source : http://balkanologie.revues.org/261

Guillaume Robert, « L’Albanie et la France dans l’entre-deux-guerres : une relation privilégiée ? », Balkanologie [En ligne], Vol. II, n° 2 | décembre 1998

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RÉSUMÉ

Dans l’Albanie de l’entre-deux-guerres, l’État français compte sur la propagation de sa culture afin de contrer les prétentions italiennes : les liens culturels participent à l’établissement d’échanges économiques ou d’alliances politiques. Mais cette volonté est peu suivie d’effets (peu de crédits sont débloqués pour sa réalisation), ce que montre l’auteur par l’exemple du lycée de Korça.


Plan

  • Le contexte balkanique
  • La France et l’Albanie
  • La présence culturelle française
  • Le lycée de Korça
  • La France en Albanie, une influence effective
  • Le pouvoir albanais et l’influence française

Notes de la rédaction

Cet article est issu d’un mémoire DEA soutenu à la IVème section de l’EPHE sous la direction du professeur Christian Gut, sous le titre Diplomatie et influence culturelles françaises en Albanie durant l’entre-deux-guerres.


EXTRAITS

Tous les Français qui se rendent en Albanie, tous ceux qui côtoyent des Albanais ont la même expérience : à une époque où il n’est plus de bon ton d’évoquer un improbable rayonnement français, où l’influence culturelle passée ou présente ne peut être qu’impérialisme, ils se voient rappeler que la France a de tout temps entretenu d’étroites relations avec l’Albanie, a fait rayonner sur ce petit pays une forte influence dont les Albanais se réclament encore. Un interlocuteur un peu averti leur évoquera la présence de Skanderbeg (héros national du XVème siècle organisateur de la lutte contre les Ottomans) dans la littérature française, ou les relations d’Ali Pacha de Tepelenë avec Napoléon. Mais tous s’enthousiasmeront de la présence française à Korça, ville aujourd’hui à proximité des frontières grecque et macédonienne, le mythique “Petit Paris”.

« Soutien des peuples opprimés », « héraut universel de la liberté », aux yeux des Albanais la France a tout naturellement favorisé leur mouvement d’indépendance, notamment au cours de la Première Guerre mondiale. Dans la tourmente d’un conflit qui voit se démembrer le pays, les soldats français de l’Armée d’Orient leur permettent de résister à des voisins envahissants et de fonder un État qui pérennise l’indépendance difficilement acquise en 1912 : la “République de Korça”. De cet événement fondateur naît le lycée de Korça, établissement d’enseignement français, centre prestigieux et prospère de la présence française dans le pays pendant l’entre-deux-guerres, origine et preuve tout à la fois d’une francophonie, sinon d’une francophilie albanaise jamais démentie. Même Enver Hoxha, référence encore et toujours incontournable (même si aujourd’hui en négatif), en était issu ainsi que les Albanais le rappellent volontiers.

En écoutant ce discours, comment ne pas être convaincu de la forte influence de la France en Albanie, comment ne serait-on pas persuadé que la population albanaise toute entière est véritablement imprégnée par la culture française, bref qu’un lien privilégié existe bel et bien entre les deux pays ? C’est ce que cet article va s’attacher à examiner : cette première impression reflète elle vraiment la réalité ?

Depuis l’époque moderne, les Albanais apparaissent effectivement sous la plume de quelques auteurs français. L’influence française dans l’Empire ottoman a aussi touché quelques Albanais de la haute administration ou des mouvements de modernisation et de contestation de l’Empire : la plupart des acteurs de l’affirmation identitaire des Albanais au XIXème siècle étaient francophones. Et pendant une vingtaine d’années ce sont les programmes français d’enseignement du lycée de Korça qui ont formé deux générations d’intellectuels qui seront au cœur de la modernisation du pays.

Même pendant cette période de l’entre-deux-guerres, qui semblerait privilégiée de ce point de vue, la francophonie des Albanais, plus particulièrement des élites intellectuelles, l’influence et l’implication de la France en Albanie sont cependant à relativiser.

Le contexte balkanique

[…]

La France et l’Albanie

[…]

La présence culturelle française

La présence culturelle française en Albanie s’inscrit dans cette idée que l’on voit subsister de manière à peu près permanente au Quai d’Orsay : au-delà des nécessités conjoncturelles, au-delà des options qui peuvent différer d’un gouvernement à l’autre, une Albanie indépendante capable de résister aux pressions extérieures serait un idéal.

Ni la possibilité, ni une véritable volonté de s’engager dans une action diplomatique en ce sens n’étant présente, l’Albanie semble pourtant condamnée à rester dans une éternelle situation de dépendance. La France est cependant coutumière de l’utilisation de son rayonnement culturel comme instrument de politique extérieure.

Le “génie légendaire” de la France célébré par Georges Duhamel est une idée commune dans l’entre-deux-guerres. On ne parle plus de supériorité de la culture française (les autres ne sont plus niées, à l’image de celles des peuples colonisés à qui sont reconnus certains mérites) mais d’un particularisme qui s’en rapproche. Lorsque Paul Valéry souhaite dresser un tableau de l’oeuvre spirituelle de la France, c’est-à-dire de ses arts et de sa production intellectuelle, il lui est naturel d’ »envisager la France dans la constitution du capital de l’esprit humain ». Elle a en effet un apostolat à exercer dans le monde : elle a pour mission de répandre l’idéal de la Révolution, et de former l’Humanité. Un député auteur d’un rapport sur la « défense et l’illustration de la France », Ernest Pezet, parle même de « primauté bienfaisante pour elle, mais aussi pour le monde à pacifier ».

Ce messianisme généreux n’est pas innocent. Très tôt, hommes politiques ou intellectuels conçoivent de l’exploiter pour la défense du pays, pour les intérêts matériels et même idéologiques de l’État. En 1920, le rapporteur du budget à la Chambre des députés explique le sens de la création du Service des Œuvres Françaises à l’Etranger (désigné ensuite sous son sigle SOFE) le 15 janvier

Nos lettres, nos arts, notre civilisation industrielle, nos idées ont exercé de tout temps un puissant attrait sur les nations étrangères. Nos universités, nos écoles à l’étranger sont de véritables foyers de propagande en faveur de la France. Elles constituent une arme aux mains de nos pouvoirs publics. C’est pourquoi le ministère des Affaires étrangères et ses agents de l’extérieur doivent contrôler et diriger les initiatives, inspirer et favoriser à tout prix la pénétration intellectuelle française, avec la conviction qu’elle est une des formes les plus sûrement efficaces de notre action à l’étranger.

Grâce à la propagation de sa culture, la France prend part au jeu mondial des influences en menant une politique permanente de la présence. Selon le mot d’Henry de Jouvenel, il s’agit d’exercer une « diplomatie de l’opinion publique » capable de créer des relations profondes et durables entre la France et les peuples du monde. In fine, les liens culturels participent à l’établissement d’échanges économiques ou d’alliances politiques, tout en gardant leur autonomie : la clientélisation intellectuelle des élites, la création du mythe d’une France-référence incontournable respectée sont en eux-mêmes générateurs de puissance.

Ces principes sont à l’œuvre en Albanie. En partie certainement par simple automatisme : la France a autant une politique culturelle par conscience de l’importance de son message, par messianisme, que par la recherche d’intérêts et de résultats. Mais l’essentiel n’est pas là. Pour Degrand, l’objectif de la présence culturelle française est clair : former « un boulevard contre l’emprise italienne ». Il s’adresse au SOFE quand il écrit : « je ne cherche pas à remplacer nos amis italiens, mais les Albanais ont une tendance à se détacher d’eux et je crois que […] nous devons les pousser dans leurs velléités d’indépendance ». Cette véritable profession de foi se traduit par une grande obstination dans son combat contre l’implantation italienne.

Depuis les débuts de la vassalisation de l’Albanie à l’Italie, Rome poursuit avec une grande constance le projet d’évincer du pays la France et toutes les puissances dont la présence pourrait être un frein à sa propre emprise sur les Albanais. Non contente de contrôler leur armée, leur budget et la presque totalité de leur commerce, ou de leur imposer des colons italiens (autour de Durrës), elle veut aussi contrôler leur esprit afin d’annihiler toute volonté de refuser le protectorat italien et de se tourner vers d’autres alliés. Toute autre présence intellectuelle est ainsi combattue alors que la culture italienne est promue. Parallèlement aux pressions pour éliminer les Français de l’enseignement albanais, par exemple, les Italiens distribuent gratuitement d’énormes quantités de livres italiens dans les établissements, multiplient les bourses d’études ou organisent des cours de langue et de culture italiennes par le biais de l’association “Dante Alighieri”.

Tous les diplomates français à Tirana s’inquiètent des succès que remportent les Italiens et du recul de la présence française. Leurs dépêches au SOFE témoignent de leur acharnement à défendre leurs positions, par d’incessantes démarches auprès des autorités albanaises qui cèdent aux pressions italiennes ou par de fréquentes injonctions alarmistes à leurs supérieurs parisiens qu’ils enjoignent de faire un geste significatif en faveur des Œuvres. Le renoncement constaté dans la sphère politique n’est pas de mise ici : le ton est plutôt combatif et résolu. Les Français semblent prêts à tout pour conserver une présence culturelle : pressions sur le gouvernement albanais, mais aussi compromissions… De nombreuses dépêches de la période 1930-1934 montrent que tout l’édifice de la diplomatie française peut être au service de la conservation de l’influence culturelle : confrontés à l’arrivée au pouvoir de ministres nationalistes ou pro-italiens qui multiplient les tentatives de diminution du nombre des professeurs français dans les établissements albanais, ou les licenciements d’employés français nommés à des postes d’assistance technique, les diplomates, avec l’accord de Paris, ne se privent pas de menacer les Albanais de rupture des relations commerciales, de perte des quelques avantages qu’ils auraient pu obtenir de la part de la France, etc.

[…] 

Le lycée de Korça

[…]

La France en Albanie, une influence effective

L’influence française en Albanie est bien réelle. Il est difficile de savoir dans quelle mesure le succès appartient à la politique culturelle suivie par Paris, si grande est la place effectivement occupée, à la période qui nous intéresse, par un prestige intemporel de la France qui ne doit peut-être rien aux actions concrètes de l’instant. Les voyageurs ayant parcouru l’Albanie dans l’entre-deux-guerres ou les Albanais eux-mêmes le rapportent dans de nombreux témoignages : un mythe naît du souvenir de la participation de la France à certains des événements les plus importants de l’histoire albanaise. Peu importe la réalité des faits, les Albanais veulent se souvenir des relations de Napoléon avec Ali pacha de Tepelene et de son régiment albanais, du “soutien” de la France à la reconnaissance internationale du pays après la Première Guerre mondiale, de l’acquittement à Paris d’Avni Rustemi, l’assassin d’Essad pacha en 1920, etc., qui créent l’image d’une France généreuse, amie et soutien de l’Albanie.

L’événement le plus marquant se rattache encore une fois à Korça. Placé entre les armées grecques et austro-hongroises au cours de la Première Guerre mondiale, le territoire de Korça est occupé par l’Armée française d’Orient qui instaure par le protocole du 10 décembre 1916 une administration albanaise autonome, seul moyen de se concilier la population et de garantir la sécurité de la place. Dès le mois de mars 1917, les autorités albanaises profitent de leur pouvoir d’initiative pour transformer le territoire autonome en République albanaise de Korça indépendante. Malgré l’abrogation du protocole en février 1918, malgré l’exécution pour trahison d’un des principaux personnages de la ville, Themistokli Gërmenji, par l’auto-administration qu’elle a concédée aux Albanais, la France reste celle qui a permis la perpétuation symbolique d’un État albanais et a prouvé au monde extérieur qu’ils étaient capables d’auto-gouvernement.

Plus qu’un attachement à l’image de la France, l’influence se traduit aussi par la pénétration de la culture française au sein de la vie intellectuelle et culturelle albanaise. Si les élites parlent le français, il semble que le polyglotisme soit la règle. Parmi toutes les langues parlées dans le pays, le français fait peut-être exception par le fait que, non soutenu par une présence politique ou économique constante (comme l’italien, l’allemand ou le grec), sa pratique est uniquement basée sur l’aura de la France dans le pays, sans exclure, naturellement, l’impact de son statut de langue internationale de la diplomatie et de la culture. L’impact de l’enseignement français est aussi certainement en cause. À sa création, le lycée de Korça est le premier établissement secondaire où l’enseignement soit délivré en albanais et qui ne soit pas confessionnel. Il est le seul jusqu’en octobre 1922, à la création du premier gymnase d’État à Shkodra. Malgré la multiplication des établissements, le lycée de Korça voit croître ses effectifs, de 50 à plus de 700 : ses élèves viennent de toute l’Albanie et les grandes familles du pays y placent leurs fils, à commencer par Zog qui y fait entrer ses deux neveux après les avoir retirés d’un établissement suisse. L’examen des chiffres d’un annuaire statistique paru en 1928 confirme les témoignages34 : le lycée français de Korça (ainsi que celui de Gjirokastër ouvert de 1923 à 1928) attire plus d’élèves que ne le font les autres établissements. À côté de l’enseignement français se développent des écoles techniques italiennes et américaines, mais la formation des élites est laissée à Korça, considéré comme “l’université du pays”. Et de fait, 80 % de ses élèves entrent dans la haute ou la moyenne administration : l’impact de la culture française est donc bien réel, jusqu’au sein de la structure étatique.

Entité politique récente, l’Albanie n’a pas de vie culturelle très développée avant la Seconde Guerre mondiale (à l’exception de Shkodër). Le manque de moyens financiers, et peut-être aussi la faiblesse numérique de l’élite culturelle, ne permettent pas l’existence d’un réseau important de théâtres, cinémas, imprimeries, bibliothèques, orchestres, malgré les réels efforts en ce sens de l’État et de quelques associations de promotion de la culture. Les possibilités de diffusion de la culture française sont donc déjà limitées. Le fait que le département étranger des éditions Hachette s’engage en Albanie et y prenne un représentant (la librairie Argus, l’une des deux qui reçoivent des ouvrages en français), alors que les maisons d’édition n’étaient pas réputées, à l’époque, et selon les réflexions des services culturels, pour leur courage commercial, prouve pourtant clairement que le marché du livre et de la revue français y est intéressant.

En ce qui concerne le plan intellectuel, il faudrait attentivement étudier toute la presse albanaise de l’époque pour savoir avec précision quelle était l’influence intellectuelle française sur les débats d’idées que connaissait l’Albanie. Mais il est d’ores et déjà connu qu’au moins un des courants intellectuels qui s’interrogent sur la modernisation de l’Albanie et du pouvoir politique se base sur les théories de penseurs français : le positivisme d’Auguste Comte, mais aussi Ernest Renan, sont les références du “neoshqiptarizmë” (nouvel “albanisme”) de Branko Merxhani.

La France a donc ainsi une place privilégiée auprès de la population albanaise cultivée. Son influence est effective, acceptée et, mieux, recherchée. Elle coexiste toutefois avec celle d’autres pays, d’autres cultures qui, aux yeux des Albanais, peuvent apporter leur contribution à l’édification de leur État.

Le pouvoir albanais et l’influence française
[…]

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