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Kostka, Alexandre. « Les Beaux-Arts et la « pénétration pacifique » des esprits – l’Exposition d’art français de Wiesbaden en 1921 », Études Germaniques, vol.  256, no. 4, 2009, pp. 977-996.

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Plan de l’article

1 – Enjeux et problématiques
2 – Le profil de l’Exposition des Beaux Arts de Wiesbaden
3 – L’Exposition des Arts décoratifs : relever le défi des artistes-décorateurs munichois
4 – La réaction en Allemagne et en France : entre silence gêné, repli sur la tradition et fuite en avant
5 – Un porte-à-faux quasi parfait ?

Alexandre KOSTKA est Professeur à l’université de Strasbourg, UFR LSHA, 22, rue Descartes, F-67000 STRASBOURG


Introduction

En organisant une exposition très importante d’art français à Wiesbaden, inaugurée le 11 juin 1921, le Haut Commissaire des Provinces du Rhin, Paul Tirard (1879-1945), perpétuait une guerre des esprits, qui reprenait certains traits de la propagande artistique telle qu’elle avait eu cours durant la Grande Guerre. Dans sa forme, cette manifestation reprenait la conception des « saisons françaises » organisées par les services de propagande pendant la guerre en Suisse, en Hollande et dans les pays scandinaves. Répartie sur deux lieux, Wiesbaden et le petit château de Biebrich, prêté pour l’occasion par sa propriétaire la Grande Duchesse du Luxembourg, elle montrait tous les aspects de la civilisation française. Elle associait une partie consacrée à l’art français moderne, peinture et sculpture, à une importante section d’art décoratif particulièrement ambitieuse et qui avait la particularité de dresser un panorama complet depuis Louis XVI jusqu’à l’époque contemporaine. Selon Charles Duvent (1867-1940), peintre aux armées et Haut Commissaire de l’exposition, les Rhénans doivent connaître non seulement l’armée, mais « le véritable visage de la France » […] « il fallait que l’on connût aussi la diversité de son génie et que l’on montrât qu’il puise aux sources de la tradition des forces vives de renouvellement. »

Le terme « pénétration pacifique », utilisé dans un premier temps dans le contexte colonial du tournant du siècle, peut s’appliquer parfaitement à la situation très tendue qui prévaut aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Alors que l’armée française, stationnée en Rhénanie dès les derniers jours de la confrontation, exerce une violence quotidienne, de manière ouverte ou dissimulée, le langage de l’art peut être utilisé pour affirmer des légitimités non-linguistiques en vue de réclamer un territoire, voire d’élaborer une géographie artistique (Kunst-Geographie). Cette pratique a été utilisée abondamment pour la Première Guerre mondiale, car la « guerre des esprits » n’a pas pris fin en même temps que les hostilités sur les champs de bataille.

Quelle est la logique qui sous-tend ces pratiques ? Pour l’usage qui en a été fait pendant la Première Guerre mondiale, on renverra aux travaux de Christina Kott consacrés à l’activité des historiens de l’art allemand pendant la guerre. Elle montre que le fait d’exposer ses propres œuvres, ou de classer celles de l’ennemi sur le terrain de l’adversaire, constitue un acte de souveraineté symbolique. Durant la guerre, l’Allemagne avait agi de la sorte dans les territoires occupés, à Maubeuge, au Musée du Pauvre Diable (ouvert en 1917), à Saint-Quentin ou à Lille et en Belgique.  L’art pouvait ainsi permettre de dresser une cartographie culturelle alternative à celle de la langue – critère retenu par le Traité de Versailles, et notoirement insuffisant aux yeux de la France. Mais il s’agissait entre autres de montrer que l’expressivité artistique des provinces rhénanes répondait à une mentalité spécifique dont Maurice Barrès s’était plu à déceler les caractéristiques des années plus tôt. « Françaises » quant à leur sensibilité artistique, ces terres germaniques pouvaient dès lors apparaître comme des « irredenta ». Restait à en convaincre les Rhénans, dans leur grande majorité profondément hostiles à la présence étrangère – et aussi une population française qui ne partageait pas forcément les avis tranchés des généraux et de Barrès.


1 – Enjeux et problématiques

Alors que la politique d’occupation française dans les provinces rhénanes a fait l’objet d’une recherche approfondie, il est étonnant de constater que seuls deux articles sont consacrés aux aspects artistiques, et plus particulièrement à l’exposition de Wiesbaden. Cela est d’autant plus surprenant que le volet culturel a été abondamment utilisé par l’administration française pour légitimer sa présence, aussi bien pendant qu’après l’occupation. L’historiographie, tant française qu’allemande s’est profondément renouvelée au cours de la dernière décennie, accordant une importance accrue aux aspects culturels et symboliques de l’occupation. La « pénétration pacifique » des esprits a été analysée par la recherche, notamment pour ces deux expressions majeures que sont la Revue Rhénane et le Centre d’Études Germaniques de Mayence. Pourtant, l’exposition d’art, en tant que phénomène relevant d’une dimension esthétique, n’est jamais abordée dans sa spécificité. L’objectif de cette contribution est de combler cette lacune, et de montrer que cette exposition relève d’une logique esthétique qui recoupe en grande partie la sphère politique, sans s’y réduire cependant tout à fait. Il y a une autre dimension qui dicte la forme et le contenu de cette exposition et qui fixe aussi en définitive son rayonnement, conduisant, pour le dire tout de suite, à son échec. Il s’agit du « retour à l’ordre » qui conduit pendant la Grande Guerre (et même un peu plus tôt, vers 1910) à une redéfinition des orientations et de la conscience de soi des avant-gardes artistiques à Paris pour s’inscrire dans la continuité d’une tradition amorcée par le Grand Siècle de Louis XIV. L’historien de l’art américain Kenneth Silver a analysé ce phénomène pour l’avant-garde picturale, sa collègue Nancy Troy pour les arts décoratifs ; tous deux ont souligné le rôle profondément traumatisant de la concurrence allemande, notamment lors de l’exposition des décorateurs munichois au Salon d’Automne de 1910. Pourtant, ces auteurs, alors qu’ils ne cessent de souligner l’énorme pression morale et sociale émanant des élites sociales et des artistes consacrés sur les artistes de l’avant-garde, accordent beaucoup moins d’attention aux stratégies développées par ces milieux établis pour conforter leurs positions. Récemment, Claire Maingon a soutenu une thèse sur le « Rappel à l’ordre » dans les salons d’art parisiens après la Première Guerre mondiale. La propagande artistique française de ces années apparaît comme l’expression d’une volonté générale de signifier au monde, mais aussi à soi-même, un retour à des traditions saines héritées d’une évolution picturale sans ruptures. L’exposition de Wiesbaden s’inscrit dans cette logique, qui ne se manifeste pas seulement en Allemagne, mais dans toute la sphère d’influence de la France : dans les pays scandinaves, en Suisse, en Pologne et, surtout, en République Tchécoslovaque, grâce à l’action du collectionneur d’art Vincenc Kramá.

Cette contribution cherche donc à combler ce que l’on peut appeler un angle mort de la recherche : elle vise premièrement à donner une vision précise de l’exposition en tant que dispositif artistique en s’interrogeant précisément sur les œuvres présentées et en insérant leurs auteurs dans le contexte idéologique. Elle cherche, deuxièmement, à compléter la perspective adoptée par Troy et Silver, en analysant ce que l’on pourrait appeler une « exposition retour à l’ordre » échafaudée sur une terre soumise par une administration d’occupation et des intellectuels proches des généraux. Considérée sous cet angle, une exposition perçue jusqu’alors comme « mineure », et qui à ce titre n’a pas encore fait l’objet d’une approche détaillée, révèle tout son intérêt sous le double prisme esthétique et civilisationniste : elle incarne pour ainsi dire à l’état « pur » les positions les plus réactionnaires du champ artistique, qui seraient difficilement concevables ailleurs que sur le terrain de l’adversaire conquis. Elle fonctionne donc comme une loupe grossissante, découvrant des aperçus inédits sur « l’Autre » de la modernité : une « réaction artistique » qui constitue trop souvent une partie négligée de la recherche.

De fait, cette étude plaide aussi pour l’élargissement méthodologique de la germanistique en direction de l’histoire de l’art, et cherche à ouvrir des angles d’approche intégrant l’histoire politique et la sociologie de la culture.


2 – Le profil de l’Exposition des Beaux Arts de Wiesbaden
[…]

https://www.cairn.info/revue-etudes-germaniques-2009-4-page-977.htm?1=1&DocId=51850&hits=1055+1054+1053+1052+https://www.cairn.info

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