source : http://journals.openedition.org/ejts/751
Jordi Tejel Gorgas, « Les constructions de l’identité kurde sous l’influence de la « connexion kurdo-française » au Levant (1930-1946) », European Journal of Turkish Studies [En ligne], 5 | 2006
RÉSUMÉ
Starting with the study of Orientalism in the interwar period, this paper focuses on when, why and how the Kurdish elite was engaged in constructing a viable concept of Kurdish identity. Because of the developments in the Middle East, this task of construction of an ‘imagined community’ – addressing the kurmanji speakers – took place under the influence of France, which became a mandatory power in Syria. The collaboration between French agents and Kurdish intellectuals brought about textual representations which could at best both inspire an inner Kurdish identification and enhance the image of Kurds as they were perceived in the West. However, this making of Kurdish identity, marked by an extreme process of social closure, had a significant consequence: the ‘Westernizing Kurdish elites’ had to come to inhabit a social and symbolic community that differed dramatically from the community inhabited by traditional elites (sheikhs and tribal chieftains) and non-elites.
Plan
EXTRAITS
- Dans le même sens, la latinisation de l’alphabet kurde réalisée en toute complicité entre Djeladet Bedir Khan et Pierre Rondot et considérée comme une œuvre civilisatrice, sépare les Kurdes des Arabes et des Iraniens, mais les rapproche des Turcs
- La collaboration intellectuelle entre les premiers kurdologues français contemporains et les intellectuels kurdes a comme résultat majeur l’ethnicisation accrue de l’identité kurde. En effet, le contact entre les intellectuels kurdes et les orientalistes français encourage les premiers à réaliser un travail de recherche sur le folklore kurde (contes, légendes, chansons, proverbes, traditions) afin de cerner la spécificité de l’identité kurde ou, selon l’expression de Thomas Bois, « l’âme des Kurdes ».
PREMIÈRES PAGES
Bien que le mouvement nationaliste kurde se montre extrêmement divisé, les divers partis partagent certains mythes communs, dont les origines du peuple kurde ou la carte du Grand Kurdistan, et un discours vaguement homogène sur le « caractère national » kurde. Ainsi, à l’exception des partis islamistes, la plupart des formations kurdes présentent le Kurde comme étant plus proche des Occidentaux, de par ses origines ethnolinguistiques – peuple indo-européen et de par son adoption plus libre de l’Islam, que ses voisins turcs et arabes. Toutefois, à partir des années 1990, les activités armées des groupes islamistes kurdes tels que Hizbollah en Turquie ou Ansar al-Islam au nord de l’Irak, ainsi que la dénonciation des crimes d’honneur à l’encontre des femmes kurdes immigrées en Europe ont remis en question les stéréotypes mis en avant par le discours nationaliste kurde et par bon nombre de chercheurs et journalistes occidentaux qui se sont intéressés à ce que l’on a nommé la « question kurde ».
L’objectif de cette contribution n’est pas de démontrer la véracité ou la fausseté du discours nationaliste kurde concernant la kurdicité, mais d’étudier quand, pourquoi, par qui et comment ce discours a été élaboré et répandu. Pour ce faire, elle abordera, dans un premier temps, le cadrage de l’orientalisme de l’entre-deux-guerres. Puis, elle analysera les conditions favorables qui permirent le travail en commun entre les premiers kurdologues français et les intellectuels nationalistes kurdes exilés au Levant. Enfin, l’article mettra en évidence les fruits de cette collaboration dans la construction de l’identité nationale kurde en dialecte kurmandji.
Le retour aux origines de la construction de ce que j’appelle une « doctrine consensuelle » (Tejel 2007) peut éclairer comment la perméabilité des champs du savoir et du politique a pu déterminer, dans le temps, la définition de l’identité kurde, du moins en Turquie. En effet, la collaboration entre les premiers kurdologues français et les intellectuels occidentalisés kurdes – notamment les frères Bedir Khan – permit la formulation politique de signe élitiste des « frontières » ou contours de l’identité kurde durant la première moitié du XXesiècle. Ce travail intellectuel, marqué par un processus de « clôture sociale » de leurs acteurs, eut cependant des conséquences profondes dans le camp kurde : les élites kurdes occidentalisées s’insérèrent dans une communauté sociale et symbolique qui différait largement de celle des élites traditionnelles et des non-élites. Si bien que les milieux traditionnels et les acteurs anonymes de la société kurde furent peu sensibles aux appels à la révolte armée au nom d’une « communauté imaginée » (Anderson 1996) par l’élite modernisatrice.
I. Les conditions sociopolitiques de l’émergence de la Kurdologie française contemporaine
Jusqu’au XXe siècle, les orientalistes ont parlé de l’Orient, ils ont traduit des textes, ont expliqué des civilisations, des religions, des dynasties, comme des sujets universitaires. L’orientaliste est un spécialiste dont la tâche, dans la société, est d’interpréter l’Orient pour ses compatriotes. L’orientaliste reste donc en dehors de l’Orient, gardant une distance culturelle, temporelle et géographique avec son sujet d’étude. Cependant, l’entreprise coloniale et la Première Guerre mondiale réduisent progressivement la distance entre l’Orient et l’Occident. Les nouveaux experts des questions orientales sont des agents travaillant pour une puissance coloniale.
La convergence entre l’orientalisme latent (positivité inconsciente) et l’orientalisme manifeste (positivité consciente) résulterait, selon Edward W. Said (Said 1997), de cette évolution. Les conséquences de la convergence entre la doctrine orientaliste latente et l’expérience orientaliste manifeste se sont révélées dans toute leur profondeur lorsque la Grande-Bretagne et la France se sont préparées scientifiquement au démembrement de l’Empire ottoman. Alors que le portrait du type kurde tracé par les voyageurs et les envoyés officiels au Kurdistan avant le XXe siècle est en général assez négatif, les ambitions politiques de la Grande-Bretagne en Mésopotamie et en Perse ouvrent la voie à une revalorisation du peuple kurde aux yeux de l’opinion publique britannique.
Comme le kurdologue russe Basile Nikitine le confirme (Nikitine 1956 : 65), « ces définitions, soi-disant psychologiques, sont aussi souvent dictées par les préférences et les goûts du moment. Tel peuple qu’aujourd’hui, pour une raison quelconque (politique, pour la plupart), on porte aux nues, sera vilipendé demain si les circonstances changent. Tantôt on exaltera l’individualisme opposé à l’esprit grégaire, tantôt on déplorera les méfaits de l’improvisation individualiste comparés aux résultats obtenus grâce à la discipline nationale ».
L’intérêt « scientifique » des puissances occidentales pour les peuples orientaux s’est maintenu pendant l’ère des Mandats car l’Orient devient une « obligation » administrative réelle. En effet, l’assignation du Mandat sur l’Irak consolide l’intérêt des Britanniques pour les populations habitant dans ce pays ; en peu de temps se multiplient les travaux historiques, linguistiques et anthropologiques sur les Kurdes. En revanche, l’entrée en contact de la France avec les populations du Kurdistan est tardive. La découverte de l’utilité des Kurdes à des fins de politique mandataire à la fin des années 1920, en particulier la colonisation de la Haute Djézireh, amène les Français à s’intéresser davantage, à travers l’Institut Français de Damas (I.F.D), à ces populations jusqu’alors largement méconnues par la France.
Mais l’intérêt de son directeur, Robert Montagne (1930-1938), pour les Kurdes s’explique également par sa conception de la « mission civilisatrice » de la France au Levant : la construction d’un État moderne. Or pour Montagne, les Kurdes, à l’instar des autres minorités et des Bédouins, constituent un obstacle à la fondation de cet État moderne. La France, pour Montagne et ses disciples, a pour « mission » d’incliner peu à peu les Kurdes de Syrie vers un genre de vie (sédentarisation, effacement des liens tribaux, intégration à l’économie productive, renaissance culturelle) susceptible de les rendre « utiles dans un État policé moderne ». Dès lors, il faut les étudier pour tenter de les comprendre et ainsi les intégrer dans l’édifice syrien de la manière la plus adéquate. Pour mener à bien cette mission, l’équipe de Montagne doit réaliser des études contemporaines centrées sur des disciplines comme la sociologie, la dialectologie, l’anthropologie ou la géographie humaine. Pierre Rondot et Roger Lescot – militaires de carrière – deviennent ainsi les premiers kurdologues français sous l’impulsion de Montagne.
II. Les acteurs de la « connexion kurdo-française »
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