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Monteillet, Nicolas. « De la méthode Jamot à la médecine de rue. Action mobile d’urgence et action sanitaire « de fond » au Cameroun », Politique africaine, vol. 103, no. 3, 2006, pp. 127-142.

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RÉSUMÉ

Dans le sud du Cameroun, les conceptions des soins héritées de la médecine coloniale perdurent encore aujourd’hui. Les campagnes contre la maladie du sommeil, créées en réaction à des menaces sur l’influence française, ont été les premiers contacts de la population rurale avec cette médecine « de brousse » et le succès de ces « missions » a profondément affecté les sociétés africaines, qui ont adhéré à la médecine du médicament, alors qu’un véritable travail de prévention faisait défaut. Des effets pervers en ont résulté, devenus dramatiques lorsque l’État postcolonial n’a plus réussi à maintenir des structures de soins de proximité ; ceci a favorisé l’émergence d’une « médecine de rue ».


PLAN

Du spectre endémique aux « bienfaits » partagés de la colonisation
La « prophylaxie » et ses usagers à Nanga Eboko, 1927-1933
Un accueil pragmatique de la magie pharmaceutique ?
Le problème du refus de consulter et l’impossible contrôle total du virus
Du triomphe du mythe de la « prophylaxie » à l’immobilisme médical des tutelles
Misère des structures « de brousse »
La démission pédagogique: du regroupement forcé aux intercessions du « bon samaritain » et des maîtres d’école
Du « triomphe » des injections et des comprimés à la résurgence des maladies « coloniales »
Legs colonial et santé publique aujourd’hui : du miracle des antibiotiques à la médecine « de rue »


PREMIÈRES PAGES

La Mission mobile dite de « prophylaxie », créée par le médecin Émile Jamot en 1925 pour dépister et traiter la maladie du sommeil parmi les populations à risque des zones rurales du Cameroun, a fortement contribué à implanter, parmi ses collaborateurs comme parmi les populations traitées, le respect de ce qui devait devenir les services de santé de l’État indépendant du Cameroun. Cet article vise à mettre en évidence l’ambivalence des attitudes engendrées dans le public par les pratiques mises en œuvre pour assurer la prise de contrôle par l’État colonial de la santé des populations rurales. Ces méthodes ont favorisé la formation d’un corps local d’auxiliaires de santé qui a maintenu, auprès des médecins expatriés puis nationaux, ces notions cliniques et la conception militaire du rapport au malade favorisant, encore aujourd’hui, une absence de pédagogie et une distance qui expliquent certaines malversations. On ne contestera pas le principe de ces tournées au nom de leur méthode volontiers autoritaire ou des arrière-pensées productivistes de l’administration coloniale, pas plus qu’on n’entérinera le triomphalisme cocardier d’une littérature coloniale prompte à encenser la bravoure de ses héros. On verra ici que cet épisode de l’histoire sanitaire constitue l’un des moments décisifs de la construction d’un imaginaire populaire de la médecine privilégiant injections et comprimés. En lien avec les concepts pharmacologiques anciens, cet imaginaire explique la flambée contemporaine des pratiques d’automédication tout comme la soumission aux dérives actuelles de la clinique.

Les services de « prophylaxie » de la maladie du sommeil, qui avaient pour mission de contrôler l’incidence de la maladie dans les zones rurales pourvoyeuses de main-d’œuvre, ont donné lieu à trois grands types d’écrits. D’abord, des travaux restitutifs se voulant rigoureux, recensant et reproduisant, sans toujours les discuter, des statistiques officielles à l’échelle nationale et débouchant sur un bilan comptable très enthousiaste, jamais confronté aux estimations administratives parallèles des populations « cibles », c’est-à-dire privilégiant le point de vue objectiviste de l’institution sur celui du malade et les statistiques nationales sur les données locales plus explicites. Le second type d’écrits, pour ainsi dire hagiographiques, valorise la culture de l’« action » de l’administration coloniale, qui aurait aujourd’hui disparu; ils vilipendent les adversaires de ces initiatives et célèbrent le courage et les vertus des médecins des troupes coloniales, sans voir que ce « volontarisme » privilégie une conception sommaire de la médecine de masse au détriment d’actions sanitaires de fond. Plus récemment, des auteurs comme Labusquière, Dozon ou Ranger ont ouvert la voie à un réexamen plus circonspect des résultats. L’analyse rétrospective critique des méthodes médicales coloniales est d’autant plus nécessaire que la recherche d’un équilibre entre les médecines hospitalière et mobile est à l’ordre du jour, en raison de l’échec relatif de la politique rurale de promotion des centres de santé primaires et de la faible couverture médicale assurée par le système hospitalier dans le contexte de la pandémie du sida.

Pour mieux comprendre à la fois le point de vue de l’institution et les effets de la perception populaire des soins, nous prendrons l’exemple des campagnes médicales menées au début du siècle dernier dans l’arrondissement de Nkoteng, au nord-est de Yaoundé, alors essentiellement peuplé par une population yezum, que les estimations fiscales évaluaient en 1933 à 7 501 habitants. Les conditions dans lesquelles cette médecine prenait en charge les malades et les faiblesses comme les succès peuvent être commodément évalués en tenant compte des facteurs anciens comme des influences à long terme. En effet, les médecins de la Mission de prophylaxie utilisaient les traitements médicaux les plus avancés et mobilisaient une médecine d’urgence dont les effets positifs immédiats ont incité à négliger l’action sur le long terme qui manque tant aux systèmes de soins africains aujourd’hui. La popularité persistante de la pharmacie s’appuie sur le souvenir des guérisons éclair des campagnes de prophylaxie, rendues indispensables par le contexte sanitaire dramatique dans lequel la colonisation allemande puis française avait précipité la population de la région. Faute d’une couverture médicale de proximité assumant une fonction pédagogique à la hauteur des besoins sanitaires, les coups d’éclat médicaux de la colonisation auront, hélas, beaucoup fait pour le développement d’attitudes qui portent en germe les problèmes de la santé publique contemporaine: une « injectolâtrie » qui favorise les contaminations et justifie toutes les formes d’automédication par des produits injectables, ou, à l’opposé, une « injectophobie » et un refus des vaccinations générales, mais surtout un usage incontrôlé des médicaments qui a amélioré la pharmaco-résistance des principales souches virales…


Du spectre endémique aux « bienfaits » partagés de la colonisation

Dans les premiers temps de la colonisation, les responsables médicaux coloniaux se préoccupent exclusivement de la santé des Européens, sous le poids des hécatombes provoquées par les maladies tropicales parmi la génération des pionniers de la conquête du sud du Cameroun. L’officier allemand Schimmelpfennig meurt ainsi d’une crise foudroyante de « malaria » quelques mois après avoir obtenu la reddition des chefs du pays yezum. La disparition d’autres colons allemands illustres, comme Nachtigal, Tappenbeck et Dominik, et des pasteurs Good et Merrick, va entretenir cette réputation de l’Afrique comme tombeau de l’homme blanc, qui faisait dire au docteur Buchner, l’un des premiers gouverneurs allemands du Cameroun, lui-même médecin, que « ce serait un massacre d’envoyer des Européens dans un tel endroit ». Les premiers médecins européens auront donc pour objectif unique de maintenir la santé du personnel colonial et des troupes installées dans les stations « européennes ». Un missionnaire médecin anglais – installé à Douala en 1896 –, qui souhaitait se consacrer uniquement aux autochtones, sera même expulsé parce qu’il refusait de soigner des Européens. Cette insécurité sanitaire amène d’ailleurs l’administration à envisager un apartheid hygiénique, c’est-à-dire à déplacer les quartiers « indigènes » pour éloigner les moustiques vecteurs du paludisme. Vivant constamment avec la peur de la maladie, les explorateurs ne peuvent affronter la brousse sans emporter des sels de quinine à côté de leurs porte-bonheur.

On ignore alors que c’est la conquête plus que l’inhospitalité naturelle du continent qui provoque une hécatombe dans la population locale, d’une gravité tout à fait comparable à celle qui frappe les Européens, en favorisant la diffusion de pathologies nouvelles, comme les maladies vénériennes et la grippe espagnole, ou anciennes, comme la trypanosomiase. Les seuls postes allemands dotés de médecins sont les comptoirs côtiers, les plantations et des centres administratifs européens. Les structures les plus proches de la région étudiée sont Doumé et Ayos, à plus de 100 km. Sans parler des dégâts sanitaires résultant de l’incurie administrative, les migrations incessantes de porteurs entre l’intérieur et les comptoirs côtiers, favorisées par l’essor du commerce de traite ont entraîné un développement dramatique de ces maladies. Dans cette région où, en 1904, le capitaine allemand Thierry signale l’absence de glossines (les mouches tsé-tsé qui propagent, par leur piqûre, la maladie du sommeil), les taux de contamination élevés révélés par les enquêtes ultérieures indiquent bien les effets de la mobilité des porteurs sur la progression des endémies. Face à la surmortalité des travailleurs dans les plantations côtières, la tutelle allemande, en 1905, oblige les gros commerçants à y installer des postes médicaux. Il est clair que le « développement » économique (mobilité commerciale, recrutement pour les chantiers routiers et ferroviaires et développement de la riziculture…) qui a succédé aux campagnes militaires du capitaine Dominik en pays yezum et maka, puis les déplacements de troupes générés par la Première Guerre mondiale sont responsables du dramatique tribut payé à la grippe espagnole et surtout à la trypanosomiase.

L’administration française, qui s’est permise de critiquer l’imprévoyance allemande, fait accompagner d’un simple infirmier le premier administrateur qui vient en poste dans la région, à Nanga-Eboko, en 1922. Elle contraint les paysans à cultiver le riz, culture qui détermine une flambée de trypanosomiase: les zones inondées où sont menées ces cultures sont en effet particulièrement fréquentées par la mouche qui transmet la maladie. Ces fléaux, source de grandes souffrances et des pires taux de mortalité qu’ait connus la région au cours du xxe siècle, sont donc le produit d’une politique de mise en valeur autoritaire bien plus que d’une « malédiction » originelle, dont les rédacteurs français du rapport adressé en 1921 à la Société des Nations (SDN) disaient qu’elle semblait condamner le Cameroun « à énumérer les endémies et les épidémies qui déciment sa population ». Manquant de personnel et de moyens logistiques, mal préparée à assumer la prise en charge d’un vaste territoire, la tutelle française aggrave encore l’état sanitaire des populations. Pourtant, après la mise en place d’un service de prophylaxie, notamment dans l’est du Cameroun, les discours officiels n’ont cessé de faire de la médecine une des incarnations de la mission civilisatrice française, comme l’indiquent les rapports adressés à la SDN. Cette action sanitaire était censée convaincre les peuples colonisés de la justesse des objectifs politiques et moraux de la France et démontrer la supériorité de ses techniques curatives et, au-delà, de son administration. Ainsi, les chefs de subdivision avaient pour consigne expresse d’aider les médecins :

« Je n’ai pas à vous recommander de travailler en parfaite harmonie avec les agents de l’assistance médicale. Vous avez trop d’expérience pour ne pas admettre qu’en pays neuf le médecin est, parmi les ouvriers de la civilisation, celui dont l’action faite de dévouement et de patience, d’intervention libératrice, touche le plus sûrement l’indigène. »

On retrouve ici comme dans d’autres rapports un aspect central de l’idéologie coloniale : le culte de la science, et en particulier de la médecine présentée comme l’expression suprême d’une civilisation éclairée, libérant l’« indigène » de ses « superstitions ». Le bureau de la commission des mandats de la SDN avait, sous la pression de l’Allemagne, souligné la nécessité pressante d’une action sanitaire efficace. Berlin espérait profiter des faiblesses de l’administration française dans ce domaine pour récupérer la gestion du territoire du Cameroun. L’administration française décida donc de créer, à partir de 1922, des équipes mobiles chargées de dépister et de traiter la trypanosomiase. Ces équipes mobiles étaient en effet moins coûteuses et plus pratiques que les établissements hospitaliers, et leur couverture sanitaire incommensurablement supérieure leur valut la préférence des services sanitaires, dans une période où les besoins en main-d’œuvre étaient pressants. Cette politique de dépistage de la maladie du sommeil comportait bien une fonction préventive, mais il faut souligner le grave défaut de ce type d’intervention, qui soigne dans l’urgence et introduit l’idée que les malades doivent se contenter d’obéir à l’institution. C’était négliger la nécessaire adaptation de sa mission curative à une formation pédagogique « de fond », en adéquation avec les conditions de vie du malade, négligence aux conséquences tragiques.

À l’arrivée des tournées, les concepts médicaux des populations de l’arrondissement de Nkoteng n’étaient ni ceux d’une médecine « globale », réfractaire à l’approche techniciste, ni un ensemble de savoirs relevant purement du religieux. Dans la conception ancienne, les thérapeutes les plus renommés pouvaient proposer des remèdes, élevés au niveau de panacées, et ils étaient parfois de grands ritualistes responsables de la restauration de l’ordre social. Les campagnes de prophylaxie évoquaient donc les rituels anciens, d’autant plus que la prospection médicale recourait à des procédés qui rappelaient l’inoculation des panacées, administrées autrefois au moyen de scarifications. La quête par la population africaine de médicaments dignes des grands thérapeutes traditionnels s’est trouvée satisfaite par l’efficacité des techniques pastoriennes, efficacité qui a souvent compensé la coercition employée lors des tournées. Les seringues hypodermiques étaient ainsi désignées sous le même terme local que les anciennes scarifications (mvan). Mais les actes médicaux invasifs de la lutte contre la trypanosomiase n’étaient pas sans évoquer les sévices anciens, piqûres du sorcier sur un objet symbolisant la victime ou repas de sang « mystique » des chauves-souris naguals. Comment s’étonner dès lors que les injections pharmaceutiques se soient vues prêter, selon le contexte, des vertus agressives – criminelles – mais aussi curatives ?


La « prophylaxie » et ses usagers à Nanga Eboko, 1927-1933

La militarisation des prospections médicales était d’autant plus forte que des circulaires avaient prévenu les chefs de subdivision que l’évaluation de leur compétence administrative dépendait « du pourcentage décroissant des absents aux tournées » et aux « visites de traitement ». Les forces de police (fulus) qui accompagnaient les équipes et les services d’ordre des chefs coutumiers « incitaient » de manière énergique la population à se rassembler pour la campagne de dépistage. On signale même des passages à tabac par les auxiliaires de santé. Selon les derniers témoins, lors des premières tournées, le bâton était parfois employé pour réunir les habitants.

Malgré les conflits alimentés par l’obligation faite à tout individu « suspect » d’être porteur du virus de se présenter au médecin, ces méthodes appliquées dès la première campagne peuvent être considérées – avec le recul, compte tenu du taux de présence des malades – comme un choc psychologique efficace. Ainsi, la tournée de 1927 atteint 68 % de la population. Un nombre important de malades (4 190) sont dépistés et mis momentanément hors de danger, succès qui contribue à faire du docteur Jamot le médecin-miracle de la région. Sans doute à cause des excès des opérations autoritaires de concentration menées avec l’appui des administrateurs, la campagne ne parvint pas à toucher plus des deux tiers de la population recensée, mais la réussite des cures contrebalança les effets contre-productifs des abus d’autorité. La troisième tournée, en 1932, parvint à couvrir 82 % de la population. Le coup d’arrêt important porté à la trypanosomiase va faire naître une véritable passion pour cette médecine d’actes spectaculaires (interventions chirurgicales, injections, palpations) et sa pharmacopée, à défaut d’un personnel de base doté d’une formation médicale apte à pénétrer les réseaux de proximité pour assumer un rôle pédagogique. L’indice de contamination établi pour 1927 révèle pourtant les effets désastreux de trois décennies de politique coloniale : 12,6 % de la population visitée est contaminée. En 1928, dressant la carte des résultats de la première prospection (1927), Jamot englobe tout le sud de la région dans la zone épidémique, et la prévalence atteint 27 % à Zoa et 22 % à Lembé, des villages où, deux décennies plus tôt, Thierry déclarait n’avoir pas repéré de traces de glossines ou de trypanosomés.


Un accueil pragmatique de la magie pharmaceutique ?

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