
L’auteur. Architecte, diplômée de l’Académie d’État d’architecture et des arts de l’Oural (Iekaterinbourg), titulaire d’une thèse de doctorat sur l’influence de Ledoux en Russie, Oxana Makhneva-Barabanova est l’auteur de plusieurs publications en russe sur Ledoux et traductrice du livre de l’architecte (1804) et de plusieurs études parues en français sur le sujet, dont la traduction du volume III des Annales du Centre Ledoux : Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806). L’architecture et les fastes du temps.
Présentation
Claude Nicolas Ledoux (1736-1806), l’un des architectes les plus actifs de la fin de l’Ancien Régime, s’affirma par la puissance monumentale de ses oeuvres, qui privilégient les agencements de volumes simplifiés conjugués à de subtils raffinements ornementaux. L’originalité de cet artiste visionnaire, auteur de la saline royale d’Arc-et-Senans et des barrières de Paris, repose sur l’entrelacement de l’architecture et de la poésie. La France napoléonienne a ignoré Ledoux et rejeté son art et ses idées. Au XIXe siècle, les trois quarts de ses édifices ont été détruits. Pourtant, cette figure majeure de » l’expansion de l’art français « , selon l’expression de l’historien Louis Réau, a exercé une influence considérable en Europe et tout particulièrement en Russie. Alexandre Ier, qui accède au trône en 1801, désirait faire de Saint-Pétersbourg, en chantier depuis ses prédécesseurs, de Pierre le Grand à Catherine II et Paul Ier, la plus belle capitale européenne. Le mouvement de réforme opéré par l’architecture française, reflet de l’esprit des Lumières et des idées progressistes, trouva dans l’Empire russe un terrain fertile et se manifesta avant même l’installation d’Alexandre au pouvoir. Cette époque de gestation et de formation du classicisme russe fut celle de personnalités telles que Vallin de La Mothe, arrivé en 1759 dans la ville impériale, Kazakov, Starov et Bajenov. Avec Alexandre Ier, on assiste à l’Age d’or du classicisme, dont les principaux protagonistes sont Zakharov, Voronikhine, Lvov, les architectes français Thomon et Montferrand, l’Écossais Cameron, les Italiens Quarenghi, Gilardi, Rossi et la famille Adamini, qui partageaient une même inspiration ledolcienne, dont on constate la prédominance, jusqu’au XXe siècle, à Saint-Pétersbourg, Moscou, Kiev ou Iekaterinbourg. L’ouvrage d’Oxana Makhneva-Barabanova analyse les raisons du succès de Ledoux en Russie, en mettant en avant la pensée franc-maçonne et l’héritage littéraire des Lumières dans le fameux texte de l’architecte écrivain : L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des moeurs et de la législation (1804), livre dédié au tsar Alexandre Ier.
SOMMAIRE
Préface de Daniel Rabreau
Un rayonnement symbolique et culturel
Introduction
Claude Nicolas Ledoux( 1736-1806) :
un architecte des Lumières
Chapitre premier
L’écrivain visionnaire et son influence
Chapitre 2
À l’aube du classicisme d’Alexandre
Chapitre 3
Le classicisme d’Alexandre
Chapitre 4
La Russie ledolcienne des XXe et XXIe siècles
Conclusion
L’exégèse d’une culture architecturale
Annexes
Bibliographie
Index
Crédits photographiques
Préface de Daniel Rabreau
Un rayonnement symbolique et culturel
Claude Nicolas Ledoux, figure majeure de l’expansion de l’art français – pour reprendre la formule, très vieillie, de Louis Réau – voit son œuvre abordée ici dans la convergence de deux méthodes, parfois contradictoires, dont il s’agit d’apprécier l’application pertinente : la sémiotique et l’histoire dans le domaine de l’architecture. L’auteur, architecte formé à la première discipline à l’Académie d’État d’architecture et des arts de l’Oural (Iekaterinbourg), a enrichi son approche méthodologique de la seconde à la Sorbonne. L’art de Ledoux et l’analyse des raisons de son succès en Russie, s’éclairent d’une manière intense et ample grâce à cette approche aux questions croisées qui touchent à la fois à la typologie des formes, aux raisons de leur mise en œuvre, au contexte politique et culturel qui en justifient l’essor, dans un cadre très large où s’observent certains choix et comportements liés à l’expression symbolique (la franc-maçonnerie, l’esprit des Lumières, la modernité face au classicisme) et, même, littéraire – dans le sillage, d’habitude trop peu mis en avant, d’un Ledoux écrivain, auteur de L’Architecture considérée sous la rapport de l’art, des mœurs et de la législation (1804 – livre dédié au tsar Alexandre Ier et publié en russe en 2003).
L’étude d’Oxana Makhneva-Barabanova est donc le résultat d’une recherche originale et très ambitieuse. Ses résultats s’appuient sur une présentation claire, richement informée, bien illustrée. Ses conclusions ouvrent d’innombrables pistes de recherche futures, ce qui n’est pas le moindre aspect positif de l’ensemble. Le propos historique, qui suit trois phases chronologiques, illustre l’époque de Ledoux (1760-1806), la première moitié du XIXe siècle et les années 1900-1950 – avec l’ouverture attendue sur notre propre époque toujours redevable des grandes questions relatives aux rapports entre classicisme et modernité, notamment avec la crise du « post-moderne ».
L’historiographie du sujet est riche, tant du côté français que du côté russe (d’Igor Grabar à Rena Lotareva) pour les études d’architecture, mais aussi la littérature et la pensée maçonnique. L’orientation des trois champs sémantiques est abordée dans l’introduction : 1. l’héritage classique, au plan esthétique ; 2. l’interprétation cosmique de la pensée ledolcienne ; 3. les développements historiques des schémas créateurs précités, depuis l’Antiquité.
Le premier chapitre, qui analyse l’influence de « Ledoux écrivain-visionnaire » associe la symbolique cosmique et l’histoire des mythes dans l’analyse du style littéraire de Ledoux. L’absence d’unité comme trait stylistique volontaire, le goût pour l’hyperbole et l’exploration du sentiment dans la forme même d’un langage plastique constamment sollicité (métaphore) sont des constantes qui s’observent dans les textes de Ledoux et de certains poètes russes (Gavrila Derjavine, Nicolas Gogol, jusqu’à des écrivains du XXe siècle, comme Ossip Mandelstam et Velemir Khlebnikov). Pour tous, la moralisation du comportement, qui naît « des images classiques sous l’ombre de la tragédie de [leur] temps », s’exprime par un sentimentalisme dont Ledoux fut un fervent sectateur ! À l’évidence, l’analyse sémiotique trouve ici un terrain d’élection qui permet d’aborder la double ingérence du sentiment dans l’acte créateur et la réception de l’œuvre. Le trinôme : image littéraire, image plastique (gravure) et objet construit (volume et décor) dégage une force persuasive que peu d’artistes comme Ledoux ont su produire. La démarche des architectes russes depuis l’époque de Paul Ier, qui a connu et apprécié Ledoux à Paris – comme certains élèves de l’Académie de Saint-Pétersbourg qui s’y sont formés –, est ensuite finement analysée jusqu’au XXe siècle, en passant par la grande période du « classicisme d’Alexandre » (1800-1850). Des relectures d’archives, de nouveaux rapprochements d’œuvres célèbres avec des réalisations ou des projets de Ledoux (mais rien, avant le XXe siècle, en rapport avec les images de l’utopie), précisent et étendent ce qui était connu jusqu’ici de son influence, mais également de certains de ses disciples comme Thomas de Thomon, sur les artistes russes – la question ayant été très peu abordée pour le XXe siècle dans l’historiographie en langue française. La contextualisation des rapports entre Ledoux et Paul Ier, dans le cadre de la franc-maçonnerie russe, un nouvel éclairage sur la genèse du château Mikhaïlovski, à Saint-Pétersbourg, une meilleure connaissance de la fascination que Ledoux a exercé sur certains architectes italiens qui œuvrent en Russie – Giacomo Quarenghi, Carlo Rossi, la famille Adamini – enrichissent considérablement le sujet.
Par l’ampleur de la période considérée et grâce à une belle unité de questionnements – sur le couple classique-moderne, sur le palladianisme, sur la dimension mythique et philosophique de la création architecturale, sur l’approche des types formels et du sentiment qui s’y rattache, etc. –, cette étude est d’une grande nouveauté dans le champ de la recherche actuelle. Emil Kaufmann avait inventé le concept d’architecture révolutionnaire dans un livre pionnier sur certains fondements du mouvement moderne (Von Ledoux bis Le Corbusier, 1933). L’étude sur l’influence de la pensée et de l’art de Ledoux en Russie atteste d’une belle continuité symbolique qui, justement, manque au XIXe siècle français.
Notes de lecture
Slavica Occitania , Toulouse, 38, 2014, p. 253-256.
L’ouvrage d’Oxana Makheeva-Barabanova consacré à Claude Nicolas Ledoux (1736-1806) en tant que maître à penser des architectes russes du XVIIIe au XXe siècle s’ouvre sur une introduction intitulée « Claude Nicolas Ledoux : un architecte des Lumières », dans laquelle il est notamment précisé que la première traduction en langue russe du célèbre traité de Ledoux, Architecture considérée sous le rapport de l’art…, a été réalisée et publiée en 2003 : l’A. en est l’un des traducteurs. Entre cette traduction et la présente monographie, l’A. s’est donc investi dans un projet important concernant la commémoration de la place de Ledoux dans l’architecture et, plus largement, la culture russes. Selon l’A., l’influence de cet architecte français dans l’histoire de l’architecture russe fut « primordiale ». Cette idée, avancée par plusieurs historiens de l’art russe, tels Igor Grabar (1912) ou David Arkine (1941), n’avait jamais été, faute de sources, développée jusqu’à présent.
L’une des questions qui, depuis plus d’un siècle, intrigue les historiens de l’architecture russe et française concerne la fortune des dessins que Ledoux envoya à Paul Ier en 1789. Le détail de cette affaire nous est connu grâce au journal de Johann Georg Wille : quelques années après la visite à l’atelier de Ledoux à Paris de Paul Petrovitch, qui voyageait alors sous le nom du comte du Nord, l’architecte lui dépêcha une collection de quelque 273 dessins. En réponse, Paul accepta la dédicace du traité de Ledoux qui, paru seulement en 1804, revint finalement à son fils Alexandre.
Où se trouvent actuellement ces dessins ? Que représentent-ils ? Mis à part l’hypothèse de Louis Étienne Dussieux selon laquelle il s’agirait de copies des modèles ayant servi à graver des planches du traité de Ledoux, aucune autre idée ou découverte n’a surgi jusqu’à présent à ce sujet. On s’attendrait donc à ce que le livre d’Oxana Makheeva-Barabanova comble cette lacune importante.
Le premier chapitre du livre – « L’écrivain visionnaire et son influence » – explore l’écriture de Ledoux. L’A. s’arrête sur les particularités du style littéraire de l’architecte, influencé par Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et Buffon, puis sur sa conception du monde, son eschatologie et sa cosmogonie, et elle en déduit un certain nombre de caractéristiques de l’architecte français. Elle retrouve ensuite ces mêmes caractéristiques du « langage de Ledoux » – comme, par exemple, le style émouvant romantique et métaphorique, les renvois aux images idéales de la Grèce antique, la fusion de ces images classiques avec celles, tragiques, de son temps, etc. – chez un grand nombre d’écrivains russes, de Derjavine à Pouchkine, de Gogol à Mandelstam et Khlebnikov. Cependant, l’A. ne présente aucune preuve historique de l’intérêt de ces rapprochements, ni n’avance le moindre fait attestant que ces écrivains aient lu Ledoux. Or, les caractéristiques de la prose de Ledoux, telles qu’Oxana Makheeva-Barabanova les décèle, ne lui sont pas véritablement propres : on les trouve également chez d’autres écrivains européens pour lesquels les Russes exprimèrent leur préférence.
On s’attendrait à trouver davantage de matière historique dans le deuxième chapitre du livre – « À l’aube du classicisme d’Alexandre » – qui s’ouvre, justement, par la question des dessins de Ledoux envoyés en Russie. Malheureusement, non seulement l’A. ne projette aucune lumière nouvelle sur cette question, mais nous ne trouvons dans son livre aucune relation de ses recherches afin d’éclaircir le destin de ce corpus mythique, aussi infructueuses soient-elles. Rien de nouveau, non plus, quant au lieu de la conservation ni à l’utilisation de ces dessins par les architectes russes ou européens ayant travaillé en Russie. Et pourtant, les pistes ne manqueraient pas. Il serait important, par exemple, d’explorer de ce point de vue la bibliothèque de Paul Ier.
Dans la suite de ce deuxième chapitre, qui traite de l’influence de Ledoux sur les architectes Nikolaï Lvov, Vassili Bajenov, Matveï Kazakov, Alexandre Kokorinov, Ivan Starov etc., ainsi que dans le troisième chapitre – « Le classicisme d’Alexandre » – qui explore cette même influence sur les architectes russes ou ayant travaillé en Russie tels que Thomas de Thomon, Andreïan Zakharov, Giacomo Quarenghi, la famille Adamini, Andreï Voronikhine, Domenico Gilardi, Ossip Bové, Carlo Rossi, Auguste Ricard de Montferrand etc., l’A. procède de la même façon que dans le premier chapitre consacré à la littérature. Si les traces laissées par ces architectes prouvant leur intérêt pour les écrits et les œuvres de Ledoux sont rares, voire inexistantes, Oxana Makheeva-Barabanova n’en estime pas moins que leurs œuvres trahissent l’influence de Ledoux ; celle-ci, selon l’A., a pu se transmettre grâce aux sources d’inspiration communes, par le biais du rousseauisme, ou encore par l’adhésion commune à la franc-maçonnerie. Parfois les relations que l’A. établit entre Ledoux et les architectes russes semblent encore moins fondées. Ainsi, dans le sous-chapitre consacré à Montferrand, Ledoux n’est mentionné que dans la dernière phrase, pour signaler que les deux architectes furent enterrés dans le même cimetière.
Enfin, dans le quatrième chapitre – « La Russie ledolcienne du XXe siècle » – l’A. évoque, toujours suivant le même principe, l’influence de Ledoux sur les architectes néoclassique russes des années 1930-1950. Elle fait ainsi passer les plus importants architectes de la période, tels Ivan Joltovski et Ivan Fomine, au crible du ledolcionnisme. Mais là encore, aucune source n’est mentionnée. Le lecteur n’apprend rien de l’intérêt de ces architectes pour Ledoux. Il se voit, en revanche, prier de croire que leur architecture représente les mêmes caractéristiques formelles et/ou sémantiques.
Enfin, dans sa conclusion « L’exégèse de la culture architecturale », l’A. présente l’influence internationale de Ledoux, toujours aussi active dans l’esprit des architectes contemporains. De la Russie ledolcienne, le lecteur est entraîné vers une vision de l’univers ledolcien.
La méthode employée par Oxana Makheeva-Barabanova présente plusieurs défauts évidents. Anhistorique, elle fausse le tableau du développement de l’architecture russe de la fin du XVIIIe au milieu du XXe siècle. Le rôle de Ledoux y est délibérément, et sans preuves, amplifié aux dépens des autres influences ou présences architecturales dans l’espace russe qui sont, quant à elles, solidement documentées : il s’agit, en premier lieu, de l’intérêt dominant des architectes ayant construit en Russie pour l’œuvre de Palladio et pour celle des palladiens italiens comme britanniques, ou encore de leur intérêt pour Piranèse et les piranésiens, aussi bien britanniques que français. Dans les cas où Ledoux (ou un autre architecte) se retrouvait dans les mêmes mouvances, influencé par les mêmes modèles, il serait inutile voire dangereux, en l’absence de sources historiques, d’insister sur une influence particulière. Une fois de plus, seules des sources nouvelles pourraient apporter des éclaircissements sur ces questions. Comme aujourd’hui nous connaissons mieux les bibliothèques des architectes ayant construit en Russie, il serait intéressant, pour commencer, d’y rechercher les traces du traité de Ledoux.
Il serait également souhaitable que l’A. remette certaines de ses données à jour. Ainsi l’idée que Thomas de Thomon fût élève de Ledoux a fait son temps, elle a été démentie depuis à plusieurs reprises. Écoutons à ce propos Boris Lossky : « La part de Ledoux dans les sources d’inspiration de Thomon ne nous semble pas très évidente et la coutume qui s’est établie en France de faire état des rapports personnels entre les deux architectes jusqu’à faire du premier le maître du second ne paraît avoir, jusqu’à preuve du contraire, d’autre fondement que la qualification de « continuateur enthousiaste de Ledoux » que Grabar a décernée à notre artiste vers 1912 ». Le fait que Thomas de Thomon ait été, en revanche, l’élève de Julien-David Le Roy, architecte-archéologue, qui publia un livre consacré aux antiquités de la Grèce, pourrait suggérer à l’A. de nuancer ses affirmations concernant l’influence primordiale de Ledoux sur cet architecte.
Olga Medvedkova
CNRS – Paris-Sorbonne