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Gouttebrune François. La France et l’Afrique : le crépuscule d’une ambition stratégique ?. In: Politique étrangère, n°4 – 2002 – 67ᵉannée. pp. 1033-1047. DOI : 10.3406/polit.2002.5246. www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_2002_num_67_4_5246
Résumé
En 1960, l’Afrique occidentale française et l’Afrique équatoriale française disparaissaient pour céder la place à un système de relations diplomatiques, économiques (maintien de la zone «franc » et coopération) et militaires privilégiées qui permit à la France, malgré la décolonisation, de consolider ses positions en Afrique subsaharienne. Au fil des années et des sommets franco-africains, l’intérêt d’un nombre croissant d’Etats envers cette politique de développement et de stabilisation du continent étendit même l’influence de la France au-delà de son ancienne aire coloniale. Les bouleversements internationaux de 1989 et, plus tard, la crise rwandaise ne cessèrent pourtant de dégrader des relations bilatérales dont la France se désengagea peu à peu durant les années 1990. Le 11 septembre aurait-il substitué à l’ancien intérêt économique de la région une importance stratégique annonçant la reprise d’un soutien français ?
Plan
- 1958-1994 : l’implantation d’un jardin à la française
- Une crise de système (1994-2002)
- 2002 : une relance sans provincialisme
Durant l’année 2002, les relations franco-africaines ont paru entrer dans une troisième phase de l’ère post-coloniale. Tandis que l’Union africaine (UA) succédait à l’OUA (Organisation de l’unité africaine) sans que l’on puisse encore évaluer la portée réelle de cette évolution dont la logique reste interne au continent, la France, longtemps puissance extérieure dominante du fait du repli des autres pouvoirs coloniaux, a éprouvé, notamment à Madagascar et en Côte- d’Ivoire, les conséquences d’une perte d’influence remontant à la dernière décennie. Pourtant, tout dernièrement, entraînée en particulier par une Grande-Bretagne devenue soudain plus dynamique qu’elle en Afrique, la France avait tenté de sortir de l’attentisme envers un continent déchiré par des conflits entremêlés. L’ancien « gendarme de l’Afrique » révise donc une nouvelle fois sa politique au sud du Sahara dans un sens plus interventionniste. Mais cela suffira-t-il à rétablir son ancienne influence sur les Etats subsahariens ? Rien n’est moins sûr, car c’est tout un système de relations bilatérales avec l’Afrique qui n’a, pour une très large part, cessé de se dégrader.
1958-1994 : l’implantation d’un jardin à la française
Contrairement à la Grande-Bretagne, moins centralisatrice, et qui, dans son histoire coloniale, avait dû subir très tôt, dès l’indépendance américaine à la fin du XVIIIe siècle, toute la force des pulsions séparatrices, la France, dont la Révolution avait renforcé l’ego national en exacerbant ses penchants universalistes, accepta très mal, on le sait, l’irréversible pression poussant au démembrement des empires coloniaux européens qui fut l’une des principales conséquences de la Seconde Guerre mondiale.
A la naissance de la Ve République, en 1958, Maroc et Tunisie avaient déjà recouvré leur indépendance tandis que le problème du statut de l’Algérie restait entier. Le général de Gaulle décida alors de bâtir en contrepartie, vis-à-vis de l’Afrique « noire », comme on disait alors, une relation reposant sur le principe de la continuité plutôt que d’accepter avec résignation le « vent du changement », reconnu simultanément par Macmillan dans son discours du Cap en 1960. Malgré Pavortement presque immédiat de la « Communauté franco- africaine », qui devait se substituer à l’« Union française » de la IVe République, cette politique qui avait l’avantage, décisif en termes d’équilibre intérieur, de contribuer à ménager la fierté nationale de la France, alors dans une passe particulièrement difficile, fut un succès. Placée dans la continuité de la « loi-cadre Defferre » de 1956 accordant l’autonomie interne aux territoires coloniaux, elle bénéficia de l’adhésion de la plupart des leaders des colonies africaines, qui, d’un statut de dirigeants purement locaux, se virent brutalement promus à celui de chefs d’Etats souverains, membres de l’Organisation des Nations unies (ONU).
Le passage au premier plan, dans les relations extérieures de la France, des anciens territoires coloniaux africains s’accompagna également pour eux d’une expansion économique remarquable, du moins en apparence. Une aide financière mais aussi en hommes (ce que l’on a appelé l’« assistance technique ») permit de très rapides progrès dans la lignée du développement engagé par la IVe République avec le fonds FIDES, qui se mua en FAC (Fonds d’aide et de coopération) sans changer radicalement de nature, de même que le ministère de la France d’outre-mer (ancien ministère des Colonies, créé à la fin du XIXe siècle) s’était partiellement transformé en ministère de la Coopération.
Au tournant des années 1960, le changement le plus notable dans la structure des relations franco-africaines au sud du Sahara fut donc tout autant, sinon plus, que les indépendances la disparition des deux entités fédérales de l’AOF (Afrique occidentale française) et de l’AEF (Afrique équatoriale française), sacrifiées sur l’autel de la prudence politique pour prévenir les tensions séparatistes qui avaient si rapidement brisé près d’un siècle d’expansion française au Maghreb.
Les deux ensembles à base monétaire qui se substituèrent aux fédérations ne les remplacèrent qu’imparfaitement, car il n’y eut plus de politique économique et sociale cohérente, mais au contraire d’incessantes rivalités de clochers entre jeunes Etats, souvent peu viables. Ce fut là une première faiblesse, présageant mal de l’avenir à long terme. Cependant, ces nouveaux ensembles étaient encore plus larges que les précédents puisqu’ils incluaient deux anciens territoires allemands, obtenus sous mandat de la Société des Nations puis de l’ONU : le petit Togo, à l’ouest, mais aussi le Cameroun, poids lourd économique dans la zone équatoriale.
Au début des années 1960, la position de la France s’était donc d’une certaine manière consolidée au sud du Sahara grâce à un habile jeu de dévolution des pouvoirs, mais non de retrait pur et simple, malgré la rupture dès 1958 avec la Guinée, territoire très prometteur où la dictature de Sékou Touré devait faire régner la misère. L’expansion spectaculaire de la Côte-dTvoire sur la base d’une agriculture extensive compensa cette perte par un léger rééquilibrage géographique de l’Afrique de l’Ouest francophone en faveur d’Abidjan, qui devint, au détriment de Dakar, l’ancienne capitale fédérale de l’AOF, un carrefour régional à la croissance urbaine spectaculaire.
Après les indépendances, et comme par le passé, la présence de la France dans son ancien empire colonial subsaharien s’appuya sur trois piliers :
– un lien monétaire institutionnel par le maintien de la « zone franc1 », qui poursuivit l’émission en Afrique du « franc CFA » (créé en 1945) par les deux banques centrales de Dakar et de Yaounde. Il n’y eut aucun changement de parité avec le franc français de 1948 à 1994, malgré d’éventuels départs de la zone (Guinée, Mali, Mauritanie) ;
– la poursuite et même le développement marqué (dans le cadre du service militaire obligatoire ou par le recyclage d’administrateurs coloniaux) de l’envoi de coopérants français en Afrique, tout spécialement dans l’enseignement et, dans une moindre mesure, dans les administrations et les infrastructures économiques. Ces coopérants étaient environ 15 000 à l’apogée du système, au milieu des années 1980 ;
– le maintien d’une présence militaire permanente dans des bases entièrement françaises, parallèlement à l’envoi de coopérants militaires et de policiers dans les nouvelles structures nationales, tout cela dans le cadre d’accords bilatéraux obtenus avec une facilité déconcertante pour tous ceux qui avaient observé les mésaventures militaires de la France en Indochine et au Maghreb.
L’ensemble de ces moyens réunis pour des objectifs ouvertement conservateurs a fait décrire ce système comme du « néocolonialisme ». Cette formule, très employée notamment par l’opposition « tiers-mondiste » française jusqu’à la victoire de la gauche à l’élection présidentielle de 1981, a une indéniable portée polémique. Elle traduit bien aussi un paternalisme de la France, pour ainsi dire spontané, envers ses anciennes colonies. On le constate jusque dans le protocole, par les vœux séparés de ceux du reste du corps diplomatique lors des cérémonies de début janvier à l’Elysée pour les représentants des pays ayant été inclus dans le « champ » du ministère de la Coopération. Or, ceux-ci ne sont autres que ce que le président Mitterrand appelait le « pré carré », c’est- à-dire le domaine incontesté de la France en Afrique.
Pourtant, à trop voir du « néocolonialisme » dans ce qui était en fait un nouveau système d’avantages réciproques, on escamote la véritable inversion dans la prise de décision sur les questions africaines qui obligea les gouvernements français successifs, depuis les années 1960, sous les pressions répétées des dirigeants de leurs anciennes colonies, à accorder sans cesse plus qu’ils ne l’auraient souhaité à leurs partenaires subsahariens, pour préserver de bonnes relations bilatérales et éviter toute mésaventure comparable à la glaciation des relations bilatérales entre la France et Madagascar après la révolution de 1972 à Antananarivo. La pression du faible sur le fort, phénomène éternel des alliances diplomatiques inégales, fut éprouvée à Paris à un degré particulièrement élevé dans l’environnement global de la guerre froide, entre 1960 et 1989. Elle est, partiellement, à l’origine des difficultés rencontrées ultérieurement par la France en Afrique car, après une période particulièrement faste, ce premier système des relations franco-africaines post-coloniales se grippa sans retour.
Il est possible de résumer en trois temps sa période d’expansion croissante :
– de 1960 à 1974, sous les présidences de Charles de Gaulle et de Georges Pompidou, les rapports franco -africains privilégiés se limitent encore à l’ancienne aire coloniale française, sans s’étendre au-delà ;
– de 1974 à 1981, sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, le Zaïre de Mobutu (ex-Congo belge, premier pays francophone d’Afrique par l’importance de sa population) devient un partenaire politique privilégié, au bénéfice duquel est menée en 1979 l’intervention militaire de Kolwezi. Parallèlement, des tentatives de dialogue, pas toujours heureuses, sont menées avec les nouveaux Etats luso- phones qui ont accédé à l’indépendance en 1975 après la « révolution des Œillets » à Lisbonne, déstabilisant en profondeur le « pouvoir blanc » d’Afrique australe ;
– de 1981 à 1994, sous la présidence de François Mitterrand, et jusqu’aux revers éprouvés à la fois diplomatiquement au Rwanda et sur le front financier et monétaire avec la dévaluation du franc CFA, l’influence de la France en Afrique s’étend aussi au domaine anglophone, si bien que les sommets franco-africains (organisés depuis 1973) attirent parfois plus de chefs d’Etat et de gouvernements que ceux que compte l’OUA.
Comme à Versailles, et suivant les règles de Le Nôtre, une Ve République réduite à une monarchie élective et centralisée avait ainsi travaillé, agrandi et consolidé patiemment, au-delà de la valse des hommes et même des idéologies officielles (après l’arrivée de la gauche à l’Elysée), un véritable jardin à la française en Afrique subsaharienne.
Bien ordonné autour de ses trois allées centrales (des liens monétaires, diplomatiques et militaires privilégiés), il convergeait vers le palais présidentiel français, centre des affaires. Dans ce petit Versailles géostratégique, les dirigeants africains avaient été assimilés à la « société de cour » décrite par Norbert Elias, celle du « château », dénomination familière du palais de l’Elysée. Certains d’entre eux (leaders historiques comme Leopold Sédar Senghor et Félix Houphouët-Boigny, anciens ministres français ; dirigeants plus jeunes, comme les présidents togolais et gabonais, parvenant à demeurer au pouvoir sans interruption depuis 1967) y avaient d’ailleurs obtenu le type de relations statutaires privilégiées avec le chef de l’Etat que l’on aurait appelées, du temps de Louis XIV, les « grandes entrées ».
A la manière de ces propriétés aristocratiques françaises de jadis, patiemment élargies par des générations successives, trente ans après les indépendances et en compensation des revers géopolitiques du milieu du XXe siècle, le domaine africain de la France avait enfin pu inclure vers 1990 un « petit » et un « grand » parc, le premier étant constitué des pays liés à l’ancienne métropole durant la période coloniale, et l’autre de ceux qui avaient alors échappé à son contrôle mais qui subissaient maintenant son influence en se joignant au cercle des sommets franco-africains, sorte de revue régulière des amitiés nouvelles (parfois visiblement opportunistes) aussi bien que des fidélités les plus incontestables.
Ce succès fut obtenu en appliquant les principes de la raison d’Etat, traditionnelle en France depuis Richelieu, et qui visait avant tout à la stabilité de l’Afrique subsaharienne2. Il avait pour inconvénient d’ignorer la lancinante question des droits de l’homme qui se posa pourtant dès la généralisation de l’autoritarisme en Afrique après les
indépendances, et qui suscitait à l’étranger (et en France même, dans certains cercles) des réactions allant de l’indignation à l’ironie, en passant par l’irritation ou l’incompréhension. Mais, sous des dehors souvent désuets, ou choquants pour les théoriciens les plus intransigeants de la pratique républicaine, il était le fruit d’une entreprise remarquablement adaptée aux besoins effectifs d’une région où l’apparition brutale, ex nibilo, d’Etats n’ayant d’unité que théorique faisait courir les plus grands dangers d’instabilité structurelle, comme c’est généralement le cas après la destruction des empires.
La question longtemps pendante de la légitimité de l’action de la France en Afrique depuis les indépendances et jusqu’au terme de cette première époque triomphaliste n’a plus de portée que sur sa valeur morale intrinsèque (notamment sur le thème des scandales financiers et des compromissions politiques). Une autre politique de développement était-elle possible ? C’est là bien sûr un grave problème, mais pratiquement insoluble. Quant au reste, l’Histoire a déjà tranché : la politique française au sud du Sahara fut une des composantes essentielles de l’équilibre relatif du monde entre 1960 et 1989.
Une crise de système (1994-2002)