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LES APPORTS RÉCIPROQUES FRANCE-AFRIQUE DU NORD
(Air-France revue, mars 1953)
Pages 43 à 54
Si l’on s’en tenait au double courant touristique par quoi deux pays se connaissent et se pénètrent, si même on faisait justement état de ce qu’ils s’apportent mutuellement dans le domaine culturel, on ne dépasserait pas beaucoup le compte de ce que Paul Mousset appelle « des échanges légers », en donnant d’ailleurs à ce mot un sens particulier. Sans méconnaître la grandissante valeur des exportations invisibles, dont le tourisme est le véhicule et dont le plan Marshall a reconnu l’importance, les économistes marquent plus de considération pour le trafic visible et même, s’il le faut, encombrant, des matières pondéreuses.
Entre l’Afrique du Nord et la France, les échanges lourds sont, si l’on ose dire, de poids. Il y a peu de domaines où ils ne s’avèrent considérables, peu de matières pour lesquelles, en dépit de la dureté des temps, ils ne prennent chaque année plus d’ampleur. Sans doute, l’Afrique française du Nord et la métropole ne songent pas à vivre en circuit fermé, mais si la nécessité venait à les y contraindre, il leur manquerait assez peu des produits essentiels.
Que nous donnent l’Algérie, la Tunisie et le Maroc?
Des blés, d’abord, qui, mûris avant les nôtres, nous apportent, presque chaque année, un sérieux appoint pour la « soudure ». Puis d’autres céréales : orge, avoine, maïs et sorgho. Cinq millions de quintaux de froment sont exportés par l’Algérie, et quatre millions de quintaux d’autres céréales.
La Tunisie dispose, bon an mal an, de 3 millions de quintaux de blé, de 900.000 à un million de quintaux d’orge. L’Angleterre, l’Allemagne, le Danemark, la Belgique, le Japon achètent la presque totalité des excédents marocains d’orge de brasserie, — pour près de 5 milliards de francs; les blés et les maïs disponibles sont exportés vers la France, — pour plus d’un milliard et demi.
On avait, il y a moins d’un siècle, prédit à l’Algérie, dont le vignoble se limitait alors à 10.000 hectares, qu’elle serait un jour un des plus grands pays viticoles du monde. En 1939, le domaine algérien de la vigne, à son apogée, couvrait 400.000 hectares et promettait une vendange moyenne de 25 millions d’hectolitres. Comme la loi coranique interdit à l’indigène les boissons fermentées, la plus grande partie de la récolte de vins est exportée.
Pour l’Algérie, elle représente plus de la moitié des exportations totales, contre 0,4 en 1880. Rien d’étonnant à cela : « Quand on boit ces vins, couleur de rubis sombre, écrit Paul Reboux, on éprouve une sensation de volume à chaque gorgée. Il semble que le soleil ait, de ses rayons, réduit, non seulement en liquide embaumé, mais même en pâte, la riche substance qu’il a mûrie durant tout l’été. » L’éloge vaut aussi pour les cépages de Carignan et d’Alicante-Grenache qui garnissent les pentes ou les plaines tunisiennes; l’Italie et la Belgique achètent à peu près les trois quarts des vins exportés par la Régence, la France prenant à peine 8 à 10.000 hectolitres. Le Maroc nous fournit, pour sa part, de 10 à 15.000 tonnes de vins de liqueurs ou vermouths; et sa production en vins ordinaires, en progression continue, est passée de 587 tonnes en 1949 à 4.500 t. en 1950.
Les fruits et agrumes, oranges, mandarines, citrons, limettes et bigarades, dattes, amandes, raisins, figues, pêches, abricots, brugnons, etc., apportent un appoint important au commerce d’exportation de l’Afrique du Nord. L’Algérie en expédie plus de 600.000 quintaux; la Tunisie 500.000 environ; le Maroc, 125.000.
Les primeurs — principalement la pomme de terre nouvelle et la tomate — comptent pour plus de 1.350.000 quintaux par saison dans le trafic algérien ; pour 500.000 quintaux dans les expéditions du Maroc.
L’huile d’olive est exportée d’Algérie à raison de 150.000 quintaux par saison, 800.000 quintaux pour la Tunisie qui occupe, dans le monde, le quatrième rang pour la production oléicole et le second pour le commerce de l’huile.
Il faudrait citer encore, sans prétendre être complet, les légumes secs et le tabac, le coton, le jasmin, le géranium-rosat, la verveine, la citronelle, le lin, le ricin; mentionner les progrès considérables accomplis par l’industrie de la conserverie (près de dix milliards de produits par an, rien qu’au Maroc); dire un mot du cheptel algérien qui nous livre en moyenne de 700 à 800.000 moutons; des produits forestiers, liège, écorce à tan, crin végétal, abondants dans les trois pays, etc.
Mais rien n’est plus fastidieux qu’une énumération de richesses.
Il faut bien, cependant, parler du sous-sol, dire l’extraordinaire production des mines de fer de l’Ouenza; celle du Maroc, passée à 320.000 tonnes; noter en passant les productions, fort intéressantes, de plomb, de zinc, de manganèse, d’antimoine, de houille, de pétrole, pour en venir enfin aux phosphates, pour lesquels l’Afrique du Nord française se connaît bien peu de rivaux dans le monde. Ici, des trois pays qui nous intéressent, l’Algérie vient au troisième rang, avec, néanmoins, une exportation de 515.000 tonnes, provenant des montagnes de Tebessa ou du Hodna. C’est modeste, évidemment, au regard des phosphatières tunisiennes, Gafsa, M’Dilla, Kalaa-Djerda, Reno-Sfax, Rebiba, etc., qui produisent 2 millions de tonnes, et surtout des exploitations marocaines, — Khouribga et Louis-Gentil, — dont le rendement dépasse 4 millions de tonnes, c’est-à-dire 20 de la production mondiale.
Il faudrait pouvoir montrer l’essor de toutes les industries, partout en pleine ascension, qu’il s’agisse de métallurgie, de ciment, de briques, de papiers et carton, de produits chimiques, de tissus, de tapis, de corps gras, de conserves, de matières plastiques, etc.
Mais nous voici parvenus aux apports de la France à son Afrique septentrionale.
Pour répondre aux besoins en force motrice des milliers d’usines et de chantiers surgis en quelques années du sol nord-africain, il a fallu réaliser un effort surhumain en aménagements hydro-électriques. En 1939, l’Algérie produisait 288 millions de kWh; depuis plus d’un an, elle dispose de 750 millions de kWh; dans quelques années, le milliard de kWh sera dépassé, grâce à l’aménagement de barrages nouveaux qui porteront à 37 le nombre des usines hydrauliques en activité.
Handicapée du fait qu’elle ne peut produire son énergie électrique que par des centrales thermiques, la Tunisie, rattachée au surplus au réseau algérien de distribution, consomme 120 millions de kWh.
Les vastes travaux, les entreprises spectaculaires dont la réalisation s’est imposée, depuis la guerre, avec une urgence accrue, n’auraient pas été possibles sans les capitaux, les techniques, les ingénieurs, les spécialistes de la métropole. Tout s’y est engagé à fond, sans réserve. Des rivières de la Petite-Kabylie, l’oued Agrioum et l’Oued Djurjur ont été domestiquées. Des lignes d’interconnexion ont été construites entre Alger, Oran et la frontière marocaine; entre Constantine et Bône; entre Bône, Oued-Kébérit et la Tunisie, qui transportent du courant à 90.000 volts. Deux lignes à 60.000 volts descendent l’une vers Djelfa, l’autre vers Biskra. Enfin une ligne à 90.000 volts unit le réseau algérien au réseau marocain.
Mais c’est sur ce dernier que, combinés avec des travaux d’adduction et de distribution d’eau, se sont accomplis les plus gigantesques efforts. A Bin-el-Ouidane, sur l’oued El-Abid, affluent de l’Oum-er-Rebia, un barrage alimentera demain trois groupes de 40.000 kW chacun, produisant annuellement 150 millions de kWh. A quelques kilomètres en aval, est un second barrage en voûte mince de 45 mètres de haut, d’où part une galerie souterraine de 10 km 570 de long, traversant le massif de Tazerkount et débouchant, au-dessus de la plaine du Tadla, à Afourer. Là, s’achève une deuxième centrale, équipée de deux groupes de 46.000 kW chacun, d’une capacité de 350 millions de kWh par an. Un « transfo », portant la tension à 150.000 et à 60.000 volts, s’étendra près de l’usine. De là, deux canaux, l’un se dirigeant vers Kasba-Zidania, à 43 kilomètres, l’autre vers l’Oum-er-Rebia, à 15 kilomètres, conduiront les eaux au périmètre d’irrigation des Beni Amir-Beni Moussa permettant d’arroser et de fertiliser 140.000 hectares. Le second grand ensemble hydraulique est celui de l’Oued-er-Rebia. Aux barrages de Si-Saïd-Machou Im-Fout et Daourat (déjà achevés et mis en eau), s’ajoute la construction d’un tunnel circulaire de 17 kilomètres de long, d’un diamètre de 5 m 30, qui apportera l’eau aux 130.000 hectares d’Abda-Doukkala.
L’aménagement de la Mouluoya est également en cours avec construction d’un barrage de dérivation et de compensation à Mechra-Homadi et un barrage d’accumulation à Mechra-Klilla. A l’autre extrémité du Maroc, sur les pentes ouest de l’Anti-Atlas, un barrage souterrain est en cours de réalisation sur le Massa inférieur.
Les besoins en eau potable d’une cité comme Casablanca, « la ville qui éclate » – ont entraîné la réalisation de prodigieux travaux. 5 00,000 mètres cubes de terrassements, une tranchée de 80 kilomètres, 30.000 tonnes de ciment, 11.000 de tôles et d’acier, le transport de 6 millions de tonnes kilométriques, auront permis d’amener les eaux de l’Oum-er-Rebia du barrage de Si-Said-Machou aux réservoirs de la ville. Trois ans d’efforts, et des millions de dépenses. Mais l’œuvre est là. Ouezzane a bénéficié – toutes proportions gardées, – d’un bienfait similaire.
Le 27 juillet dernier, pour fêter un progrès de même nature, Oran était en fête. Du fronton de l’hôtel de ville, d’un bassin construit pour la circonstance sur la place du Maréchal-Foch, des aigrettes liquides fusaient vers l’azur et retombaient en chantant dans des vasques. Après les discours d’usage, les Oranais purent défiler devant un buffet où leur était offerte une anisette à l’eau nouvellement amenée du barrage de Beni-Bahdel – à 180 kilomètres – sur la Tafna. Oran peut recevoir maintenant 40.000 mètres cubes deau par seconde. En 1835, la ville disposait de douze bornes-fontaines; en 1875, avec une population de 45.000 âmes, elle recevait 5.000 mètres cubes par jour dont la moitié pour l’arrosage des jardins.
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Avant la venue de la France, la Tunisie n’avait pour ainsi dire pas d’accès maritime, des quais à peine utilisables à Bizerte, Porto-Farina, la Goulette, Sousse et Sfax. Aujourd’hui, 22 ports, très convenablement équipés, y sont ouverts aux importations et aux exportations. De 200.000 tonnes par an dans les années 1875-1880 pour l’ensemble des ports tunisiens, le trafic est passé, pour les seuls quatre ports principaux : Bizerte, Tunis, Sousse et Sfax, à une moyenne de 2 millions et demi de tonnes pour les entrées, de 3 millions 700.000 t. pour les sorties.
Pour l’Algérie, voici deux chiffres; trafic maritime marchandises : 11 millions de tonnes par an; passagers : 600.000 personnes. Au Maroc, Tanger seul a reçu, en 1951, 2.495 navires pour un tonnage de 1.694.000 tonnes avec un fret de 257.000 tonnes, représentant, pour 200.000 tonnes environ, des importations en provenance de France. Quant au port de Casablanca, son trafic a doublé depuis 1939 en dépit des destructions de la guerre. La hâte des constructeurs chargés d’adapter les installations aux besoins de jour en jour accrus n’arrive pas à rattraper le rythme d’extension des échanges. On dispose déjà d’un ensemble de quais en eau profonde de 3.700 m. Mais on agrandit, on prolonge, on élargit partout. Il y a un demi-siècle, la barre empêchait les barques de toucher le rivage sur lequel s’étend aujourd’hui l’un des premiers ports du monde. L’essor de l’aviation commerciale a fourni une impulsion nouvelle aux échanges des pays d’Afrique du Nord avec la Métropole et le reste du monde.
Les premiers services, exclusivement postaux, datent de 1919 et furent sans cesse améliorés pendant les vingt années qui suivirent. Mais il fallut attendre la fin de la dernière guerre et l’apparition des quadrimoteurs à grande capacité de transport pour voir naître au-dessus de la Méditerranée un intense trafic de passagers et de marchandises.
Dernières en date, les liaisons aériennes se multiplient à un rythme incomparable, ouvrant sans cesse de nouvelles fenêtres sur l’Afrique du Nord. Les nouvelles possibilités qu’elles offrent tant aux transports humains qu’à ceux des produits français et africains semblent illimitées et exigent continuellement l’agrandissement d’aéroports qui ont été bâtis depuis un quart de siècle et la création de nouvelles bases.
Aujourd’hui, partant de Paris, Marseille, Lyon, Bordeaux, Nice, Toulouse ou Nantes, les avions d’Air France atterrissent plusieurs fois par jour sur les aéroports des principales villes d’Afrique du Nord : Alger, Oran, Bône, Casablanca, Rabat, Tanger, Tunis, tandis que des réseaux intérieurs unissent entre elles ces grandes métropoles et descendent jusqu’au Sahara, desservant plusieurs fois par semaine Colomb Béchar, Biskra, Touggourt, Ouargla et péné rant jusqu’au cœur du Hoggar, à Tamanrasset, via El Golea, Adraret Oualef.
Commerçants, industriels et aussi touristes de toutes catégories sociales, n’hésitent plus, même s’ils disposent d’un temps restreint, à chercher en Afrique du Nord de nouveaux débouchés pour leurs affaires ou bien un lieu de vacances ensoleillé.
Les expéditeurs de fret ont appris à connaître, pour un grand nombre de leurs produits, les avantages du transport aérien, offrant moins de risques de détérioration et des tarifs particulièrement avantageux.
De son côté, l’homme d’Afrique du Nord, d’esprit pratique et ouvert au progrès, préfère ce moyen de locomotion magique et souverain qui lui épargne temps, argent et fatigue.
Le Réseau d’Air France Métropole-Afrique du Nord a pu ainsi enregistrer en 1952, 51 millions de tonnes kilométriques et accueillir 226.000 passagers, soit près du quart du chiffre total des voyageurs transportés par la Compagnie française. Les communications routières prolongent le réseau aérien. Rome, jadis, était fière des routes qu’elle traçait un peu partout. Ce qui est aujourd’hui l’Algérie et la Tunisie en possédait sous son empire 10.000 kilomètres. Aujourd’hui, en ajoutant aux 50.000 kilomètres du réseau de chaussées normales sillonnant l’Algérie, celui de pistes carrossables, on dépasse 60.000 kilomètres; on atteint 45.000 kilomètres pour le réseau marocain; 27.000 kilomètres, pour le réseau tunisien.
Sur ces routes, où ne passèrent longtemps que piétons, chevaux, petits ânes et chameaux, circulent aujourd’hui en Algérie 200.000 voitures automobiles, dont 6.000 autobus et 20.000 camions ; au
Maroc, une seule compagnie de transports, dont le parc déjà riche de 125 cars en service peut être porté à 22 6 véhicules, effectue chaque jour 16.500 kilomètres sur des itinéraires totalisant 4.000 kilomètres. Le réseau ferré algérien en exploitation dépasse en longueur 4.500 kilomètres et transporte annuellement plus de 200.000 voyageurs.
Avec la légitime fierté du bon ouvrier devant sa tâche accomplie, Alger d’abord, puis Casablanca, tiendront au cours du printemps leur foire internationale que fréquentent des dizaines de milliers de visiteurs.
Il y aurait beaucoup à dire sur la construction des écoles, des établissements sanitaires, des bâtiments publics et privés, des terrains de sport, des progrès des arts, du mouvement littéraire auxquels l’Afrique du Nord donne une impulsion nouvelle.
Mais il faut, hélas, se borner.
Laissons parler les envieux. L’œuvre de la France, sur le plan matériel, répond pour elle. Mais notre pays ne limite pas son effort à l’équipement du pays; il veut enrichir les populations par la culture des esprits et le mieux-être de l’habitant.
Déjà, il y a trois quarts de siècle, un technicien allemand, témoin du labeur français, écrivait : « Quiconque a pu voir, comme moi, les prodigieux travaux exécutés par les Français en Algérie, n’éprouvera qu’un sentiment de pitié pour ceux qui, en présence de toutes ces œuvres admirables, oseraient prétendre que les Français ne savent pas coloniser. »
Remplaçons, si vous voulez, le dernier verbe, « coloniser », aujourd’hui passé de mode, par l’expression : « montrer la route. ». A cela près, le jugement de l’ingénieur allemand nous semble avoir gardé toute sa valeur.