En partenariat avec RetroNews, le site de presse de la BnF – Article paru dans Le Figaro du 12 octobre 1913. Par Gaston Calmette
Le grandiose événement
L’événement grandiose que les peuples de la terre vont contempler avec orgueil est accompli depuis hier: les eaux de l’Atlantique et du Pacifique se sont unies dans le canal de Panama ouvert enfin aux deux océans; et des bienfaits gigantesques vont découler à jamais de cette œuvre formidable.

La cérémonie qui a marqué la fin de cette lutte des hommes contre la terre a été singulièrement émouvante, puisqu’à six mille kilomètres de distance, le président des États-Unis, M. Wilson, par la simple pression d’un bouton électrique, a donné le signal de l’explosion des quarante tonnes de dynamite qui ont fait sauter la digue de Gamboa, dernier obstacle au mélange des flots.
Quel jet de lumière doit projeter cette explosion lointaine en nos âmes françaises, et quels regrets elle renouvelle dans nos mémoires en nous montrant soudain, sous le jour le plus net et le plus cru, les irrémédiables conséquences de nos passions et de nos discordes!

Ce canal, que les Américains ont ouvert au monde, c’était le nôtre: c’était celui que Ferdinand de Lesseps, après sa victoire de Suez, avait entrepris, il y a trente ans à peine, avec l’appui fidèle de son fils aîné, Charles de Lesseps, et de dévoués collaborateurs qui n’ont recueilli dans leur tâche patriotique que des injures et des injustices. Cette œuvre sans égale est sortie de leurs cerveaux généreux: c’est notre épargne qui l’a créée; c’est le sang de nos ingénieurs et de nos ouvriers qui l’a fécondée: et elle s’épanouirait maintenant dans l’éternelle apothéose du seul génie de la France, si, par un effet de démence inexplicable, en un jour hélas inoubliable, au milieu d’une tempête de calomnies, de défaillances et de lâchetés, tous les partis, apolitiques de notre pays, hantés par le soupçon, par l’ignorance ou par la peur, n’avaient, abandonné, vilipendé, renversé, flétri ou trahi les hommes clair voyants et vaillants qui avaient deviné et servi les vrais intérêts de la patrie.
Rien ne pourra nous enlever dans l’histoire le remords qui résultera précisément de la prospérité indéfinie de l’œuvre immense, par nous décidée, commencée, puis désertée.
Oui, la politique nous a imprimé ce stigmate; et rien ne pourra nous enlever dans l’histoire le remords qui résultera précisément de la prospérité indéfinie de l’œuvre immense, par nous décidée, commencée, puis désertée.
Travestissant la vérité, méconnaissant les services rendus, insultant l’âge, oubliant notre devoir dans l’isthme, notre travail fiévreux, souvent mortel, toujours héroïque, les flots d’or et de sang que nous avions généreusement versés, nous laissant émouvoir ou diriger par la calomnie greffée sur la lâcheté, égarant l’opinion par les mensonges des chiffres ou des mots, nous heurtant les uns les autres dans une effroyable tourmente de suspicion et de destruction, nous nous sommes efforcés de donner, au nom lui-même du canal que nous avions rêvé, le synonyme d’une injure; nous avons eu la honte de le qualifier «la plus grande escroquerie du siècle» aux applaudissements du Parlement, tout entier; nous avons commis le crime de laisser instruire un procès qui rappelle déjà les odieux jugements de sorcellerie du Moyen Âge, et qui frappe cependant encore Charles de Lesseps lui-même, puisqu’il prive cruellement de sa croix de la Légion d’honneur l’homme que tous les gouvernements et tous les pays ont été flattés de décorer.

Par bonheur, les voix qui prêchaient, tant de mensonges ou qui criaient tant d’injures se sont tues; et un autre Français intrépide, au cœur élevé, s’est rencontré pour réhabiliter notre foi au moment où on allait proclamer notre déchéance. Philippe Bunau-Varilla, a eu le magnifique courage de reprendre, à lui seul le projet, décrié par tous et partout, et de n’épargner pendant dix années aucune fatigue pour assurer son triomphe définitif. Il a eu l’heureuse force, dès que les États-Unis ont abandonné le projet adverse de Nicaragua, de faire surgir à la place de la tyrannie colombienne la république de Panama sans laquelle l’œuvre du canal serait morte; et c’est ainsi que l’intérêt moral de notre pays est sauf puisque le rêve de la France est réalisé.
La vérité historique est là. C’est grâce à Philippe Bunau-Varilla qu’a été poursuivi et achevé le monument impérissable élevé en commun par la France et par les États-Unis au génie de ces deux grands pays. Il serait donc injuste de ne pas associer dans nos mémoires reconnaissantes son nom au nom illustre des de Lesseps.
Par Gaston Calmette