source : http://rha.revues.org/


Maria Georgescu

Docteur en histoire, elle est maître de conférences à l’université de Pitesti. Chercheur à l’Institut d’études politiques de défense et d’histoire militaire, elle s’est spécialisée dans les relations militaires franco-roumaines et est l’auteur de Cadets Roumains à Saint-Cyr (Éditions Militaires, Bucarest, 2002, 304 p.), Un exemple de coopération bilatéral. Les attachés militaires français en Roumanie et roumains en France (1860-1940) avec le capitaine Christophe Midan (Éditions Militaires, Bucarest, 2003, 320 p.), Roumanie, France et la sécurité européenne dans les années 1920 (Éditions Militaires, Bucarest, 2004, 420p.).

Référence électronique – Maria Georgescu , « La mission militaire française dirigée par les frères Lamy », Revue historique des armées , 244 | 2006 , [En ligne], mis en ligne le 18 novembre 2008. URL : http://rha.revues.org/index5832.html. Consulté le 02 octobre 2011.


RÉSUMÉ

Le processus de modernisation lancé par l’État Roumain avec sa création en 1859, s’attache aussi au domaine des forces armées. Dans cet effort, la France de Napoléon III a joué un rôle particulier. Elle fut la seule grande puissances à favoriser l’unification des principautés roumaines. À cela, nous pourrions ajouter la forte affinité des Roumains pour la culture française et son idéologie. L’implication de la France dans le travail de modernisation des forces armées roumaines s’est manifestée principalement par l’aide d’une mission militaire entre 1860 et 1869. La mission militaire française a accéléré le processus d’unification des forces armées, introduit ses propres règlements tactiques et administratifs et s’est efforcée d’améliorer l’éducation et l’instruction des officiers roumains formés dans les écoles militaires françaises. Elle a également mis en place l’état-major et les corps d’officiers de logistique. Les membres de la mission avaient le statut de conseillers techniques en matière d’instruction militaire. Ils étaient investis du droit d’effectuer des inspections dans des unités de toute catégorie, les recommandations étant considérées comme des ordres. Ils bénéficiaient de l’entière confiance du prince Al Ioan Cuza (1859-1866), mais une fois l’installation du prince allemand Carol de Hohenzollern-Sigmaringen (1866-1914), leur influence dans les décisions diminua considérablement. Petit à petit, la Roumanie adopta la doctrine militaire prussienne ainsi que ses règlements et se mit à acheter l’armement en Allemagne, pays d’origine du prince. Malgré de véritables difficultés, la mission militaire française joua un rôle indéniable dans la modernisation des forces armées roumaines.


TEXTE INTEGRAL

Le processus de modernisation de l’État roumain (créé en 1859 à la suite de l’union des principautés de Moldavie et de Valachie) fut initié par le prince Alexandre Jean Cuza (1859-1866) et poursuivi par le prince, puis roi, Charles Ier de Hohenzollern-Sigmaringen (1866-1914). Un processus qui incluait aussi le domaine militaire. La réorganisation et le renforcement de l’armée constituaient des conditions essentielles pour assurer, non seulement, la sécurité des frontières mais aussi un possible engagement dans une lutte pour l’indépendance politique et la réalisation de l’unité nationale dans un contexte international favorable. Il s’agissait alors d’un projet audacieux qui dépassait la situation politique du pays établie, en 1856, par le traité de paix de Paris, qui faisait de la Roumanie un état autonome sous suzeraineté ottomane jouissant de la garantie collective des puissances européennes (France, Grande-Bretagne, Prusse, royaume de Piémont-Sardaigne, Russie, Autriche et Empire ottoman). La réforme militaire imposait, d’un côté, des relations de compréhension et de collaboration avec les États européens ayant une riche expérience dans le domaine, et, de l’autre côté, la limitation voire la suppression de la tutelle ou des ingérences que les empires limitrophes (ottoman, russe ou Habsbourg) exerçaient sur l’armée roumaine, cherchant à la soumettre à leurs propres objectifs politico-militaires.

Une place particulière dans cette démarche est revenue, non au hasard, à Napoléon III, principal défenseur du principe des nationalités. La politique française de soutien de l’union des principautés roumaines puis de la modernisation du pays était conforme aux aspirations de l’empereur dans le rapport de force européen, assurant dans un même temps l’influence politique et économique de son pays à l’embouchure du Danube. La France fut la seule à promouvoir et à soutenir cette union en Europe, malgré des oppositions acerbes. Elle joua aussi un rôle parfois capital pour garantir l’existence d’un noyau d’État roumain. La puissante affinité spirituelle des Roumains avec la culture et l’idéologie françaises constitua un facteur déterminant à ce soutien.

L’implication de la France dans l’œuvre de modernisation de l’armée roumaine se fit essentiellement par la mission militaire française qui déploya tous ses efforts au sein de l’armée roumaine d’août 1860 à janvier 1869. Les Roumains furent à l’origine de cette décision. Ainsi, en 1857, le colonel Petre Scheletti, commandant ad-interim de l’armée de la principauté de Moldavie, s’adressa au gouvernement français par l’entremise de Victor Place, consul français à Jassy. Cependant, la demande fut refusée en raison de conditions jugées « pas assez avantageuses pour que l’on puisse espérer trouver des militaires qui les acceptent »

Le prince Cuza, par l’intermédiaire de son envoyé spécial, Vasile Alecsandri, sollicita à nouveau Napoléon III, lors de l’audience du mois de février 1859, en demandant « des officiers instructeurs pour toutes les branches de l’art militaire ». L’empereur accepta et, promit en outre « des spécialistes pour créer les fonderies et fabriques indispensables à l’armée ». Le 13/25 mai 1860, la loi sur l’instruction de l’armée des principautés unies fut promulguée. Elle prévoyait l’apport d’officiers et sous-officiers français venant commander des détachements modèles afin de former des instructeurs, des cadres pour l’organisation des états-majors, de l’administration et de la comptabilité dans l’armée. Elle établissait, en outre, les attributions de la mission militaire française et le crédit accordé pour son entretien. Napoléon III, conformément au rapport que le ministre de la Guerre, le maréchal Randon, lui avait adressé le 11/23 août 1860, permit que les soldes roumaines fussent équivalentes à celles accordées par la Porte aux officiers français en mission à Constantinople

Victor Place, ami fidèle du prince Cuza, ancien partisan de la cause nationale roumaine, contribua activement à la réussite de la modernisation militaire et administrative des principautés unies. En 1860, il partit pour Paris afin d’obtenir l’accord des autorités au sujet des spécialistes civils et militaires français prêts à coopérer à la finalisation de cette œuvre. Il l’eu et confirma, à Alexandre Jean Cuza, le concours du gouvernement français au soutien de ses objectifs politiques conformément à la politique européenne de la France : « Je vous dirai qu’aux yeux de notre Gouvernement la question roumaine, c’est-à-dire l’autonomie et l’indépendance de Votre pays, passent pour être incarnées dans Votre personne. On est facilement arrivés à la même conclusion que moi, c’est-à-dire que vous êtes le Prince nécessaire et que Vous le serez longtemps encore, non seulement pour défendre la Moldo-Valachie contre les ambitions extérieures, mais aussi pour aider, dans un avenir qui n’est peut-être pas très éloigné, à la solution de la question de l’Orient, dans le sens d’établir le droit des nationalités. »

En dépit de la demande d’instructeurs pour toutes les armées, seuls des spécialistes militaires des services administratifs furent envoyés dans les principautés unies, en octobre 1860 : le sous-intendant Le Cler – qui allait y rester jusqu’au mois de septembre 1864 – et l’officier d’administration Mengel. L’année suivante, il furent plus nombreux : le 18/30 mars 1861, le chef d’escadron Zenon Eugène Lamy (lieutenant-colonel en 1864), officier d’état-major expérimenté, fut affecté en tant que chef de mission, secondé, à partir du 7/19 octobre 1861, par son frère, le capitaine de chasseurs Paul Lamy (commandant en 1868). Ce dernier allait remplacer, en août 1866,  Eugène Lamy, rappelé en France. Le 24 mai/5juin 1861, l’aide de camp administratif Serveille rejoignit les principautés unies pour y rester jusqu’en janvier 1864. La mission fut complétée ensuite par des cadres de l’artillerie et du génie : dès 1863, les sous-officiers d’artillerie Grincourt et Chabert ; de 1864 à 1866, le capitaine d’artillerie Victor Guérin et, à partir du mois de février 1867, les capitaines Bodin (artillerie) et Roussin (génie) ainsi que le sergent d’artillerie Gastal.

Dans une lettre adressée au prince Cuza le 17/29 novembre 1862, le maréchal Randon exprimait son contentement pour le bon accueil fait aux militaires français et pour la collaboration initiée, l’assurant en même temps de sa durabilité.

La mission militaire française accéléra le processus d’unification de l’armée des deux principautés roumaines, détermina les modalités de préparation au combat et introduisit les règlements tactiques et administratifs en vigueur dans l’armée française. Sa présence se fit sentir aussi dans le domaine de l’enseignement militaire. C’est à elle que l’on doit la constitution du corps de l’état-major, du corps des officiers d’administration, de l’intendance militaire, du train des équipages et des ateliers militaires. Les membres de la mission avaient le statut de conseillers techniques pour les problèmes d’organisation, d’administration et d’instruction militaires, étant en même temps investis par le prince régnant du droit d’effectuer des inspections dans les unités de n’importe quelle arme ; leurs conseils équivalant à des ordres. Ils ont joui de la confiance et du soutien total d’Alexandre Jean Cuza, de celui de certains titulaires du ministère de la Guerre (les généraux Ioan Emanoil Florescu, Ioan Ghica et le colonel George Adrian), aussi bien que du respect et de la sympathie de beaucoup d’officiers roumains.

Sous le conseil direct du chef de la mission furent introduits les règlements militaires français, au fur et à mesure qu’ils étaient traduits par les officiers roumains qui y avaient opéré quelques changements pour qu’ils fussent plus facilement assimilés par les soldats roumains. Le déroulement de l’instruction dans les régiments d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie selon les nouveaux règlements commença dès 1861, en profitant de l’expérience des officiers roumains formés dans les écoles militaires françaises. Seul le bataillon de chasseurs à pied bénéficia du conseil direct du capitaine Paul Lamy. À la tête de la mission, en 1866, il s’occupa aussi de l’organisation d’un bataillon modèle formant des instructeurs pour les unités d’infanterie. En outre, entre 1866-1868, il conduisit l’École de tirailleurs, où l’on préparait des instructeurs de tir, non seulement pour les unités de l’armée permanente, mais aussi pour les troupes territoriales non permanentes (dorobantzi à pied et à cheval et gardes-frontières) spécifiques au système militaire roumain.

Une autre forme de préparation des troupes impliquant le chef de la mission, s’appliqua dans des campements spécialement aménagés selon le modèle français et adaptés à tous les types d’armes. Ils furent organisés en 1861 sur les rives du lac Colentina et en 1863, à Cotroceni (près de Bucarest).

Mais Eugène Lamy avait espéré de meilleurs résultats. Le processus d’instruction sous la direction de la mission militaire française, surtout pendant les regroupements dans les manœuvres, révéla des difficultés diverses et de multiples défaillances. Les relations entre officiers roumains et français étaient souvent tendues. Dans ses longs rapports adressés au maréchal Randon, Eugène Lamy attribuait le mauvais déroulement du programme au désordre général, au non-respect des lois et règlements, aux abus de pouvoir et à la mégalomanie de certains cadres militaires, aspects qui dominaient dans le milieu militaire roumain. Par exemple, dans le rapport du 8/20 décembre 1863 7 concernant le campement de Cotroceni, Lamy précisait : « Les exercices et manœuvres devaient s’exécuter d’une manière régulière et progressive, en se conformant à nos règlements français. Tout enfin paraissait annoncer les meilleures intentions et un désir sincère d’arriver à l’organisation d’un bon noyau d’armée. Jusque-là, mon concours et mes conseils avaient été bien accueillis et suivis. Malheureusement, l’exécution ne répondit pas à d’aussi bons débuts. Quelques corps suivirent les règles tracées et réussirent parfaitement. Mais d’autres ne voulurent pas s’astreindre à cette méthode. Leurs chefs, ignorants et pleins de suffisance, trouvaient au-dessous d’eux à s’occuper des détails ; ils ne voulaient exécuter que de grandes manœuvres et n’admettaient pas qu’on eût besoin pour cela d’instruction préparatoire. » Bien que ces irrégularités eussent été signalées au général Florescu, celui-ci ne prit pas les mesures nécessaires en tant que chef d’état-major. Il fut accusé par Lamy d’avoir tenu plus à sa propre image qu’à apporter une solution aux différents problèmes, ce qui lui valut une perte de popularité. Même si le chef de la mission française se sentait lésé du fait que le prince roumain ne lui avait pas accordé la fonction de chef d’état-major lors des manœuvres, quelques-unes de ses constatations, concernant le caractère des officiers, reflétaient bien la réalité : « Comme j’allais très souvent au camp, il était de mon devoir de remarquer tout ce qu’il y avait de défectueux et de le signaler. On accueillait mes observations ; on me promettait d’y donner suite ; on donnait des ordres ou on feignait d’en donner et le lendemain et les jours suivants je retrouvais tout dans le même état. De là, nouveaux avis, nouveaux ordres censés donnés et pas plus exécutés que les premiers ». Aussi, pour Lamy : « les dissensions intestines, l’absence de tout principe d’autorité, le manque de fermeté des chefs, leur antipathie pour tout travail méthodique et sérieux ont été les plus grands obstacles dressés devant cette instruction ».

 

Lamy reconnut cependant certains points positifs comme la soumission et l’obéissance des sous-officiers et hommes de troupe ainsi que l’assimilation des leçons reçues. De plus, il ne pouvait pas ignorer que certains officiers étaient habités par la volonté et la résolution d’accomplir consciencieusement leurs devoirs. En 1867, l’instruction théorique et pratique dans les unités d’artillerie et du génie se fit sous le commandement direct des capitaines Bodin et Roussel (tout juste arrivés en Roumanie) assistés par des officiers roumains sortis de l’École d’application de Metz. Sous les ordres du colonel George Adrian, en tant que ministre de la Guerre (1867-1868), les cadres de commandement du régiment d’artillerie et du bataillon du génie collaborèrent avec les deux Français afin d’établir un règlement pour l’instruction théorique et pratique de l’artillerie et du génie. Les progrès furent rapides et évidents, étant appréciés non seulement par le ministre de la Guerre, mais aussi par le prince de Roumanie, Charles Ier de Hohenzollern Sigmaringen 8. Du reste, tant qu’il conserva son ministère, le colonel George Adrian soutint l’activité de la mission militaire française, malgré l’influence prussienne de plus en plus visible dans le processus de réorganisation de l’armée roumaine.

 

La réorganisation de l’enseignement militaire constitua une autre étape de l’activité de la mission militaire française, à la charge d’Eugène Lamy, dès son arrivée à Bucarest. Elle contribua à l’unification des deux Écoles militaires d’officiers de Jassy et de Bucarest et élabora un nouveau règlement de fonctionnement, approuvé par Alexandre Jean Cuza et entré en vigueur le 1/13 mars 1862, règlement proche de celui de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr. En même temps, Lamy mit à la disposition des élèves différents cours et instructions utilisés dans les écoles militaires françaises, participa aux examens des élèves et attira l’attention de la direction de l’école sur les changements nécessaires afin d’améliorer le processus d’enseignement. Le chef de la mission militaire française se montra plus satisfait encore de la formation des futurs officiers que de l’instruction des troupes. Après son départ en 1866, son frère, Paul Lamy, poursuivit ce travail. Le prince Charles Ier proposa même, aux officiers de la mission, l’inspection de l’École militaire et la surveillance de l’instruction théorique et pratique. De fait, en décembre 1867, Paul Lamy et les capitaines Roussel et Bodin préparèrent un nouveau projet de réorganisation 9.

14Sous la direction du sous-intendant Guy Le Cler, assisté à Bucarest par l’officier d’administration Mengel et secondé à Jassy par l’aide de camp administratif Serveille, la mission militaire française réorganisa l’administration militaire. L’administration centrale de l’armée roumaine fut divisée en deux directions (personnel et opérations militaires, administration). On introduisit des pratiques nouvelles dans le domaine de la comptabilité générale ; on élabora des règlements concernant l’administration militaire et on créa une partie des services administratifs nécessaires au fonctionnement d’une armée en temps de paix ou en campagne. En mars 1863 étaient déjà constitués : le service de l’intendance militaire ; le service des officiers d’administration ; le service de l’indemnité de route et la haute paye à l’ancienneté. Le corps de l’intendance militaire et celui des officiers d’administration furent encadrés par un personnel strict et peu dépensier.

Cependant, l’activité dans le domaine administratif se révéla laborieuse à mettre en œuvre dans le cadre de la législation et des décisions prises. Les mentalités et des attitudes inappropriées – les unes inhérentes, les autres pouvant être évitées – rendirent difficile le travail des militaires français. Le Cler, dans ses rapports adressés au ministre de la Guerre à Paris, exposait ces aspects négatifs mais aussi les succès dont il était, à juste titre, très fier. Dans son rapport du 26 mai/7juin 1863, il exprimait sa satisfaction pour avoir été appelé par Alexandre Jean Cuza à une audience particulière où « le prince [lui] a témoigné sa haute satisfaction pour les progrès accomplis par tous les corps et pour les avantages de l’application du nouveau système d’administration ». À cette occasion, le prince roumain avait remarqué : « Les habitudes d’ordre se fondent ; le bien-être du soldat est assuré par une nourriture plus abondante et à moindres frais ; l’habillement et l’équipement s’améliorent chaque jour ; l’armée a traversé la crise financière sans en souffrir ; les troupes se portent bien et cependant le budget de la guerre a laissé, en deux années, quatorze millions de piastres disponibles. Ce sont là des résultats. » 10 Ces résultats réels étaient dus au sérieux avec lequel les Français avaient travaillé, mais aussi à la réceptivité avec laquelle beaucoup de Roumains, surtout des jeunes, avaient réussi à collaborer avec eux, en créant ainsi un noyau d’officiers désireux de mettre bon ordre dans l’administration de l’armée roumaine.

Le problème du service des subsistances, notamment la mise en place d’une manutention militaire, ne fut pas résolu. D’où l’attitude hostile de Le Cler à l’égard des autorités roumaines, qui aura pour conséquence son rappel en 1864. Il était mécontent du fait que le gouvernement roumain avait engagé, en 1862, un projet dans ce sens avec J. Thiebaut, ancien directeur des manutentions de Paris et de Lyon, projet concrétisé en 1869.

L’introduction des systèmes d’instruction et administratif français créa un cadre propice pour doter l’institution militaire roumaine en armement et matériel importés de France. Pendant le règne d’Alexandre Jean Cuza, lorsque l’activité de la mission militaire française connut son efficience maximale, presque tout l’armement en dotation fut remplacé par de nouveaux types d’armes.

En même temps que l’avènement du prince Charles Ier, l’influence des officiers français sur les décisions diminua considérablement. Eugène Lamy, dont la position était devenue difficile, et par là-même celle de toute la mission, demanda l’autorisation de revenir en France. En 1866, la Roumanie était passée à une politique favorable à la doctrine et aux règlements militaires prussiens, ainsi qu’à l’acquisition d’armement du pays d’origine du nouveau prince – la Prusse. Cette conduite promue par Charles Ier fut soutenue par les gouvernements libéraux des années 1867-1868, lesquels, dans le cadre européen où la Prusse commençait à s’imposer, agitaient bruyamment le problème de l’obtention de l’indépendance. La nécessité de ne pas provoquer les susceptibilités des cercles dirigeants parisiens – qui n’agréaient pas la politique beaucoup trop audacieuse des libéraux radicaux visant au changement de statut politique du pays –, aussi bien que la présence légale de la mission militaire française, empêchaient l’arrivée d’une mission prussienne. Le prince Charles voulait « bien être agréable à la Prusse, sans déplaire à l’Empereur et trouver une combinaison qui lui permettrait d’appliquer les deux systèmes militaires, français et prussien », écrivait Paul Lamy, le 15/27 mai 1867, au ministre de la Guerre à Paris, le maréchal Niel. C’est pourquoi, Charles Ier contint les officiers prussiens au rôle de conseillers militaires, sous les ordres du lieutenant-colonel Krensky. Néanmoins, leur présence suscita de vifs mécontentements parmi les officiers français, qui accusèrent le prince régnant de la « prussienisation » de l’armée et du corps des officiers roumains.

La loi sur l’organisation du pouvoir armé de novembre 1868 adopta le modèle prussien d’organisation militaire. Le système mixte de l’armée prussienne, composé d’un noyau permanent et d’éléments territoriaux était censé être plus adéquat pour la Roumanie, petit État, ne bénéficiant pas de ressources humaines et matérielles suffisantes pour entretenir une armée permanente puissante. En effet, cette loi développait les composantes territoriales du système militaire roumain, créé en 1864, et s’appuyait sur des raisonnements non pas politiques mais pragmatiques. Et sa promulgation fournit au gouvernement roumain un prétexte pour mettre fin à l’activité de la mission militaire française. Dans son rapport du 11/23 septembre 1868, Paul Lamy soulignait le fait que le prince n’appréciait ni le zèle, ni les efforts des officiers de la mission.

Après bien des tergiversations, qui durèrent de novembre 1868 à janvier 1869, la mission militaire française – du moins, ce qui en restait – quitta la Roumanie, les gouvernements des deux pays considérant alors cette solution comme opportune. Malgré quelques prostestations du Parlement et quelques regrets exprimés, le retrait de la mission militaire française fut accepté. Ioan Strat, le représentant diplomatique à Paris, avait déjà attiré l’attention du gouvernement français sur la préférence du prince Charles Ier pour les règlements prussiens et sur le fait que l’adoption de leur structure militaire n’était pas due à une attitude hostile à la France. Le gouvernement français ne donna pas de dimension politique au rappel de la mission, comme le prouve la lettre de Ioan Strat du 26 janvier/7 février 1869 adressée à Charles Ier. Cependant, d’autres sources prouvent le contraire. Le mécontentement des dirigeants français généré par la présence d’instructeurs allemands au sein de l’armée roumaine et les commandes d’armement faites en Prusse, semblait évident.

Finalement, la raison poussa Charles Ier à renoncer au remplacement de la mission militaire française. Et les règlements restèrent inchangés à l’exception de celui sur la cavalerie dont il s’occupa personnellement.

La coopération militaire franco-roumaine, au cours du séjour des frères Lamy, se montra avantageuse pour le développement de l’armée roumaine, malgré de sérieuses difficultés. Celles-ci provinrent soit d’un sentiment de refus, provoqué par l’orgueil ou par la rancune de la part de certains officiers roumains, soit de problèmes de comportement ou d’habitudes inconcevables pour les Français. Cependant, de leur côté, les membres de la mission militaire française ne se montrèrent pas suffisamment compréhensifs à l’égard d’une société en transition, sur la voie de réformes capitalistes, libérales, et cherchant à éliminer certaines mœurs orientales (ottomanes, russes ou phanariotes) et à s’intégrer à la civilisation occidentale. En analysant ces aspects, le baron d’Avril, consul général de France à Bucarest, avait essayé, dès juillet 1866, dans un rapport adressé au ministre des Affaires étrangères à Paris, Drouyn de Lhuys, d’expliquer la raison pour laquelle aucune mission française (civile ou militaire) envoyée dans les principautés unies n’avait été une réussite totale. Cependant, sans reprocher aux militaires français leur éventuelle malhonnêteté, il considérait qu’« à peu d’exceptions, nos fonctionnaires sentent leur supériorité et, irrités des obstacles qu’ils rencontrent, ont traité les indigènes avec une hauteur dédaigneuse et avec une raillerie blessante ». Se rapportant aux Roumains, le diplomate français remarquait : « Pillés par les Russes, humiliés par les Français, les Roumains en sont arrivés à avoir moins de goût pour les missions étrangères. » C’est pourquoi, chaque année, des députés tenaient des discours désagréables à l’adresse des missions françaises pendant le vote du budget, malgré une certaine réserve du gouvernement. Le baron d’Avril considérait que ces missions françaises – y compris les missions militaires – avaient peu apporté à la Roumanie proportionnellement aux dépenses engagées et qu’elles avaient plutôt nuit que servi au développement de l’influence française. Dans les nouvelles circonstances politiques la diminution progressive du nombre des membres du personnel de toutes les missions envoyées était, pour lui, une solution raisonnable et il était convaincu que les Roumains auraient toujours le désir « de prendre et d’apprendre de la France ». Pour cela, il fallait que le gouvernement français trouva des méthodes beaucoup plus efficaces .

Au-delà des difficultés, rencontrées de part et d’autre, l’apport de la mission militaire française à la modernisation de l’armée roumaine a été incontestable et s’est confirmé avec le temps. Pendant la Guerre de 1877-1878, l’armée roumaine passa avec succès l’épreuve du feu sur un champ de bataille moderne, les alliés et les adversaires étant les armées de deux grands empires : russe et ottoman.

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