via lesechos.fr
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Tristan Gaston-breton Le 02/08/2016
LES INVENTEURS DE L’ENTREPRISE MODERNE – Fondateur avec son frère Calmann des éditions Calmann-Lévy, ce travailleur acharné a bâti au milieu du XIX e siècle un véritable empire. Avec lui l’édition devient une affaire de capitalistes.

Nous sommes en 1826. Cette année-là, un modeste colporteur juif quitte son Alsace natale pour s’installer à Paris. Simon Lévy a quarante-six ans – ou quarante-deux, on ignore sa date de naissance précise -, une femme et six enfants, dont Calmann, né en 1819, et Michel, venu au monde en 1821. Des années durant, Simon a sillonné les routes d’Alsace pour vendre des articles de mercerie et de quincaillerie. Jusqu’à ce que la crise économique de 1826 l’oblige à chercher fortune ailleurs. Logé près des Halles, il loue désormais des jumelles, des lunettes, des cannes et des parapluies à l’entrée des théâtres parisiens et vend des livrets et des romans à la mode sur les boulevards. Quant à Michel et à son frère Calmann, ils sont inscrits à l’école du Consistoire. Pas pour très longtemps d’ailleurs ! Afin d’aider leur père, qui a le plus grand mal à joindre les deux bouts, les deux garçons, alors âgés de onze et neuf ans, se mettent eux aussi à faire la sortie des théâtres.
En ce début des années 1830, ceux-ci attirent toute une foule de petits vendeurs qui rivalisent d’ardeur pour écouler billets, journaux, annonces, livrets et programmes. C’est là, sur le pavé parisien, que Michel Lévy se familiarise avec le monde du spectacle sur lequel, plus tard, il bâtira le succès de sa maison d’édition. Les libraires du Palais-Royal et de la rue Vivienne lui confient également la vente de leurs imprimés, chansons du jour, journaux, romans à la mode, pièces de théâtre et autres. Le mot « librairie », à l’époque, recouvre autant la vente que l’édition d’ouvrage. Ce n’est que progressivement que les deux professions se sépareront. Peu à peu, le jeune homme, que vient aider parfois son frère Calmann, se familiarise avec l’ensemble de ce que l’on appelle alors le « commerce de librairie ». A interpeller le chaland et à le convaincre d’ouvrir sa bourse, il manifeste d’étonnantes dispositions. Michel Lévy est un commercial né…
En 1836, las d’arpenter les rues, Simon Lévy ouvre rue Marie-Stuart, dans le 2e arrondissement de Paris, un petit « cabinet de lecture » comme il en existe beaucoup dans la capitale. Ouvertes de 8 heures du matin à 11 heures du soir, ces « boutiques à lire » louent pour quelques sous des ouvrages à parcourir sur place ou à emporter. A quinze ans, le jeune Michel se passionne pour cette activité. Lui qui se serait bien vu acteur – il a même suivi quelques temps les cours de déclamation du Conservatoire, y nouant de nouvelles relations dans le monde du théâtre et achevant d’y perdre son accent alsacien – devient rapidement l’âme du cabinet. Sa voie semble désormais tracée. En 1841, à l’âge de vingt et un ans, il demande son brevet de libraire et crée sa propre maison d’édition. Installée entre le passage du Grand-Cerf, à deux pas de la rue Marie-Stuart et de la rue Vivienne, la librairie Michel Frères – un nom d’où est volontairement gommée toute consonance juive – est spécialisée dans le théâtre contemporain, un genre que son fondateur connaît bien. Le premier ouvrage édité est un livret de Théophile Gautier, « Giselle ». Très vite, Michel Lévy décide de s’associer à un autre éditeur, Sarah Jonas, une amie de la famille qui a repris le commerce de son mari après sa mort. Installée près de l’Opéra, elle a de nombreuses relations dans le monde du théâtre. Sa maison, la Librairie de l’Opéra, est spécialisée dans le commerce des livrets d’opéra, d’opéra-comique et de ballets. En s’associant avec elle, Michel Lévy fait d’une pierre plusieurs coups : il couvre les quartiers les plus passants de la capitale, le Palais-Royal, les boulevards, le Théâtre-Français et l’Opéra, diminue fortement ses coûts tout en enrichissant son catalogue et en élargissant sa clientèle. Dès cette époque, Michel Lévy fait de la conclusion d’accords ponctuels de coédition l’un des axes forts de sa stratégie commerciale. C’est ainsi que, peu à peu, la librairie Michel Frères se forge un nom dans l’édition de livrets et de pièces de théâtre.
Auteurs maison et contrats d’exclusivité
Mais Michel Lévy n’a pas seulement de bonnes idées. Il a aussi du flair. Chaque jour, il prend le temps de lire les pages littéraires des principaux journaux. Un moyen de se tenir au courant de l’évolution des goûts et des mentalités. Or le Paris des années 1830-1840 lit de plus en plus. Et notamment des romans-feuilletons dont un pionnier de la grande presse, Emile de Girardin, a fait, avec le recours à la publicité, l’une de ses spécialités. L’heure, déjà, est au sensationnel, comme en témoigne le succès phénoménal des « Mystères de Paris », d’Eugène Sue, paru en feuilleton entre 1842 et 1843. Au début des années 1840, rompant avec l’exclusivité de la vente de pièces de théâtre qui lui assurent déjà de confortables revenus, Michel Lévy se lance dans un nouveau genre, les récits de prison. Le voilà désormais éditeur de romans, de faits-divers et de récits de moeurs, qu’il produit seul ou en coédition quand l’argent vient à manquer. Ambitieux, charmeur, Michel Lévy fait alors feu de tout bois pour se faire un nom dans le monde des lettres. Dans les salles de théâtre, où il se rend très régulièrement et où il a ses entrées depuis longtemps, ou lors de ses promenades quotidiennes dans Paris, il n’hésite pas à aborder les écrivains, petits et grands, qu’il rencontre. « Actif, remuant, visant toujours en haut, ne se décourageant jamais, revenant à la charge sans s’émouvoir des rebuffades, il se mit dès cette époque à harceler les écrivains célèbres, leur demandant des miettes de leur talent », dira de lui Adrien Marx. « Son sourire enjôleur, son oeil bleu et sa facilité à nouer des contacts séduisent ou irritent. Hôte des foyers, des restaurants à la mode, revêtu de son frac les soirs de générale, en gilet blanc aux autres représentations, assidu aux bals masqués de l’Opéra, il entend ne rien négliger des servitudes de son métier », écrit de son côté Jean-Yves Mollier dans son livre Michel et Calmann-Lévy ou la naissance de l’édition moderne.
Et ça marche ! Ce travail acharné, joint au recours très fréquent à la coédition, lui permet en effet de multiplier les auteurs maison et de faire circuler rapidement l’argent. Michel Lévy n’a pas son pareil pour maîtriser les cycles courts de production et faire tourner son capital. Il n’a pas non plus son pareil pour éditer journalistes et critiques littéraires, s’assurant ainsi une publicité gratuite. Grâce à son assise financière, la librairie Michel Frères est devenue une référence dans le théâtre dont elle publie toutes les pièces importantes du milieu du XIXe siècle. Mais elle compte aussi à son catalogue quelques auteurs en vue ou sur le point de le devenir comme Labiche, Mérimée, Lamartine, Stendhal ou Heine. Dumas et Balzac suivront bientôt. Elle développe également ses propres collections, une rareté alors dans le monde de l’édition. Lancée en 1846, sa « Bibliothèque dramatique » est ainsi une référence pour tous les amateurs de théâtre. Une « Bibliothèque littéraire » suit peu après. Elle réunit les romans contemporains mais aussi les textes « classiques » qu’elle s’emploie à rééditer.
Ce qu’invente en fait Michel Lévy, c’est l’édition moderne. Un métier qui n’a plus rien à voir avec le monde de la boutique et des libraires-éditeurs traditionnels aux publications très diverses qui dominent encore le secteur. Lui va au-devant des lecteurs, dont il cherche à comprendre les attentes et auxquels il offre des collections complètes. Jamais confiné dans son magasin, il est sans cesse sur les routes. En province, où il prend contact directement avec les libraires pour « placer » ses ouvrages sans passer par les très coûteux commissionnaires. Mais aussi dans les principales villes d’Europe où très nombreux sont ceux qui parlent et lisent le français. Sans doute n’est-il pas le seul à bousculer ainsi les habitudes de l’édition et de la librairie. Des maisons plus importantes que la sienne existent, comme Hachette, créée en 1826 et qui va bientôt se spécialiser dans les livres scolaires et les guides de voyage. Mais l’intrépide éditeur introduit quelques innovations majeures. Il est le premier, dans les années 1840, à faire signer des contrats d’exclusivité grâce auxquels il peut s’attacher durablement les auteurs les plus prometteurs. Souvent à cours d’argent, parfois très endettés, à l’image d’un Balzac, les écrivains apprécient cette formule susceptible de leur garantir des revenus réguliers.
Mais la vraie innovation survient plus tard, en 1856. Cette année-là, en effet, Michel Lévy lance une nouvelle collection, la « Collection Michel Lévy ». Regroupant un « choix des meilleurs ouvrages contemporains », elle est constituée de livres de taille réduite – moins de 14 cm de haut – comportant de 350 à 400 pages et, surtout, vendus 1 franc l’exemplaire, du jamais-vu encore dans l’édition. « La nouvelle collection que nous annonçons aujourd’hui vient résoudre enfin le grand problème des bons livres au meilleur marché possible », annonce fièrement l’éditeur dans son prospectus de lancement. Audacieuse, la « Collection Michel Lévy » révolutionne le prix du livre, désormais accessible au plus grand nombre. A bien des égards, elle annonce la création du Livre de Poche, en 1953. Son succès est tel qu’elle attire des auteurs prestigieux comme Sand, Nerval, Renan, Flaubert ou Victor Hugo.
Le petit format à 1 franc
C’est alors que Michel Lévy achève de bâtir son empire éditorial. Un empire qui comprend, outre la librairie de la rue Vivienne, plusieurs entrepôts dans Paris pour y stocker sa production. En 1862, il achète fort cher la Librairie Nouvelle, située boulevard des Italiens. Un moyen d’éliminer un concurrent très actif, mais aussi de mettre la main sur un beau catalogue d’auteurs. Il s’agit, dans l’édition, de l’un des tout premiers mouvements de concentration. Six ans plus tard, en 1868, il édifie au numéro 3 de la rue Auber, tout près de l’Opéra, le nouveau siège de sa maison d’édition doublée d’une grande librairie. Michel Lévy est le seul éditeur à parier sur ce quartier en pleine mutation, l’un des plus dynamiques de Paris. Il s’est mué en véritable homme d’affaires : premier éditeur européen à la fin du Second Empire, publiant aussi bien du théâtre que de la littérature, de l’histoire, des ouvrages historiques ou des critiques, il est aussi devenu financier. S’il ne compte pas, comme certains de ses principaux concurrents, de papetiers dans son capital, il multiplie les placements dans l’immobilier afin de consolider l’assise financière de son entreprise. Avec lui, l’édition est devenue affaire de capitalistes. Lui-même est un homme très riche. Il habite un magnifique appartement place Vendôme, aux murs couverts de toiles de maître, où il reçoit somptueusement et qu’il abandonne en 1873 pour un hôtel particulier situé au 66, avenue des Champs-Elysées, acheté 400.000 francs. Chevalier de la Légion d’honneur, familier des hommes politiques, l’homme suscite envies et jalousie. Pour certains, il n’est qu’un parvenu qui sent encore l’office… Lorsqu’il meurt en 1875, foudroyé par une crise cardiaque de retour d’une soirée au théâtre, les éditions sont reprises par son frère Calmann. C’est lui qui donne à la maison son nom actuel, Calmann-Lévy. L’entreprise restera indépendante jusqu’en 1993, date de son rachat par l’un de ses concurrents historiques : Hachette.
Tristan Gaston-Breton Historien d’entreprises, Les Echos
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