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Hirschsprung Nathalie. Les échanges culturels de la France et de l’Espagne avec la Colombie (1900-1930). In: Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°27, 1992. 1492-1992, Espagne-Amérique latine : de la Découverte à l’Expo , sous la direction de René Girault . pp. 38-39. DOI : https://doi.org/10.3406/mat.1992.410629

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TEXTE INTÉGRAL

Premier conflit mondial, constat, implicite au moins, du déclin relatif de sa puis­sance, rivalités exacerbées entre les grandes puissances, recrudescence des querelles politiques internes, ces situations de tension entre 1900 et 1930 ont pour résultat d’entraîner un développe­ment non négligeable de l’action culturel­le française dans le monde. En effet, au moment où elle se sent menacée, l’heure n’étant plus aux politiques d’expansionnisme territorial, la France tente de renouer avec sa politique d’expansionnisme culturel, elle manifeste clairement sa volonté de résister à la concurrence des autres puissances, voire de les écarter.


La France face à l’Espagne ?

Telle qu’elle apparaît à travers l’étude des correspondances, la mission des ambassadeurs de France en Colombie est tout autant de resserrer les  liens d’amitié entre la Colombie et la France, que de contribuer au développement de l’influence française.

Les diplomates ne perdent pas une occasion d’insister sur l’extrême froideur et même l’antipathie que les Colombiens ont coutume de manifester aux étrangers, en particulier aux Européens. En parallèle, ils mettent en avant l' »admiration » colombienne pour la France, ainsi que les gages d’amitié qu’ils reçoivent du gouvernement colombien. L’engouement exprimé des Colombiens pour la France a pour origine essentielle le respect de la Révolution de 1789 : ainsi trouve-t-on au fil du temps ce type de déclarations :

« Nous nous devons de rendre honneur à la France de la Révolution, car c’est sa pensée qui a fécondé la pensée créatrice des précurseurs et des fondateurs des nationalités qui se sont formées, dans cette partie de l’hémisphère, au sein des colonies espagnoles ».

Mais il est aussi étroitement lié à l’idée d’un certain presti­ge international :

« La France, Nation qui a été la maîtresse de la culture sociale et de l’élégance diplomatique et dont la langue a paru la plus appropriée pour l’entretien aisé des rapports internationaux ».

Les Français demeurent néanmoins vigilants quant à l’éventuelle progression de l’influence espagnole : les moindres faits et gestes des représentants de la monarchie alphonsine sont communiqués à Paris ; il en est ainsi pour l’installation des plaques commémoratives offertes par l’Espagne lors du centenaire de l’indépendance de la Colombie par exemple, pour les différentes manifestations organisées par l’ambassade péninsulaire (en 1913, le chargé d’affaires d’Espagne à Bogota se trouve à l’origine de la coordination d’une rencontre hispano-américaine).

Mais ils ne s’en tiennent pas uniquement à la description des faits. Les craintes suscitées par le déploiement d’efforts du côté espagnol se manifestent régulièrement. Ils y soulignent la volonté de l’Espagne de resserrer ses liens avec les pays d’Amérique latine, dans le but d’affirmer l’unité de la race. Toutes les manifestations culturelles Espagne-Amérique latine sont soigneusement consignées. Cette politique de l’Espagne suscite chez les diplomates français des commentaires aigre-doux : « Il est visible que les Espagnols s’efforcent par tous les moyens de rappeler aux peuples d’outre­ mer les liens qui les rattachent à l’Espagne dans l’espoir de les grouper et de les placer sous leur influence et direction ». L’ambassadeur De Fontenay écrit, le 22 octobre 1924 : « Les plus clair­ voyants se rendent compte, mais ils ne veulent pas l’avouer, que l’Amérique du Sud continue à se tourner de plus en plus intellectuellement vers la France et que c’est notre pays qui, dans l’avenir, pourra exercer sur ce continent une véritable et profonde influence pour le plus grand profit du prestige et de la force de la France ».

Les archives du ministère des Affaires étrangères entre 1918 et 1940 contien­nent des articles de la presse espagnole, accompagnés de leur traduction. Angel Ganivet, qui est l’un des inspirateurs de la pensée politique espagnole, y sert de référence : « Il s’agit maintenant, après tant d’années de décadence, de reconquérir une place que la force ne peut plus nous donner. Nous le ferons par l’union familiale de tous les peuples hispaniques dans le même culte d’un idéal commun.


La Colombie et l’Espagne

Les archives du ministère colombien des Relations extérieures donnent cer­taines indications

– Sur les accords bilatéraux passés avec l’Espagne :

1904 : validité des titres académiques (réciprocité), 1917 : réciprocité en matière d’études et titres académiques , possibilité d’établir des équivalences universitaires, 1927 : le gouvernement espagnol propose un échange de publications pour compléter les archives des Indes.

– Sur des initiatives de la Colombie :

1900 : la Colombie se fait représenter au  Congrès  hispano-américain  de Madrid, 1910 : fêtes du centenaire. La Colombie décide d’apposer des plaques commémoratives au nom des colonisateurs illustres, 1929 : pavillon de la Colombie à Séville (Exposition ibéro-américaine).

–  Sur les initiatives de l’Espagne :

1913 : décret royal du 20 septembre : équivalence pour les titres colombiens d’enseignement supérieur en Espagne, 1926 : le gouvernement de Madrid donne des bourses d’étude à des Colombiens.

–  Et sur de nombreuses invitations :

1910 : l’Espagne invite la Colombie à l’exposition hispano-américaine de Séville en 1914, 1912 : l’Espagne invite la Colombie au centenaire des Cortes de Cadix, 1912 : du 29/9 au 2/1O au Congrès international de sténographie, 1913 : du 22 au 2713, au Congrès inter­ national d’éducation populaire, 1923 : l’Espagne sollicite l’aide de la Colombie pour la réalisation du programme des floralies de Santander, 1924 : l’Espagne invite la Colombie à l’exposition ibéro-américaine de Séville en 1927.

Finalement, les efforts déployés par la Colombie sont plutôt maigres, alors que l’Espagne, elle, a lancé une véritable offensive de « séduction » : cette dernière organise de nombreuses manifestations culturelles, auxquelles elle ne manque pas de convier ses anciennes colonies dont la Colombie. Si le gouvernement colombien n’agit guère, il se manifeste par des déclarations diplomatiques, par des professions de foi. Le gouvernement colombien se montre alors très flatté de l’intention espagnole de célébrer le centenaire de la bataille de Boyaca. A cette occasion, le ministre des Relations extérieures déclare : « Le gouvernement a su valoriser à son juste prix cette excellente intention de la Mère Patrie. Elle n’a pu se réaliser… mais ceci n’a pas entamé les liens qui nous unissent à la Mère Patrie et n’a pas non plus éteint les sentiments d’affection liés à la race ». Lorsque l’Espagne sollicite l’aide de la Colombie pour la réalisation des floralies de Santander, le ministre affirme : « Belle pensée qui, si elle se réalise, permettra de voir pousser en Espagne des fleurs venant de la terre qui,  autrefois , était  sa colonie  et  qui, aujourd’hui, devenue indépendante, est composée de nations qui restent unies à la Mère Patrie par d’étroits liens affectifs ».

Les Colombiens considèrent leurs relations avec la Mère Patrie comme étant éminemment dignes d’intérêt et se réjouissent des marques de sympathie qu’ils reçoivent de l’Espagne. Mais ces discours, qui  se déploient essentiellement autour de ce concept de Mère Patrie, donnent la priorité à l’aspect diplo­matique : on veut maintenir de bonnes relations avec l’Espagne. Les propos énoncés sont insignifiants.


La Colombie et la France

De nombreuses informations attestent des initiatives venant de Colombie et témoignent d’efforts sensibles pour se faire connaître de la France. Quant aux initiatives de la France, elles se manifestent surtout au niveau administratif et diplomatique et sous forme d’invitations à des manifestations ayant lieu sur son territoire.

Si l’on compare la « bonne volonté » de la Colombie vis-à-vis de l’Espagne et de la France, il semble qu’il y ait une grande différence. Beaucoup plus qu’envers l’Espagne, la Colombie soigne son image de marque, manifeste un réel désir de rapprochement avec la France et s’intéresse à ce qui s’y passe.

Quant à son action culturelle en France, la différence est également grande. En effet, la « tiédeur » manifestée par la Colombie en Espagne est remplacée par une active propagande, dont les rapports du ministère tiennent une comptabilité extrêmement précise. La Colombie participe à des manifestations culturelles ayant lieu en France :

1913 : M. Urrutia, ministre des Relations extérieures, veut envoyer de jeunes Colombiens à Paris pour qu’ils se forment à l’Ecole de sciences politiques ;

1918 : nomination de délégués permanents de nationalité colombienne aux foires de Lyon (consuls de Bordeaux et Le Havre) ;

1925 : semaine de l’Amérique latine. Journée de la Colombie, très importante aux yeux du ministre colombien des Relations extérieures ;

1926 : exposition de Bordeaux. La Colombie présente un pavillon national important. Création d’un comité colom­bien pour le centenaire de Berthelot.

La liste des efforts de propagande de la Colombie en France n’est pas close : présence aux expositions, participation aux conférences, publications dans les jour­naux français, publicité pour le café colombien.

Les invitations de l’Espagne étaient centrées sur des manifestations desti­nées à rassembler ses ex-colonies et à provoquer  une  union  des  nations  de langue espagnole ; celles de la France sont motivées par de tout autres raisons : il s’agit en général, de rassemblements à caractère français ou universels :

1914 : invitation de la Colombie à la seconde conférence internationale, à Paris, en vue d’établir la carte du monde au millionième ;

1924 : invitation au centenaire de Charcot ;

1925 : invitation à l’exposition internationale des Arts décoratifs à Paris.

Les relations franco-colombiennes visent délibérément l’avenir. Au contraire, les relations colombe-espagnoles s’engluent dans la passivité de la Colombie, dans d’interminables discours. Ils témoignent d’une relation sous tendue par de nombreuses blessures mal cicatrisées et par une assez grande méfiance de la part de l’ancienne colonie : l’attitude colom­bienne est en contradiction apparente avec ses professions de foi.


Le regard de la presse colombienne

Le dépouillement des quotidiens d’information permet d’apporter quelques précisions. Les références à la France apparaissent à divers niveaux :

dans les éditoriaux, il est le plus souvent question de politique ou d’histoire (les apports de la France au reste du monde sont presque systématiquement glorifiés à travers la Révolution française, mère de toutes les révolutions) dans les rubriques de politique extérieure dans les rubriques culturelles qui présentent des traductions de poèmes ou d’extrait de romans, ou qui se consacrent à tel écrivain, ou à des manifestations culturelles.

Certaines publications vont plus loin et présentent des billets d’humeur pratiquement quotidiens sur la France. C’est le cas par exemple du journal La Opinion, avec ses « Cronicas de Paris ». Le ton employé y est souvent polémique : l’auteur n’est autre que Gémez Carrillo, jour­naliste espagnol travaillant pour l’ lmparcial, souvent hostile à « l’esprit français ». Cette littérature met en relief le fameux « complexe de supériorité » des Français ; mais il est significatif que, de l’autre côté de l’océan, on commande à un journaliste une chronique culturelle quasi quotidienne sur un pays aussi éloigné que la Fran­ce. La vie culturelle de la capitale française exerce une véritable fascination. Et plusieurs articles traitent des diverses manifestations qui s’y déroulent :

– « Ce que produisent les lettres »

– « L’Académie Goncourt »

– « Les banquets de la plume »

– « La vanité des peintres »

– « Le dernier café des arts »

– « Les concerts » …

En outre, des événements qui peuvent sembler insignifiants pour une nation aussi lointaine que la Colombie sont soigneu­sement retranscrits : l’inauguration en France du monument à La Fayette, offert par les écoles nord-américaines le 4 juillet 1900, avec reproduction intégrale des discours prononcés ; une exposition organisée par la Préfecture de Police de Paris dans ses locaux : l’article de La Opi­nion, daté du 20 mars 1901, décrit avec force détails le contenu des salles : affiches et papiers officiels rares, portraits et bustes des principaux chefs de la poli­ ce, des vestiges tels que les clés et les serrures de la Bastille et une salle entière­ ment consacrée au service de l’identité judiciaire.

Tous les textes ne sont pas dans la même ligne : plusieurs publications s’intéressent davantage à la thématique religieuse, El Colombiano, par exemple. Elles mettent en évidence certains succès du catholicisme en France, se félicitent de conversions relatées avec minutie, s’inquiètent de décisions prises au détriment du catholicisme et suivent pas à pas les manifestations religieuses. Il est assez clair que l’on se préoccupe de l »‘âme » de la France.

Il existe cependant certains points de contentieux. Lors de la sécession de Panama, il est reproché durement et en termes passionnels à la France son manque de solidarité avec la Colombie.

Quant à l’Espagne, elle apparaît assez peu et de façon assez irrégulière sous forme de notes courtes d’informations plutôt insipides et de billets d’humeur qui règlent de « vieux » contentieux historiques, en particulier ceux de la période coloniale. Pourtant, l’Espagne a alors la volonté de former une « grande famille » avec ses anciennes colonies, autour de concepts tels que la Race, la langue, les origines ; entre 1900 et 1930, l’Espagne est d’ailleurs convaincue de posséder un grand potentiel qui ne manquera pas de se développer dans le futur : cela est par­ticulièrement net pendant la dictature de Primo de Rivera.

Aujourd’hui encore, les constantes que nous avons pu dégager se retrouvent assez fidèlement dans la pensée colom­bienne. On peut citer pour exemple, afin de terminer sur une note résolument contemporaine, le contraste entre les déploiements mis en œuvre pour fêter dignement le bicentenaire de la Révolu­tion française, et les premières pièces de théâtre jouées « en l’honneur » de la commémoration de la découverte de l’Amérique – souvent grinçantes et lourdes de rancœur.

Nathalie HIRSCHSPRUNG

 

 

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