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Tom Nealon.Traduit par Bérengère Viennot. Culture.20.10.2014 – 13 h 05
Par Tom Nealon. Propriétaire d’un magasin de livres rares à Boston

Dans une bonne partie du monde, et pendant presque un millénaire, les formes alphabétiques les plus visibles et identifiables furent gravées dans la pierre, sur les statues et monuments romains. Carrée, austère, solide: si vous lisiez (ou plus probablement, si vous regardiez) une inscription latine en lettres romaines, alors vous étiez dans une partie civilisée du monde. Au-delà de leur signifié, au-delà de la bataille, de l’orateur ou de l’empereur qu’elles commémoraient, ces lettres nous évoquaient des armées, des aqueducs, des gouvernements.
La capitale romaine fut si prisée qu’aussi curieux que cela paraisse dans ce contexte, elle fut même utilisée par des copistes. Un exemple particulièrement agréable à regarder, écrit vers le VIe siècle et extrait du livre des Maccabées, est conservé à la cathédrale de Durham. S’il a été préservé pour la postérité, c’est qu’à l’instar de nombre de fragments de manuscrits anciens, il a été recyclé dans la reliure d’un autre livre.
Il était donc naturel, lorsque les caractères mobiles furent inventés, que la création d’une police de style romain soit envisagée. Cependant, comme le sait quiconque a déjà fréquenté un forum Internet fréquenté par des excités, un bloc de texte en majuscules (ou haut de casse) est atroce à lire, sans parler d’un livre entier. C’est encore moins lisible et moins humain que l’exemple le plus extrême d’écriture gothique.
Heureusement, à cette époque, des humanistes utilisaient une écriture manuscrite du IXe siècle, appelée carolingienne, ou minuscule caroline, et remise au goût du jour. Quel meilleur mariage de la forme et de la fonction que les majuscules des monuments de pierre de l’Empire romain associées aux minuscules d’une écriture probablement née pour garder une trace des documents officiels de l’Empire carolingien, et détournée pour écrire des versions érudites d’Horace et de Vitruve?
Si les imprimeurs du XVe siècle n’étaient ni des artistes, ni des esthètes –c’était des fondeurs qui gravaient des poinçons et entretenaient ces grosses machines toutes neuves–, ils mirent au point un moyen d’expression fait pour durer (comme cela avait été le cas des lettres romaines) un millier d’années. C’est à cette époque que l’imprimeur français Nicolas Jenson, qui habitait alors à Mayence, s’installa à Venise et se mit à fabriquer des caractères dans une police romaine, destinés à l’impression d’une édition de 1470 des œuvres d’Eusèbe de Césarée. Sans rien inventer, il se contenta d’associer deux éléments d’une façon et avec une finesse de ligne et d’expression fascinantes à l’époque, et qui le sont restées.
L’année suivante, les frères de Spire, également originaires de Mayence, créèrent un caractère romain presque aussi fin, presque aussi fluide et presque aussi charmant que celui de Jenson. Mais leurs caractères ne seraient pas ceux qui serviraient de modèle et d’inspiration aux typographes modernes, de William Morris (Cloister Old Style) à Bruce Rogers (Centaur). A l’aube du XXe siècle, pratiquement toutes les fonderies typographiques fouinant dans une montagne de caractères romains sans charme –cadeaux logorrhéiques et répétitifs de la révolution industrielle– finirent par se tourner vers le romain de Jenson. Bien joué, Jenson.
Essayez d’imprimer un livre en gothique aujourd’hui: autant utiliser des runes ou le klingon pendant que vous y êtes! En revanche, si vous imprimez un livre en romain de Jenson, qui date de 1470, personne ne cillera. Ces caractères sont l’expression parfaite de l’humanisme, de la Renaissance, d’idées libérées en un instant et pour toujours.
Cet article fait partie d’une série analysant les polices de caractère, originellement publiée par le blog HiLobrow.