en Europe. On connaît, dans ses grandes lignes, l’influence considérable que la littérature française a exercée dans les pays dont la vie intellectuelle nous occupe le plus ordinairement; on la connaît moins dans la partie orientale de l’Europe, notamment en Hongrie. Elle mérite pourtant d’y être étudiée. En effet, malgré le voisinage de l’Autriche et de l’Allemagne, la Hongrie a tourné de bonne heure ses regards vers la France. Ses premiers hommes de lettres pour affranchir le pays du joug allemand, au moins intellectuellement, inaugurèrent, vers la fin du règne de Marie-Thérèse la renaissance littéraire hongroise à l’aide des œuvres françaises. Les grands écrivains du XVIII°siècle. Voltaire en tête, puis Rousseau, Montesquieu, les Encyclopédistes, les conteurs comme Marmontel, les poètes élégiaques furent ceux qui donnèrent d’abord l’impulsion. Il est vrai qu’au début du XIX° siècle, la gloire de Weimar s’imposa, mais vers 1830, lorsque les œuvres de l’Ecole romantique française commencèrent à être connues à l’étranger, l’esprit germanique perdit de son influence. Depuis cette époque, poètes et écrivains hongrois s’inspirent de préférence de la littérature française. Le mouvement imprimé par les dramaturges et les romanciers magyars dans la première moitié du XIX° siècle, est loin de s’affaiblir dans la seconde. On peut donc constater que la littérature française n’a pas fait seulement office de marraine auprès de la littérature naissante des Magyars, mais qu’elle a influé, pendant plus d’un siècle, sur le mouvement littéraire et intellectuel hongrois.
L’histoire de cette influence n’est pas encore écrite ; elle est cependant reconnue de bonne grâce aux bords du Danube. En effet, les historiens ont dénommé le premier groupe littéraire qui a secoué le pays de sa torpeur, et qui, par ses traductions et ses adaptations, a préparé la voie aux talents plus originaux : L’Ecole française. Ils nous disent souvent que le génie français n’ayant exercé qu’un empire intellectuel, fut toujours accueilli avec faveur, mais que l’aversion contre toute influence allemande prolongée est pour ainsi dire innée dans la race magyare, qui ne peut pas oublier les prétentions politiques de l’Autriche et ses tendances germanisatrices. C’est pourquoi la France apparut de tout temps aux Magyars comme un phare lumineux, alors même qu’on ne pouvait guère parler d’une littérature hongroise. Si le hasard seul fit que ce fut un pape français Sylvestre II (Gerbert) qui envoya la couronne et le titre « apostolique » à Saint Etienne, il n’en est pas de même sous les Arpâd (1000-1301) des relations suivies des grands Ordres français avec la Hongrie, ni de l’avènement au trône magyar de la maison d’Anjou de préférence à ses rivales bavaroise et tchèque (1308-1382). Et lorsque la Réforme secoue le pays tout entier, il n’est pas moins symptomatique de voir la ferveur avec laquelle la pure race magyare embrasse la doctrine de Calvin ; il est important de constater qu’un des premiers ouvrages hongrois qui comptent est justement la traduction de l’Institution Chrétienne ; qu’un des plus beaux monuments de la poésie lyrique religieuse est l’adaptation des Psaumes de Marot et de Bèze avec la musique de Bourgeois et Goudimel (1607) et que le premier ouvrage philosophique hongrois, l’Encyclopédie de Jean Cseri (1655) est inspiré par Ramus et Descartes.
Lorsque la Hongrie, souffrant de la domination turque et même menacée d’une germanisation complète par l’Autriche, se révolte contre les Habsbourg, les chefs magyars tournent leurs regards vers Louis XIV qui leur envoie, outre des secours en argent, d’éminents hommes de guerre et des ingénieurs qui donnent à la Cour de Râkoczy une allure toute française. C’est à Paris que ce prince malheureux viendra se réfugier et son fidèle « gentilhomme de la Chambre », Clément Mikes, y fera connaissance avec la littérature française et écrira plus tard dans son exil à Rodosto, ces Lettres de Turquie chef-d’œuvre de la prose hongroise du XVIII° siècle, où l’on rencontre des traces évidentes d’un commerce assidu avec les épistoliers français.
Avant la fin du XVIII° siècle cependant, comme il n’existait pas de vie littéraire hongroise proprement dite, l’influence française n’est qu’intermittente, souvent éphémère. Mais elle prend corps, et s’établit définitivement vers 1772, date que l’histoire littéraire regarde comme le commencement d’une ère nouvelle. Nous avons adopté cette date pour notre travail que nous faisons cependant précéder d’une Introduction où nous retraçons aussi brièvement que possible la civilisation hongroise avant le renouveau, en insistant sur les rapports intellectuels des deux pays. La grande importance des œuvres de l’Ecole française sera ainsi mieux comprise, parce qu’on verra à quelles circonstances extérieures on la doit.
Au point de vue spécial où nous nous plaçons, un morcellement trop menu du siècle qui fait l’objet de notre enquête eût été nuisible. Nous divisons donc notre ouvrage en deux parties : la première commence avec les œuvres de Georges Bessenyei, chef de l’Ecole française la seconde avec l’avènement de l’Ecole romantique. Dans les deux parties nous étudions uniquement l’influence exercée par la France sur la littérature ; dans un seul chapitre (Les Révolutionnaires) nous avons consacré quelques pages au mouvement politique issu de la Révolution française ; mais, là encore, c’est l’aspect littéraire (brochures et pamphlets) que nous avons voulu mettre en lumière. Nos sources sont principalement hongroises. Nous n’avons pas cependant négligé ce qui a été écrit en France et en Allemagne soit sur l’histoire, soit sur la littérature magyares. Une partie des ressources bibliographiques a été mise à notre disposition par l’éminent secrétaire perpétuel de l’Académie hongroise, M. Coloman Szily, ce dont nous le remercions vivement. Pendant nos voyages d’études à Budapest, les bibliothécaires du Musée national et de l’Académie nous ont facilité les recherches. Nous tenons à exprimer ici notre reconnaissance à MM. Fejérpataky, Schônherr et Sebestyén du Musée national et à M. Heller de FAcadémie. MM. Frakndi, Marczali, Bayer, Z. Ferenczi, Szigetvâri etMorvay de Budapest, MM. Széchy, et Mârki de Kolozsvâr nous ont fourni de nombreux renseignements au cours de notre travail. Qu’ils veuillent bien accepter toute notre gratitude pour leur concours qui nous a été très précieux.
Paris, le 27 octobre 1901. I. K.
EXTRAIT DE L’INTRODUCTION (p. 64)
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Nous avons esquissé jusqu’ici la marche de la civilisation hongroise jusqu’au renouveau littéraire. Nous avons insisté sur les périodes de relations mutuelles où le génie civilisateur de la France a fait sentir son ascendant en Hongrie. Mais cette influence ne se montre dans les temps anciens que d’une façon intermittente ; elle se manifeste surtout dans le domaine politique, religieux et scolaire, quoiqu’elle ait, à l’époque de la décadence, exercé une action considérable sur un écrivain aussi intéressant que Mikes. Ses œuvres, connues à temps eussent pu servir de précurseurs à celles de l’École française. En abordant notre véritable sujet, nous pourrons suivre pendant plus d’un siècle les traces non interrompues de l’influence française et montrer dans quel sens, à deux époques très mémorables du développement littéraire hongrois, elle a donné au courant des idées une orientation nouvelle (introd., p.64)
REPRODUCTION DE LA CONCLUSION
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Renan a appelé la France « l’ingénieuse, vive et prompte initiatrice du monde à toute fine et délicate pensée ». Notre exposé a montré qu’elle n’a pas seulement rempli ce noble rôle en Hongrie, mais qu’elle y a aidé à créer une littérature.
En effet, avant 1772, on peut parler de certaines œuvres magyares, mais il manque cette continuité dans la production qui seule atteste l’existence d’un courant littéraire. C’est surtout au commencement du xviiie siècle que l’arrêt a été, pour ainsi dire, complet.
Bessenyei apparaît alors; il groupe autour de lui les premiers ouvriers conscients de la littérature. Ceux-ci s’efforcent de tirer la Hongrie de sa torpeur intellectuelle, de réveiller l’esprit hongrois du sommeil où il s’engourdit. Ils prennent les écrivains français comme modèles, les traduisent, les adaptent ; ils donnent ainsi une impulsion à la littérature et créent un mouvement qui, depuis, ne s’est plus arrêté. C’est là le premier, c’est là peut-être aussi le plus grand service que la France ait rendu à la Hongrie. Les œuvres de « la garde royale » stimulent le zèle de tous ceux qui souffrent de voir leur pays dans un état d’infériorité intellectuelle. Tous, qu’ils appartiennent au groupe de Bessenyei ou à d’autres écoles, considèrent la production littéraire comme un devoir, comme une tâche, comme une œuvre de patriotisme. Nobles, prêtres, soldats et professeurs tous brûlent de la même ardeur, du même feu allumé par une étincelle sortie de ce grand foyer qui rayonnait alors sur toute l’Europe : la littérature française. Pendant une trentaine d’années, c’est la France qui fournit le fond, la forme, l’esprit et les idées.
Le chef de ce mouvement, Georges Bessenyei, veut devenir le Voltaire hongrois. Il imite constamment le patriarche de Ferney dont le règne s’inaugure ainsi en Hongrie. A côté de lui, Rousseau et les Encyclopédistes, Marmontel et d’Arnaud, même les poètes légers : Dorât, Colardeau, Parny sont traduits ou imités. Quelques écrivains remontent jusqu’au xviie siècle pour admirer Molière, Corneille, Racine, La Fontaine et La Rochefoucauld.
Contenue au début dans les limites du domaine littéraire, l’influence française ne tarde pas à se faire sentir, grâce à la Révolution, dans le domaine politique et social. On réclame, au nom de la liberté, l’observation stricte de la constitution magyare; on demande, au nom de l’égalité, l’abolissement de l’état féodal ; on combat enfin, au nom de la fraternité, les oppresseurs des peuples. Nous avons vu comment la réaction autrichienne mit fin à ce beau rêve ; mais les idées sont des forces que ni censure, ni douanes ne peuvent anéantir, ni arrêter. Au milieu de la terreur, savamment entretenue par la bureaucratie viennoise ; en dépit des sacrifices faits par la Diète pour combattre l’esprit révolutionnaire, la première impulsion donnée à la littérature magyare par le génie français conserve à celle-ci son élan.
Écrivains et lecteurs étaient habitués à regarder du côté de la France et pendant tout le cours du xixe siècle, surtout depuis 1830, ils ne se lassèrent pas de se tourner vers elle, de lui demander une devise, un mot d’ordre. Aucun des écrivains marquants n’a pu, dès lors, se dispenser d’étudier la littérature française. Kazinczy lui-même qui est considéré comme le chef de l’école gréco-allemande, a beaucoup cultivé nos auteurs ; parfois même il les a traduits et a ainsi donné aux Hongrois quelques parcelles de leur génie. Si, malgré cela, on voit l’Allemagne, dans les premières années du xixe siècle éclipser un instant l’influence française, on ne doit pas tant l’attribuer à l’hégémonie intellectuelle de Weimar sur toute l’Europe, qu’à la faiblesse de notre littérature sous le premier Empire, au manque d’un grand modèle à imiter et surtout à l’absence d’une poésie lyrique.
Mais à peine la vraie littérature de la Révolution et de l’épopée napoléonienne, c’est-à-dire la poésie romantique, était-elle née en France que nous voyons se réveiller immédiatement les anciennes sympathies. La chaîne n’était d’ailleurs pas rompue, car la Hongrie intellectuelle continua à se nourrir, en grande partie, de Voltaire, de Rousseau, des Encyclopédistes, en y joignant Mme de Staël et quelques historiens du commencement du xixe siècle. Grâce au romantisme, contemporain en Hongrie du réveil de l’esprit national, — la figure romantique d’Etienne Széchenyi en est comme le symbole — on se jeta de nouveau dans les bras de la France, cette première éducatrice du génie hongrois. Avec son aide on constitue maintenant le répertoire du Théâtre national récemment élevé (1837), à cette fin de fortifier la nationalité toujours menacée ; on écrit les premiers romans viables; les hommes politiques et les poètes stimulent le patriotisme, tout en regardant vers la France, tout en confondant, dans une même admiration, Hugo et Balzac, Béranger et Lamartine, les historiens et les orateurs de la monarchie de Juillet. Toute la vie littéraire et intellectuelle de la nation semble alors animée d’un souffle français et les poètes lyriques les plus rebelles aux influences étrangères, vivent eux-mêmes volontiers dans ce milieu français qui leur semble annoncer des temps meilleurs. .
Un instant, en 1848, le rêve sembla vouloir se réaliser ; mais l’illusion fut courte et la désillusion amère !
Pendant la réaction, la littérature reste la seule consolation du pays. C’est dans les romans de Josika, de Jokai et de Kemény, dans les poésies d’Arany, de Tompa, de Gyulai, de Szdsz et de Goioman Tdth, dans le théâtre de Szigligeti qu’on puise la force de résister à cette oppression systématique. La littérature devient alors éminemment patriotique et nationale. Chaque écrivain est un soldat d’une même armée qui combat pour la même cause et quelles que soient leurs divergences de pensée, une seule et môme idée les domine : le relèvement du pays et son affranchissement du joug autrichien. L’émigration hongroise à Paris et à Bruxelles travaille dans le même sens. La haine de tout ce qui est allemand projette son ombre sur la littérature elle-même. On ne lit et l’on n’imite que les œuvres françaises. Les traducteurs se mettent de la partie; non seulement ils transplantent les meilleures nouveautés du théâtre et du roman, mais des talents de premier ordre font entendre en rythmes hongrois les grands lyriques français depuis Victor Hugo et Lamartine jusqu’à Musset et Leconte de Lisle.
C’est pendant la réaction que naît cet art de la traduction rythmée qui, cultivé par de vrais poètes, a nourri la Hongrie du suc de notre poésie lyrique depuis 1830 jusqu’à nos jours et est arrivé peu à peu à vaincre les plus grandes difficultés. Ces traductions ont élargi l’horizon intellectuel, ont donné des couleurs et des images à l’imagination orientale qu’on admire dans les poésies magyares. Avec les drames et les comédies, les romans et les nouvelles d’origine ou d’inspiration françaises, elles forment le lien qui rattache étroitement la Hongrie littéraire à la France.
Et ces attaches ne se sont nullement relâchées dans ces trente dernières années. Si le culte rendu aux lettres françaises est devenu plus réfléchi grâce à l’esprit critique qui s’est formé depuis le dualisme, il n’en est que plus intense. L’organisation de l’enseignement du français sur toute l’échelle, l’hégémonie que la France a conservée dans le domaine de la fiction dramatique, dans le récit romanesque, une pénétration encore plus profonde des travaux de critique littéraire et historique, de grands journaux et de meilleures revues, finalement cet esprit cosmopolite qui caractérise les écrivains de la « .Jeune Hongrie » : tout cela a maintenu et encore fortifié l’ascendant de la France.
Cet ascendant peut encore aller en grandissant si la France reste, comme dans le passé, l’initiatrice des idées nobles et généreuses. L’avertissement que le savant italien donne à Bergeret dans le Mannequin d’osier d’Anatole France, peut trouver ici son application. Il faut que nos écrivains soient « les apôtres de la justice et de la fraternité » qu’ils « prononcent ces saintes paroles qui consolent et fortifient ». Il faut que la France continue à ouvrir « les mains pour répandre ces semences de liberté qu’elle jetait jadis par le monde avec une telle abondance et d’un geste si souverain que longtemps toute belle idée humaine parut une idée française ». Une autre condition de la continuité de cette influence est que nous-mêmes nous nous efforcions de faire un peu connaissance avec l’esprit magyar tel qu’il se manifeste dans la littérature. On comprendra facilement que, quelque soit l’ascendant exercé par le génie français, les œuvres originales et nationales sont très nombreuses et que le Magyar, au xixe siècle, a nationalisé jusqu’aux idées empruntées à l’étranger. Un champ entièrement inexploré s’ouvre devant nous. Espérons que la Sorbonne, qui a admis ce travail, le premier sur la littérature hongroise, au nombre de ses thèses, sera au xxe siècle l’instigatrice des études magyares en France.
FIN
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