
<http://books.openedition.org/pur/18344>. ISBN : 9782753525580.
Société et vie culturelle en Hongrie sous les rois angevins
Marie-Madeleine de Cevins, p. 219-245
Table des matières
- La société hongroise
- La paysannerie
- La société urbaine
- La noblesse
- La société cléricale
- La civilisation
- La civilisation matérielle
- La vie intellectuelle
- L’art
- Orientation bibliographique
Mon objectif est de présenter ici les principaux aspects de la société et de la vie culturelle dans le royaume de Hongrie, à l’époque où des membres de la dynastie angevine se trouvaient sur le trône magyar, c’est-à-dire des années 1320 (début du règne effectif de Charles-Robert d’Anjou) jusqu’à la fin des années 1380 (Louis Ier d’Anjou étant mort en 1382, et sa fille Marie en 1395, après avoir permis à son mari Sigismond de Luxembourg de devenir roi de Hongrie en 1387).
Le royaume de Hongrie se trouvait dans un bien piètre état à l’avènement de Charles-Robert. Il sortait d’une période extrêmement trouble : durant plus de vingt ans (de la mort d’André III, le dernier représentant de la dynastie arpadienne en 1301, jusqu’à la pacification enfin obtenue par Charles-Robert au début des années 1320), il fut le théâtre de violents affrontements opposant les différents prétendants à la succession royale, et des abus de pouvoirs commis par des barons devenus incontrôlables.
Les six décennies qui suivirent se caractérisent à l’inverse par une conjoncture particulièrement favorable : stabilité intérieure (favorisée par la continuité dynastique et les nouvelles méthodes de gouvernement employées par les rois angevins) et sécurité générale (limitant les exactions seigneuriales), redémarrage économique, en relation avec la stabilité de la monnaie d’or frappée à partir de 1325 (le florin hongrois), la découverte de gisements de métaux précieux (stimulée par la réforme de la réglementation concernant l’extraction minière en 1327) et l’essor des échanges intérieurs et extérieurs (facilités par les dispositions prises à Visegrád en 1335 par les rois de Hongrie, Bohême et Pologne pour contourner l’étape de Vienne).
Ces mesures favorisant la stabilité et la prospérité du pays eurent, à l’évidence, d’importantes conséquences sur l’évolution de la société et de la civilisation hongroises au xive siècle. Peut-on aller plus loin, en affirmant que les rois angevins parvinrent à marquer celles-ci de leur empreinte, par l’effet d’une action délibérée et cohérente ?
La société hongroise
L’avènement de la dynastie angevine ne suscita pas, disons-le d’emblée, de réel bouleversement dans l’organisation sociale du royaume magyar. Charles-Robert, puis son fils Louis, ne nourrissaient aucun projet précis en la matière, en dehors de ce qui pouvait favoriser l’exercice de leur autorité. Surtout, leur intention était moins d’importer en Hongrie des concepts et des usages étrangers que de s’adapter au milieu hongrois.
Quel était le nombre d’habitants du royaume magyar à l’époque considérée ? Faute de recensement contemporain, il s’avère très imprudent de proposer des données démographiques précises. Révisant à la baisse les estimations traditionnelles, l’historiographie des années 1960 à 1980 avançait un chiffre tournant autour de deux millions d’habitants vers 1300 ; à la mort de Louis le Grand, la population hongroise aurait atteint les trois millions. Les toutes dernières hypothèses reviennent cependant à des nombres plus élevés : trois millions d’habitants vers 1300, et environ quatre millions vers 1400.
Quoi qu’il en soit, ces chiffres mettent en évidence une progression démographique relativement élevée (d’environ 0,3 % par an), davantage liée à l’accroissement naturel qu’à l’immigration (roumaine et allemande). Elle offre un contraste saisissant avec la situation de stagnation, voire de recul, des royaumes et principautés occidentales au xive siècle. Elle tient à plusieurs facteurs : les moindres ravages de la peste noire de 1347-1349, l’absence de grandes famines et la rareté des disettes (en relation avec l’essor ininterrompu de la production agricole, lié à la diminution des friches et des jachères), le contexte de paix intérieure (en dehors de courtes périodes de troubles et d’actes de violence isolés).
La paysannerie
Comme dans l’ensemble de la Chrétienté médiévale, les paysans constituaient l’énorme majorité de la population hongroise, soit plus des neuf dixièmes de celle-ci. Ils peuplaient les quelque 14 000 ou 15 000 villages (villae) du royaume (dépassant rarement 200 habitants chacun), dont beaucoup correspondaient à des fondations récentes, dans un contexte d’extension continue des surfaces cultivées.
L’énorme majorité de ces paysans cultivait une terre qui ne leur appartenait pas. Le cadre de la vie rurale et de la production agricole était, sauf exception, le domaine (praedium), introduit à l’époque carolingienne dans la Marche de Pannonie et vraisemblablement connu des populations slaves peuplant le bassin des Carpates à l’arrivée des Hongrois. Principale différence par rapport aux domaines seigneuriaux d’Occident : le fort déséquilibre entre réserve d’une part, et tenures d’autre part.
D’abord cultivés par une main d’œuvre servile travaillant exclusivement pour le maître (qui les logeait, les habillait et les nourrissait en contrepartie), les domaines hongrois étaient assez proches (depuis la sédentarisation des Hongrois au xe siècle) du modèle domanial classique : sans tenures, ils étaient exploités en faire-valoir direct par le maître. Peu à peu, à partir du xie siècle, les esclaves ruraux de certains domaines (surtout royaux et ecclésiastiques) obtinrent de disposer d’une maison puis d’un lopin de terre spécifique (sessio), qu’ils cultivaient eux-mêmes en remettant une part de leur récolte au maître (souvent les deux tiers) ; ils devinrent ainsi des tenanciers. En vertu de leur obligation de corvée, ils devaient cultiver la réserve, de plus en plus réduite. Le schéma bipartite de la seigneurie, si répandu en Occident, commençait donc à s’imposer lentement en Hongrie (sous des formes archaïques il est vrai, rappelant le système carolingien).
Les destructions liées à l’invasion tatare et la multiplication des villages d’hôtes dans la seconde moitié du xiiie siècle donnèrent à ce processus une impulsion décisive : faisant perdre aux seigneurs leur main d’œuvre servile (enfuie, massacrée ou affranchie), elles les obligèrent à allotir la majeure partie de leur domaine. D’où un rétrécissement spectaculaire de la réserve, voire sa disparition totale (surtout si l’on ne tient compte que des terres arables) avant la fin du xiiie siècle. Les domaines hongrois se composèrent depuis lors à peu près exclusivement de tenures paysannes d’une part, et de terres non cultivées d’autre part.
Rassemblés en villages, les paysans organisaient les cultures de façon communautaire, selon des règles très précises qu’ils élaboraient en toute autonomie. Les paysans hongrois produisaient surtout des céréales, en utilisant des méthodes culturales relativement rudimentaires (fumure sur place, lente diffusion de l’assolement biennal et triennal, charrue asymétrique). La viticulture connut un essor très net au xive siècle, de même que les plantes industrielles (chanvre, lin) à proximité des villes. L’élevage ne dominait que dans certaines régions (en particulier chez les Roumains de Transylvanie, éleveurs de moutons, ou chez les Coumans établis dans la Grande Plaine, pour les bovins). Outre la consommation de viande et de produits laitiers, les bovins servaient à l’attelage des outils agricoles tractés, ainsi que (de plus en plus) à l’exportation. L’élevage des chevaux répondait avant tout aux besoins militaires ; le célèbre chroniqueur Mathieu Villani décrit avec admiration et étonnement les immenses troupeaux de chevaux qui accompagnaient les troupes de Louis Ier en Italie…
Quelle était la situation juridique des paysans hongrois sous les Angevins ? Ils arrivaient alors au terme d’une évolution commencée vers le milieu du xiiie siècle, par laquelle leur statut, longtemps disparate, tendait à une certaine uniformisation. Parallèlement, le manque de bras et la présence de nombreux espaces encore incultes (abandonnés pendant les troubles de l’interrègne ou jamais cultivés) jouait dans le sens d’une amélioration générale de la condition paysanne.
Ainsi, les différents statuts marquant une dépendance personnelle vis-à-vis du seigneur tendirent à disparaître. Comme en Occident, le serf (servus, mancipium, ancilla) n’avait aucune liberté personnelle, son maître ayant le pouvoir de le vendre, de le léguer, lui et ses descendants, comme un simple bien matériel. Amorcé au lendemain de l’invasion tatare de 1241, le recul du servage s’étendit à la majorité des domaines hongrois ; seules quelques petites seigneuries laïques comprenaient encore des serfs au début du xive siècle (appelés de conditionarii). Encore ceux-ci disposent-ils alors d’une terre et d’une maison spécifiques ; loin d’être « taillables et corvéables à merci », les taxes et services qu’ils devaient à leurs maîtres étaient précisément définies.
Le statut intermédiaire de libertinus (ou affranchi), plus favorable que le précédent (tout en conservant le principe de la dépendance personnelle) disparut un peu plus lentement. Encore fréquent sur les domaines royaux et ecclésiastiques à l’avènement de Charles-Robert, il n’est plus mentionné dans les sources après le milieu du xive siècle. La plupart de ces libertini obtinrent la liberté personnelle en acceptant de fonder des villages de défrichements bénéficiant de chartes d’hospites accordant la liberté à leurs futurs habitants sur les terres de leur seigneur ; en l’occurrence, c’est précisément sur les terres du roi et de l’Église que furent lancées les plus vastes opérations de défrichements.
Ces deux évolutions conjuguées aboutirent à la généralisation du statut de tenancier libre (liberi). Après le milieu du xive siècle, il n’y a plus que des liberi (de plus en plus souvent désignés par le mot iobagiones, à partir du milieu du siècle précédent). En outre, s’ils demeuraient (comme partout) sous la juridiction du seigneur et étaient tenus de lui fournir diverses prestations, les tenanciers hongrois disposaient de droits qui leur étaient souvent refusés ailleurs. Les sources écrites montrent qu’à partir de la fin du xiiie siècle, ils pouvaient non seulement transmettre leur tenure à leurs héritiers, mais disposer librement de leurs biens meubles (en particulier de leurs outils agricoles). Surtout, ils gardaient la possibilité de quitter leur tenure, après obtention de l’autorisation seigneuriale et le versement d’une taxe spécifique. Le 16e article de la célèbre loi promulguée par Louis le Grand en 1351 interdit dans cet esprit l’implantation par la force des paysans (abductio). Il s’agissait de mettre fin aux abus commis par les seigneurs, à une époque où ils manquaient de main d’œuvre pour défricher les parties incultes de leur domaine. C’était aussi reconnaître implicitement à tous les tenanciers libres le droit de migration. Dans les faits, celui-ci connut une extension considérable au cours du xive siècle (sauf en Slavonie). Tous les paysans libres n’en jouissaient pas encore à la fin de l’époque angevine : ce sont les décrets promulgués par Sigismond de Luxembourg en 1397 et 1405 qui accordèrent ce droit à tous les paysans dépendant d’un seigneur, sans distinction de statut, ou de type de seigneur : roi, noble, ou établissement ecclésiastique.
Les charges pesant sur les tenanciers libres connurent, elles aussi, une évolution favorable aux paysans, mais préjudiciable aux seigneurs les plus modestes. Le roi, soucieux de conserver le soutien des membres de la petite et moyenne noblesse, s’efforça d’en tempérer les effets.
Par le 9e article de la loi de 1351, Louis le Grand tenta ainsi d’uniformiser les principales charges pesant sur les paysans du royaume : il prescrivit le versement au seigneur (sauf dans les villes munies de remparts) du neuvième (nona), c’est-à-dire plus exactement du 1/10e de la production de grains ou de vin, une fois prélevée la dîme ecclésiastique. L’objectif était d’éviter le départ des tenanciers libres, en vertu de leur droit de migration, en direction des seigneuries où l’on n’exigeait pas cette redevance (souvent les plus grandes). L’application de cette loi demeura cependant aléatoire : Louis le Grand eut beau sanctionner les récalcitrants, certains seigneurs hongrois ne levaient toujours pas la nona à la fin du xive siècle.
La composition des charges pesant sur les tenanciers se modifia elle aussi, tout en conservant une grande hétérogénéité d’une seigneurie à l’autre. Les dons en nature (munera), « offerts » au moment des fêtes religieuses, par exemple, n’était pas exigés par tous les seigneurs, de même que le droit de gîte (descensus), ou la taxe permettant de se rendre au marché voisin. De manière générale, en relation avec la diminution de la réserve, les corvées reculèrent (se limitant souvent à une dizaine de jours de travail dans l’année), au point de disparaître totalement dans certaines seigneuries. Au fil du xive siècle, la principale redevance seigneuriale (census, terragium) fut de plus en plus fréquemment exigée en argent, surtout sur les grands domaines, et de manière fixe, au détriment des parts de récoltes (progressivement réduites à la seule nona). Le cens annuel pour une tenure de taille moyenne (entre 20 et 80 ares environ) se montait généralement à un florin d’or.
Si elle recula sur le plan matériel, l’emprise des seigneurs sur leurs tenanciers tendit à s’accroître en matière judiciaire au cours du xive siècle. Charles-Robert semble avoir été le premier souverain hongrois à avoir accordé à des nobles le droit de glaive (ius gladii). Celui-ci leur permettait non seulement d’exercer la haute justice sur les habitants de leurs terres, mais d’exécuter les sentences les plus lourdes (mort ou mutilation), restreignant ainsi les compétences des tribunaux des comitats, jusqu’alors seuls habilités à effectuer ces tâches. La concession du droit de glaive aux seigneurs devint de plus en plus fréquente sous Louis le Grand.
Ces tendances générales, et en particulier l’uniformisation juridique des paysans pourrait laisser croire à l’homogénéité de leurs conditions d’existence. Les sources montrent qu’au contraire, il existait un large éventail de situations matérielles dans la paysannerie hongroise de l’époque angevine, les contrastes ne faisant d’ailleurs que s’accentuer au fil du siècle. Le principal critère de différenciation était l’étendue de la terre cultivée par chacun de ces tenanciers. Certains disposaient en effet, au lieu d’une seule tenure, d’une tenure et demie, voire de deux ; ce qui leur permettait de vendre leur surplus, et d’accéder ainsi aux produits artisanaux de confort. Les plus chanceux parvinrent ainsi à acquérir un lopin de terre (de préférence une vigne, particulièrement rentable) échappant à toute redevance seigneuriale. Quelques-uns réussirent même à entrer dans la (petite) noblesse, après avoir acquis (par achat ou mariage) une terre noble (nobilis). À l’autre bout de l’échelle de la société paysanne, de plus en plus nombreux, étaient ceux qui n’exploitaient qu’une portion de tenure (la moitié, le tiers, voire le quart d’une tenure) ; maigre compensation, les charges pesant sur eux étaient (proportionnellement) plus faibles que celles des tenanciers mieux lotis. Les paysans sans tenures (inquilini), travaillant souvent à la journée, font l’objet de mentions de plus en plus fréquentes dans le dernier tiers du siècle ; c’est en leur sein que les seigneurs recrutaient les ouvriers agricoles dont ils pouvaient avoir besoin au moment des vendanges ou des moissons.
La société urbaine
L’urbanisation du royaume magyar, amorcée au début du xiiie siècle, connut une accélération à partir du milieu de ce siècle. Elle se poursuivit à l’époque angevine, à la faveur de deux processus simultanés : la généralisation progressive du droit de migration, qui fit affluer vers les villes des paysans toujours plus nombreux, et l’abandon (depuis le milieu du xiiie siècle) du domaine comme cadre de la production artisanale, celle-ci se trouvant désormais concentrée dans les villes.
Cependant, même au xive siècle, l’essor urbain demeurait inachevé. En comparaison des royaumes et principautés occidentales, la Hongrie restait un royaume faiblement urbanisé. D’abord par le maillage très lâche du réseau urbain, surtout en dehors de la Transdanubie : les villes étaient peu nombreuses (une vingtaine environ) et souvent distantes les unes des autres, surtout au centre et à l’Est du royaume ; sept jours de voyage séparaient Košice (Kassa) de Oradea Mare (Várad) (soit 250 km).
De plus, le caractère urbain de ces localités était peu marqué. La plupart des villes hongroises tombaient au-dessous du millier d’habitants, les plus populeuses ne dépassant pas les 7 000 ou 8 000 habitants. Ceux-ci jouissaient d’un statut ne les soustrayant que partiellement à l’autorité seigneuriale (ou royale). Et ils vivaient encore, pour une large part, d’activités agricoles (soit pour leur propre consommation, soit, de plus en plus, pour la vente). Au cours du xive siècle, les citadins hongrois renoncèrent progressivement à la culture des céréales pour pratiquer la viticulture, partout où les données locales le permettaient ; on sait ainsi qu’en 1347, les habitants de Košice ne possédaient que des vignes, au lieu de terres de labour. Dans un contexte d’essor des échanges et d’extension de l’économie de marché, la proportion d’artisans et de commerçants ne pouvait qu’augmenter. Mais ce n’est qu’à partir de la fin du siècle, et dans les villes les plus actives, que les activités agricoles reculèrent, au profit de l’artisanat, du commerce, ou des activités bancaires. Les registres fiscaux de Bratislava (Pozsony) et Sopron montrent qu’en 1379 les artisans (à titre partiel ou total) constituaient seulement 20 à 25 % des contribuables.
Les plus grands centres urbains (qui abritaient au plus 2 % de la population totale) étaient les localités se trouvant sous la domination du roi, et dotées par lui de franchises (d’où leur nom de villes libres royales dans les sources). Certaines étaient munies de remparts (Székesfehérvár, Esztergom, Pest, Buda…), tandis que d’autres ne se fortifièrent que dans le courant du xive siècle (Bratislava, Sopron, Košice), voire plus tardivement encore. Leur spécificité tenait à leur dynamisme économique : étapes importantes sur les axes du commerce international, elles étaient les seules localités du royaume à exercer un rayonnement commercial dépassant le cadre de la région.
Leurs habitants disposaient par ailleurs de franchises particulièrement étendues pour le pays, et ce depuis le xiiie siècle ; c’est ce qui conférait à ces villes le nom de civitas dans les sources. Privilèges économiques tout d’abord : versement de l’impôt royal en une seule fois (après répartition par les habitants eux-mêmes), droit de tenir marché, exemption de péages, voire (pour quelques-unes seulement) droit d’étape. Surtout, la communauté urbaine étant considérée comme propriétaire du sol (à titre collectif), les habitants étaient dispensés des services dus par les paysans à leur seigneur, et ils pouvaient disposer de leurs biens meubles et immeubles à leur gré (notamment au moment de rédiger leur testament), devant les autorités municipales. Autonomie juridique ensuite : les habitants, du moins les bourgeois (cives), propriétaires d’au moins une maison dans la ville, élisaient des magistrats (un maire-juge, ou iudex, et entre douze et vingt-quatre conseillers, ou jurati), qui avaient juridiction sur les habitants pour toutes les causes mineures, puis de plus en plus souvent pour les causes majeures (par concession du droit de glaive). Ces magistrats se conformaient à une législation propre, imitée du droit urbain en vigueur dans d’autres villes hongroises ou étrangères ; dans la seconde moitié du xive siècle, les grandes villes marchandes suivaient généralement le droit de Buda, celles de Slovaquie, celui de Krupina (Korpona), les villes minières adoptant le droit de Banská Sˇtiavnica (Selmecbánya). L’ispan du comitat ne pouvait intervenir, même en appel. Dans les cas litigieux, les magistrats municipaux portaient l’affaire devant le tribunal du Grand Argentier, lequel devint progressivement l’unique instance d’appel (ainsi qu’on en a la preuve à la fin du règne de Louis le Grand). Privilèges religieux enfin : les citadins avaient généralement le droit d’élire librement leur curé, et ils levaient parfois la dîme, au lieu de laisser faire les agents de l’évêque (libera decima).
Les agglomérations de taille intermédiaire, ou bourgades (libera villa, puis oppidum) se multiplièrent elles aussi à partir du xive siècle ; on en dénombre entre 500 et 800 à la fin du siècle suivant, regroupant alors de 16 à 20 % de la population totale du royaume. Elles se développèrent surtout dans les régions où les grandes villes étaient très éloignées les unes des autres, et plus facilement sur les terres des seigneurs laïcs ou ecclésiastiques que sur celles du roi. Certaines durent leur prospérité à l’essor de la viticulture, comme en Sirmie et dans la région de Tokaj (Sárospatak, Újhely).
À ces exceptions près, leur rayonnement économique (à la fois commercial et artisanal), autrement dit leur aire de marché, se limitait à leur arrière-pays. La plupart n’étaient pas fortifiées, mais elles obtinrent parfois le droit de se fortifier au cours du xive siècle. Elles servaient souvent de centre pour les intendants du domaine seigneurial. Elles disposaient de privilèges sensiblement moins étendus que ceux des villes, comprenant au minimum le droit de tenir marché.
Comme tout domaine seigneurial, elles étaient divisées en tenures paysannes, et leurs habitants étaient considérés comme des tenanciers (iobagiones), devant fournir à leur seigneur des services, à titre individuel. Au cours du xive siècle, les habitants des bourgades hongroises obtinrent le droit d’organiser eux-mêmes la répartition et la levée des redevances seigneuriales. Le seigneur contrôlait toujours l’exercice de la justice, soit directement (comme à Nyírbátor dans les années 1330), soit en intervenant dans le choix des magistrats locaux (iudex et iurati, ou villicus), comme à Debrecen en 1361 ; il se réservait les cas de haute justice, jusqu’à ce que ceux-ci ne soient peu à peu confiés au tribunal présidé par l’ispan du comitat, qui servait aussi de seconde instance. Les bourgades avaient parfois la possibilité de se référer au droit urbain de telle grande ville voisine ; le cas échéant, la municipalité de celle-ci tendait à devenir, dans la pratique, une instance d’appel (ce qu’entérina une loi de 1405).
Dans cette typologie, les villes minières méritent une mention particulière. En plein essor au début du xive siècle en raison des découvertes de métaux précieux et semi-précieux au Nord-Ouest et à l’Est du royaume, elles se distinguaient en effet des autres villes du royaume par le caractère planifié de leur fondation, par l’étendue de leurs privilèges juridiques (semblables à ceux des villes libres royales), par leur mono activité (l’extraction minière), et par une société bipartite, opposant les propriétaires des mines d’une part, aux ouvriers employés dans celles-ci, d’autre part.
Unie par des intérêts communs, la communauté urbaine n’en était pas moins contrastée en effet, ainsi que le confirment les données concernant les villes non minières. La composition de l’élite locale, celle qui fournissait la totalité des magistrats urbains changea sensiblement au cours de l’époque angevine. Le patriciat urbain, se composait dans la première moitié du xive siècle d’hommes d’affaires enrichis par le commerce ou l’artisanat, d’origine le plus souvent allemande (ou fortement germanisés) et investissant dans la terre (en achetant des domaines autour de la ville, voire des villages entiers). S’arrogeant le titre de comes, ils s’alliaient volontiers par mariage avec des nobles, voire des barons, et finissaient souvent leurs jours sur leurs terres, en adoptant un mode de vie nobiliaire. À partir des années 1360, ce sont désormais les hommes d’affaires (soit locaux, soit d’origine allemande, voire vénitienne ou florentine) pratiquant le commerce lointain ou les activités bancaires, et disposant d’un vrai capital, qui s’imposent dans la gestion de la ville. Certains parviennent même à tisser un réseau d’alliances commerciales couvrant un ensemble de villes où ils établissent leurs proches. Ils ne cherchent pas à s’implanter localement (ni par des mariages avec d’anciens patriciens ou des nobles locaux, ni par l’achat de terres). Pour faire barrage à leurs ambitions, les anciens patriciens n’hésitèrent pas à se rapprocher des artisans, qui peuvent ainsi entrer au conseil de Buda et de Cluj (Kolozsvár) dans les années 1360-1370. Les anciens patriciens tentent aussi d’exploiter les oppositions ethniques, pour obtenir au moins une égalité des sièges au conseil (entre Allemands et Hongrois à Buda, entre Allemands et Slovaques à Zsolna).
Les petits commerçants et les artisans occupaient une position intermédiaire dans la société urbaine. Sauf exception (on l’a vu), ils ne pouvaient accéder aux magistratures urbaines que dans les bourgades. Les artisans exerçaient les professions les plus diverses, principalement ceux des secteurs de l’alimentation, du vêtement, du travail du métal et du bois, et du bâtiment. Ils complétaient souvent leurs revenus par le travail de la terre (surtout dans les bourgades). Plus on avance dans le siècle, plus leur degré de spécialisation augmente, tout en restant moins avancé que dans les villes occidentales : à la fin du xive siècle, on trouve souvent de 25 à 30 métiers différents dans les villes les plus actives du royaume. Déjà regroupés par spécialité dans les différents quartiers de la ville, et parfois associés dès le xiiie siècle pour la défense de leurs intérêts, les artisans urbains s’organisèrent en véritables associations de métier à partir du xive siècle. En 1369, lareine mère Élisabeth octroya aux bouchers d’Óbuda des privilèges leur garantissant une situation de monopole local ; la même année, la municipalité de Kassa accordait aux membres de l’association des fourreurs de la ville le droit d’acheter des peaux. Les plus anciens statuts réglementant une profession sont mentionnés en 1376 ; ils concernent dix-neuf métiers des villes saxonnes de Transylvanie, confirmés à cette date, ainsi que les bouchers et des cordonniers de Bratislava. On y retrouve les mêmes principes que dans les associations de métiers (ou futures corporations) occidentales : exigences de qualité et de concurrence loyale, hiérarchie interne distinguant maîtres, valets (compagnons), et apprentis.
Les journaliers et ouvriers agricoles composaient la frange inférieure de la société urbaine. Exclus du droit de bourgeoisie, ils sont quasiment absents des sources, et donc très mal connus.
En dépit de cette hiérarchie des revenus, des droits, et des honneurs, il ne faudrait pas imaginer une société urbaine hermétiquement cloisonnée et totalement figée. Les possibilités d’ascension sociale existaient, notamment par le mariage ou l’achat de terre. Les artisans et commerçants ayant « percé » dans leur bourgade d’origine venaient souvent s’installer en ville, après y avoir acheté une maison. En sens inverse, les déchéances ou faillites n’étaient pas rares. L’arrivée permanente de paysans des environs grossissait les rangs des couches sociales inférieures et intermédiaires de la société urbaine.
La noblesse
L’appartenance à la noblesse découlait en Hongrie de la possession de terres ne se trouvant pas sous la domination d’un seigneur, quelles que fussent leur étendue et leur mode d’acquisition (achat, concession royale, alliance matrimoniale). Au début du xive siècle, la noblesse hongroise avait déjà acquis depuis le siècle précédent, ses principales caractéristiques, en particulier la reconnaissance d’un statut spécifique, garantissant à tous les nobles certains privilèges économiques et juridiques, mais aussi la distinction entre les membres de la haute noblesse (que les sources appellent barones depuis 1216) et les autres nobles (nobiles viri).
La loi de 1351 marque l’achèvement de ce double processus, tout en œuvrant dans le sens d’une uniformisation. La bulle d’or de 1222 reconnaissait à tous les nobles l’exemption des impôts royaux, en compensation de leurs obligations militaires ; les barons étaient néanmoins les seuls à bénéficier de l’aviticitas, c’est-à-dire le droit de transmettre son patrimoine foncier à la descendance issue d’un aïeul commun en cas de décès sans héritier direct (tandis que les biens fonciers des autres nobles passaient dans ce cas au roi et à l’Église depuis le xie siècle). En prolongement de ce texte, le 11e article de la loi de 1351 stipule que les nobles bénéficieront d’une seule et même liberté (una eademque libertate gratulentur). L’article suivant étend l’exemption fiscale à certains cas particuliers (en supprimant la taxe sur les peaux brutes exigée jusqu’alors des nobles vivant entre Drave et Save, et de ceux des comitats de Pozsega et de Valkó). Le privilège d’aviticitas fut étendu par la même loi à tous les nobles. Pour autant, les barons conservaient par la loi de 1351 des privilèges propres : ils avaient le droit de combattre, comme le faisaient le roi et les prélats, sous leur propre bannière (ou banderium, d’où leur nom tardif de domini banderiati) ; leur serment valait celui de dix nobles, et il fallait réunir 100 nobles (au lieu de 50) pour prêter serment contre eux. Examinons maintenant plus précisément chacun des deux groupes qui constituaient la noblesse hongroise au xive siècle.
Depuis le début du xiiie siècle, les barons se définissaient au sens strict comme les détenteurs des grandes dignités du royaume (honores regii). La plus prestigieuse était celle de Palatin (comes palatinus), principal conseiller du roi, chargé des plus importantes responsabilités diplomatiques et militaires ; puis venait celle de Grand Juge (iudex curiae regiae), responsable des tribunaux royaux ; puis celle de Grand Argentier (magister tavernicorum), dont les attributions augmentèrent sous Charles-Robert avec la constitution d’un tribunal propre. Les autres dignités, moins prestigieuses, étaient soit liées au service du roi et de la reine (les charges auliques de Maître de cour, Chambellan, Grand Échanson, Grand Écuyer…), soit territoriales (charges locales d’ispans, de voïvodes et de bans). Le déroulement des carrières (celled’Émeric Lackfi, puis de Nicolas Szécsi…) montre que, sauf intervention royale exceptionnelle (comme sous Charles Robert), on était d’abord ispan ou titulaire d’une charge aulique (parfois les deux à la fois), avant d’obtenir une charge de ban, puis une dignité nationale. Toutefois, sous Louis le Grand, le nombre de dignités conférant le statut de baron fut limité à une quinzaine seulement, excluant notamment un grand nombre de charges d’ispans de comitat. On conservait ce titre à vie, même après avoir cessé d’occuper un honor ; mais on ne pouvait le transmettre à ses héritiers.
Les barons étaient les seuls à participer réellement à la direction du pays : les barons en exercice (et peut-être les autres ?) avaient le droit de siéger en permanence au conseil du roi (depuis le xiie siècle), tandis que les nobles n’y venaient que sur invitation personnelle (et ponctuelle) du roi. Ils étaient membres de droit de la Diète du royaume (regnum), alors que les nobles n’y envoyaient que quatre représentants par comitat (selon une pratique remontant à la fin du xiiie siècle et confirmée en 1385). Les sources de l’époque angevine montrent cependant que, dans la réalité, ce n’est pas tant le prestige de leur charge que les liens personnels noués avec le roi et son entourage qui faisait que tel baron avait plus de poids politique que tel autre.
Les hauts dignitaires étaient presque toujours recrutés parmi les plus grands propriétaires fonciers du royaume, ceux qui disposaient d’immenses étendues de terres, cultivées par de nombreux paysans dépendants, et de véritables châteaux forts. Ils ne représentaient au total qu’une petite centaine de familles. Ce groupe connut cependant un renouvellement (au moins partiel) au moment du changement de dynastie : en effet, Charles Robert récompensa les membres de la (petite ou moyenne) noblesse qui l’avaient soutenu activement en les nommant à des hautes dignités. Ensuite, sous Louis le Grand, le groupe des barons se ferma à nouveau, la promotion de petits nobles devenant exceptionnelle. Les barons adoptèrent des habitudes de vie de plus en plus marquées par le souci de la représentation.
Il ne faudrait pas voir dans la petite et moyenne noblesse un groupe totalement étranger à celui des barons. Des liens de sang les unissaient en effet les uns aux autres, puisque tous (ou presque) descendaient des mêmes clans, ceux qui dominaient le bassin des Carpates au moment de l’installation des Magyars ; certes, la solidarité clanique, encore forte au xiiie siècle, se désagrégea d’autant plus rapidement au siècle suivant que les descendants d’ancêtres communs adoptèrent des partis opposés pendant la lutte pour le trône. Surtout, les nobles se trouvaient en relation permanente avec les barons, une relation marquée le plus souvent par la dépendance. La plupart des nobles entraient en effet (de gré ou de force) dans la clientèle (familia) des barons, selon un processus amorcé au xiiie siècle et de plus en plus répandu à l’époque angevine ; les familiares se trouvaient placés sous la juridiction de leur dominus (et non sous celle des tribunaux nobiliaires des comitats). C’est dans la moyenne noblesse que les titulaires des dignités recrutaient leurs collaborateurs directs (en tant que vice-palatin, vice-juge royal, vice-ispan, vice-ban, etc.), ceux à qui ils confiaient la garde et l’entretien de leurs forteresses (en tant que castellanus), la gestion de leur domaine ou encore les tâches d’écriture (s’ils étaient suffisamment instruits, cas de plus en plus fréquent au xive siècle), voire un simple emploi de mercenaire.
La majeure partie des membres de la noblesse ne bénéficiait pas du supplément de prestige et de revenus que procuraient ces charges, vivant exclusivement du produit de leurs terres. Ils n’avaient que quelques tenanciers à leur disposition (une dizaine, parfois aucun, tandis qu’ils étaient souvent plusieurs centaines sur les domaines des barons). Par une surveillance étroite et pointilleuse, ils veillaient à ce que leurs paysans s’acquittent de toutes leurs obligations à leur égard. Les plus pauvres ne possédaient qu’un lopin de terre, à peine plus grand qu’une tenure (d’où leur nom de nobiles unius sessionis à partir de la fin du xive siècle) ; le roi commença d’exiger d’eux une partie des impôts royaux (à hauteur d’une demi-part, par rapport aux roturiers), à partir du tournant des xive et xve siècles. Ils se voyaient contraints de marier leurs filles non pas à des nobles, mais à des bourgeois, voire à des paysans enrichis (on l’a vu). Certains tombèrent au rang de paysan dépendant, faute de pouvoir conserver un train de vie nobiliaire. La frontière entre paysannerie et noblesse était donc perméable.
La société cléricale
Le monde des clercs ne connut guère de profonds changements à l’époque angevine. Comme dans l’ensemble de la Chrétienté médiévale, on peut distinguer trois groupes dans le clergé séculier : les prélats, le clergé intermédiaire et le bas clergé. Spécifique par son organisation, son évolution et son recrutement, le clergé séculier sera évoqué en dernier lieu.
Les prélats (praelati) (évêques, dignitaires des chapitres cathédraux) ressemblaient sur bien des points à de grands seigneurs. Ils étaient recrutés de manière générale dans les plus prestigieuses familles du royaume, voire dans la famille royale, à une époque où le roi parvenait à faire élire par les chanoines et confirmer par le pape ses protégés. On connaît l’exemple célèbre de Coloman, fils illégitime de Charles-Robert, qui devint évêque (de Győr) en 1338 par la volonté du roi, après avoir reçu une dispense pontificale.
Disposant de revenus considérables, qui ne firent qu’augmenter (au rythme de la progression de la rente foncière) au cours du xive siècle, les prélats s’entouraient d’objets raffinés et d’une véritable cour, selon une tendance qui se confirmera au siècle suivant.
Politiquement, ils bénéficiaient des mêmes privilèges que les barons. Ils siégeaient au conseil royal. C’est en leur sein qu’étaient recrutés les grands chanceliers du roi et de la reine : ce dernier était habituellement l’évêque de Veszprém, et le vice chancelier royal recevait la charge de prévôt de la collégiale de Székesfehérvár. Par ce biais, les prélats contrôlaient les activités d’écriture de la cour royale.
Les chanoines cathédraux et les chanoines des grandes collégiales (la plus prestigieuse étant celle de Székesfehérvár) constituaient le clergé intermédiaire, de même que les archidiacres, et les curés des grandes paroisses urbaines. À l’intérieur d’un même chapitre, on observe cependant d’importants écarts de revenus, correspondant à une hiérarchie interne assez proche de celle des chapitres occidentaux. Les chanoines les plus estimés étaient les chanoines-piliers (columnares), c’est-à-dire le custode (responsable des biens et des archives capitulaires), le chantre (chef du chœur du chapitre) et le lecteur (chargé de l’école capitulaire). À la faveur de l’augmentation des revenus capitulaires, de plus en plus de chanoines hongrois purent déléguer à d’autres leurs obligations cultuelles, en s’offrant un remplaçant permanent (appelé « prébendier » ou « prêtre du chœur »).
La prospérité retrouvée des villes et la générosité des citadins permirent l’augmentation continue des revenus des curés responsables des grandes paroisses urbaines, souvent recrutés au sein du patriciat local. Ce n’est pas un hasard si, pendant presque tout le xive siècle, les sources emploient à leur sujet un terme spécifique (plebanus), pour les différencier des autres curés, moins avantagés (presbyteri).
À l’inverse, les curés ruraux restaient soumis au seigneur local, même à la fin du xive siècle. En dépit des protestations répétées des clercs, l’ancien système des églises privées persistait en effet pour une large part en Hongrie, sous l’appellation officielle de patronage. Le seigneur-patron considérait l’église comme faisant partie de son patrimoine, « empruntant » ou occupant ses biens à l’occasion ; il engageait et révoquait le (ou les) desservant(s) à son gré, sans consulter l’évêque diocésain, comme pour n’importe lequel de ses journaliers agricoles.
Les chapelains pouvaient être assez nombreux dans les grandes paroisses (14 plus un prédicateur dans la petite ville de Baia Mare, ou Nagybánya, d’après l’accord municipal de 1387) ; engagés et rétribués par le curé, ils vivaient chichement (notamment à la fin du xive siècle). Les recteurs d’autels, liés aux fondations perpétuelles, avaient des revenus variables (selon la valeur des biens associés à la fondation), mais fixes et indépendants du curé, ce qui leur assurait une certaine sécurité matérielle. Les remplaçants de chanoines, un peu mieux lotis que les chapelains paroissiaux, commencent au xive siècle à s’unir dans des associations visant à défendre leurs intérêts, face aux chanoines, leurs employeurs.
Le clergé régulier hongrois connut une évolution très différente selon les ordres. La situation des monastères des ordres anciens traditionnels (bénédictins, cisterciens, prémontré) devint de plus en plus critique au fil du siècle, faute de vocations surtout. Louis le Grand demanda lui-même au chapitre général de Cîteaux de mettre fin aux abus régulièrement commis par les cisterciens hongrois. Et pour cause : le visitator venu de Styrie en 1356 constata l’absence d’abbé à Pilis, ne trouva que deux moines et l’abbé à Pásztó, et personne à Ercsi (l’abbé lui-même ne résidant pas sur place !).
Soucieux d’améliorer la situation des monastères en difficulté, les rois angevins n’hésitèrent pas cependant à récompenser leurs proches collaborateurs par l’attribution des plus prestigieuses abbayes, au mépris du principe de la libre élection de l’abbé par les moines. Guillaume, un ancien dominicain, puis cistercien, fut ainsi nommé abbé de Pannonhalma par Charles-Robert ; Louis le Grand attribua à plusieurs chapelains royaux des charges de prieur ou d’abbé. Les résistances des moines furent vaines. Les moines de Jászó chassèrent en 1364 l’abbé qu’avait nommé le roi Louis en 1350, et en élurent un autre ; le souverain finit néanmoins par obtenir quelques mois plus tard le retour de son protégé en tant qu’abbé. Dans le même esprit, Louis d’Anjou introduisit en Hongrie la pratique des commendes ; le roi pouvait par ce moyen attribuer une abbaye à n’importe lequel de ses protégés (séculier ou régulier, clerc ou laïc) à titre de commendator (ou gubernator), à vie ou pour quelques années seulement. C’est ainsi qu’en 1376, le prince polonais Vladislav devint gubernator de l’abbaye de Pannonhalma. Ce système ne pouvait qu’aggraver la crise monastique : sauf exception (et il y en a peu à cette période), les abbés commendataires n’étaient intéressés que par les subsides que procuraient ces charges.
Les ordres érémitiques se portaient mieux. Les chartreux effectuèrent plusieurs fondations nouvelles au xive siècle, comme celle de Lövöld en 1364, qui attira les membres d’autres ordres. La progression la plus spectaculaire concerne l’ordre des ermites de saint Paul. Les ermites concentrés sur les flancs du mont Pilis et dans deux autres sites de Transdanubie depuis le milieu du xiiie siècle reçurent en 1308 du cardinal Gentile une règle, puis en 1329 (à la demande de Charles Robert), la confirmation de celle-ci par le pape. Grâce à l’entremise de Louis le Grand, l’ordre reçut en 1368 une approbation pontificale assortie d’un statut d’exemption. Le prieur de chaque établissement était désigné par le prieur général, lors du chapitre annuel tenu à la Pentecôte au couvent de Budaszentlőrinc. Louis le Grand fit transférer dans l’église de ce couvent des reliques de saint Paul l’Ermite, obtenues de Venise par l’accord de paix signé en 1381.
Comme en Occident, les ordres mendiants s’étaient principalement implantés dans les villes, dès les années 1220. Le réseau de leurs couvents se densifia ensuite, surtout pour les frères mineurs, qui furent désormais présents dans de nombreuses bourgades. Leur essor est lié à la fois aux faveurs royales, à une période où les souverains choisissaient leurs confesseurs parmi les franciscains, et aux dons effectués par les membres de la noblesse hongroise. Fortement encouragés par les rois angevins, qui cherchaient une justification idéologique à leurs prétentions territoriales dans les Balkans, frères prêcheurs et frères mineurs se lancèrent au cours du xive siècle dans d’ambitieuses missions de conversion : en direction de la Bosnie à partir de 1327, mais aussi auprès des Roumains et Ruthènes orthodoxes implantés à l’intérieur des frontières ; avec un succès inégal, d’ailleurs.
Peu nombreux, les couvents de moniales (surtout franciscaines et dominicaines) accueillaient exclusivement les filles et les veuves de la haute noblesse, soit comme moniales, soit (le plus souvent) pour le temps de leur éducation. Le plus réputé était le couvent de dominicaines de l’Île-aux-Lièvres (actuellement île Marguerite, près de Buda), où avait vécu Marguerite, fille de Béla IV, morte en odeur de sainteté en 1270. La reine Élisabeth Lokietek, mère de Louis le Grand, fonda vers 1346 un couvent de Clarisses à Buda, qui abritait une centaine de pensionnaires dès les premières années de son existence.
L’avènement de la dynastie angevine, loin de provoquer des changements majeurs dans l’organisation de la société hongroise, ne fit en définitive qu’accélérer les évolutions en cours : promotion juridique des tenanciers et des membres de la petite noblesse, encouragement aux activités économiques urbaines, essor des ordres mendiants et des ermites de saint Paul.
La civilisation
Peut-on parler de « civilisation angevine » en Hongrie ? La réponse à cette interrogation ne va pas de soi. À l’évidence, il y eut davantage de continuité que de rupture par rapport aux périodes précédentes, et les innovations perceptibles dépassent le cadre des territoires angevins. Il faut souligner cependant l’impulsion décisive que donnèrent Charles-Robert et Louis d’Anjou à la vie artistique et culturelle du royaume magyar.
Dans ce bref aperçu de la civilisation hongroise au xive siècle, on distinguera les éléments du quotidien (tout ce que l’on peut regrouper sous le vocable de « civilisation matérielle »), d’une part, des aspects intellectuels et artistiques, d’autre part.
La civilisation matérielle
[…] Lire les paragraphes 58 à 77 […]
Fin du chapitre : paragraphes 78 à 81
En définitive, les rois angevins ne firent qu’accélérer l’« occidentalisation » culturelle de la Hongrie, que leurs prédécesseurs arpadiens avaient commencée au cours des trois siècles précédents. Soit directement, en faisant venir des artistes italiens en Hongrie (comme ceux qui travaillèrent à Visegrád) ou en passant commande auprès d’eux (pour le tombeau de Marguerite placé dans le couvent de l’île Marguerite vers le milieu du xive siècle) ; soit indirectement, en favorisant les contacts entre artistes hongrois et étrangers et en s’entourant d’objets de fabrication extérieure (tel le magnifique autel portatif émaillé réalisé à Paris dans les années 1340, que la reine Élisabeth finit par offrir au couvent de Clarisses d’Óbuda). Dans le même temps, par le renforcement des liens diplomatiques et économiques avec les royaumes voisins, ils contribuèrent aussi à créer une sorte de communauté de civilisation entre tous les peuples de l’Europe centrale.
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La politique menée par Charles-Robert puis Louis Ier d’Anjou permit donc de stabiliser la société hongroise et d’élargir la sphère des échanges culturels et artistiques qu’entretenait le royaume magyar avec l’ensemble de la Chrétienté latine.
Pour autant, la Hongrie ne perdit aucunement ce qui faisait sa particularité au sein des royaumes et principaux européens de l’époque, aussi bien sur le plan de l’organisation sociale, qu’en matière de civilisation. Les apports extérieurs, d’origine variée, se combinèrent avec les éléments locaux, pour donner naissance à une synthèse originale.
L’intégration de la Hongrie à l’« Europe des Anjou » demeurait donc très relative ; du moins avait-elle plus de consistance que l’intégration politique, après l’échec des efforts menés par les deux rois angevins pour réunir Hongrie et royaume de Naples en un vaste ensemble territorial enjambant l’Adriatique.