Un architecte français au service de l’Empire Russe
Par Russie Francophone 28/12/2014

Auguste Ricard de Montferrand
La Russie francophone, à part le nom du journal, pourrait également se référer à l’époque du bilinguisme de la noblesse russe aux XVIIIe et XIXe siècles. La maîtrise du français parlé et écrit ouvre la voie aux échanges culturels avec la France qui ne cessent de se multiplier depuis le règne de Catherine II.
Un des chapitres majeurs de cette coopération fut la participation des architectes français aux grands chantiers russes, en particulier dans la capitale de l’Empire, Saint-Pétersbourg.
Introduit par Pierre le Grand, l’occidentalisme architectural prend le dessus des formes traditionnelles sous le règne de Catherine II. L’expérience européenne est alors hautement appréciée et les concours architecturaux sont souvent remportés par des architectes étrangers.
Nous retracerons ici l’exemple d’Auguste Ricard de Montferrand, architecte français venu travailler en Russie au début du XIXe siècle.
De Paris à Saint-Pétersbourg
Né à Paris en 1786, Montferrand entre à 20 ans à l’Ecole Royale d’Architecture. Ses études furent interrompues plusieurs fois pendant les guerres napoléoniennes auxquelles il participe activement.
L’expérience parisienne de Montferrand est marquée par sa participation à la construction de l’Eglise de la Madeleine. Mais à l’abdication de Napoléon le travail en architecture commence à manquer. A la recherche de nouvelles commandes, Montferrand profite de la visite parisienne d’Alexandre Ier, en 1814, pour lui offrir un recueil de ses projets, pratique courante chez les architectes de l’époque pour se faire connaître.
Ces dessins plaisent à l’Empereur. En 1816, Montferrand arrive en Russie et obtient peu après le statut d’architecte de la cour.
De l’église à la Cathédrale
L’issue de la Guerre de 1812 fut un levier important pour de nombreux projets d’architecture et d’urbanisme en Russie. On cherchait une nouvelle image pour Saint-Pétersbourg, plus solennelle et monumentale.
Depuis 1761, la cathédrale Saint-Isaac est alors en reconstruction pour la troisième fois de son histoire. Précédée de deux églises plus anciennes (la première, en bois, datant de 1707, fut le lieu de fiançailles de Pierre le Grand ; la seconde, en pierre, date de 1727) cette troisième version est le fruit du travail successif de trois architectes différents. Le résultat est frappant par ses proportions distordues et un nouveau projet s’impose. Missionné par l’Empereur, Montferrand prépare 24 différentes esquisses de la nouvelle Cathédrale. En 1818, le projet sélectionné est validé en commission.
Le cheminement du projet
Le nouveau projet répond aux attentes de la cour : la Cathédrale n’a rien à envier à aux édifices occidentaux analogues. Un dôme majestueux remplace les cinq coupoles traditionnelles, quatre portiques imposants flanquent les façades. Le projet représente une véritable synthèse des arts : l’architecture, la sculpture et la décoration intérieure (peintures, vitraux, mosaïques) se mêlent dans une harmonie fastueuse.
Cependant le projet de Montferrand ainsi que sa personne ne font pas l’unanimité au sein de la profession. Les critiques les plus sévères proviennent de son compatriote, A.-F. Mauduit, arrivé en Russie huit ans plus tôt.
Mauduit met en doute la solidité des fondations, les calculs de la rigidité du dôme, et, de manière plus personnelle, la compétence de l’architecte (ce dernier reproche étant probablement le fait d’une simple jalousie). Quoi qu’il en soit, ces critiques retardent le projet et sont à l’origine de nombreuses modifications et retouches.
Ainsi, initialement validé en 1818 par Alexandre Ier, le projet est retravaillé et revalidé en 1825 pour être ensuite précisé de nouveau en 1835, sous Nicolas Ier.`
Un chantier titanesque
La technique de construction de la Cathédrale devance son temps d’un demi-siècle environ. Conscient des risques qu’un chantier de cette ampleur présente, l’architecte s’entoure des meilleurs ingénieurs et suit de près tous les travaux.
Plus de 100 000 personnes travaillent sur le chantier. Les chiffres qui suivent expliquent la nécessité d’un tel effectif : pour asseoir l’édifice de 300 000 tonnes sur un terrain instable et marécageux, 10 000 pieux en pin de 6 mètres de long sont enfoncés dans le sol. Chaque colonne du portique, représentant un monolithe en granit de 100 tonnes, haute de 15 mètres, est mise à la verticale en 40-45 minutes. La colonnade du tambour du dôme est constituée de 24 colonnes de 64 tonnes chacune. Les colonnes sont découpées dans les carrières près du Golfe de Finlande et transportées en bateaux sur la Neva pour être ensuite transférées par un chemin de fer spécialement conçu pour le projet jusqu’au chantier. Le dôme de la Cathédrale fut innovant pour son époque par l’emploi inédit du métal: l’architecte s’inspire de la Cathédrale St-Paul de Londres en introduisant plus de légèreté dans la structure.
Le 30 mai 1858, après 40 ans de travaux, la Saint-Isaac ouvre ses portes aux fidèles.
L’intérieur de la Cathédrale est une véritable collection de pierres naturelles : le granit, le marbre, la lazurite, la malachite, le lapis-lazuli recouvrent les murs de multiples nuances colorées.
L’œuvre de sa vie terminée, Montferrand ne vit qu’un mois après la cérémonie de l’inauguration et de la consécration. Dans son testament, écrit en 1835, il demande de l’inhumer dans la crypte de la Cathédrale. Mais la confession catholique de l’architecte ne lui permet pas d’obtenir l’accord de l’Empereur. Montferrand est finalement enterré au cimetière parisien de Montmartre.
Le destin de la Cathédrale à l’époque soviétique ressemble à celui de la majorité des églises. Interdite de culte dans les années 30, avant la guerre elle accueille le musée de l’athéisme. Après la guerre, depuis 1948, la Cathédrale devient musée, le musée «Cathédrale Saint-Isaac». Les services ne reprennent qu’en 1990, pendant la Perestroïka.
La Cathédrale Saint Isaac n’est pas la seule œuvre connue de Montferrand. Il faut aussi mentionner la colonne d’Alexandre, le Palais Lobanov-Rostovsky et Kotchoubeï de Saint-Pétersbourg, le Manège de Moscou ou encore le Lycée Richelieu d’Odessa, qui figurent parmi les monuments les plus célèbres de ces trois villes.
Le travail de Montferrand marque une étape importante pour l’architecture russe. L’introduction du métal, ce nouveau matériau de construction, ainsi que les influences néo-renaissance et néo-byzantines font tourner la page du classicisme et annoncent l’ère de l’éclectique pour toute la seconde moitié du 19 siècle.
Références bibliographiques :
Karpovitch I.D., Yakirina T.V. Isaakievsky sobor Leningrad, 1972
Nikitine N.P. Auguste Montferrand. Proektirovanie i stroitelstvo Isaakievskogo sobora i Aleksandriyskoy kolonni. Leningrad, 1939
Shouisky V.K. Auguste Montferrand. Istoriya zhizni i tvorchestva.
Moscou- Saint-Pétersbourg, 2005
Tchekanova O.A. Auguste Montferrand. Saint-Pétersbourg, 1994