
EXTRAIT DU CHAPITRE
Les éducatrices françaises à Londres pendant la Révolution
Katherine Astbury
347-356
PREMIÈRES PAGES DU CHAPITRE (§ 1-9)
La Révolution française a donné ce que Bronislaw Baczko appelle un « coup d’accélérateur » aux pédagogues du siècle des Lumières. En effet, la décennie révolutionnaire a vu une prolifération de discours, de projets de loi, de brochures et d’articles, présentés aussi bien par des inconnus que par les grands acteurs politiques comme Condorcet ou Robespierre. Les révolutionnaires ont mis l’accent surtout sur l’instruction publique, but conforme à leur désir de transparence et de civisme. Le rêve de former un citoyen modèle tient d’une idée d’éducation propagée par les esprits éclairés de l’Ancien Régime mais il est élargi et développé pendant la Révolution. On y voit donc un jeu entre la tradition des Lumières et l’imaginaire révolutionnaire, mais cette vision de la société régénérée à travers l’éducation est résolument masculine.
Sans pour autant créer une partition artificielle entre des projets d’éducation révolutionnaires et masculins et des projets d’éducation contre-révolutionnaires et féminins, cet article propose de regarder quelques-uns des projets d’éducation de femmes écrits à Londres par des émigrées pendant la décennie révolutionnaire. Ces ouvrages puisent dans l’héritage des Lumières mais témoignent de la rupture qu’avait créée la Révolution. Tout comme leurs confrères révolutionnaires, les femmes auteurs de ces projets croient au pouvoir de l’éducation pour régénérer la société et, comme eux, elles restent marquées par le nouveau contexte social et politique dans lequel elles écrivent. Leurs ouvrages permettent de cerner l’interaction entre la femme, la Révolution et la tradition pédagogique des Lumières à une époque de crise.
Les trois textes choisis sont : La compagne de la jeunesse ou l’entretien d’une institutrice avec son élève de Marie-Antoinette Lenoir, ouvrage publié en deux volumes par la maison d’édition Edwards en 1791, Une semaine d’une maison d’éducation de Londres, par « une dame de distinction », publiée par Galadin (1797) et L’amie des dames de Félicité Guériot, publiée par Baylis en 1799. Tous les trois sont publiés à Londres, il n’existe pas de copie de ces éditions en France.
On ne sait presque rien de Marie-Antoinette Lenoir. Les biographies n’en parlent pas, mais elle publie un grand nombre d’ouvrages pédagogiques à Londres entre la parution de ce texte en 1791 et la seconde édition d’une Rentrée des vacances ou présent aux jeunes demoiselles en 1819. La « dame de distinction » reste anonyme et il est sans doute impossible d’en savoir plus sur elle. Félicité Guériot apparaît dans le Dictionnaire de Fortunée Briquet. Née en 1767, morte en 1820, elle semble être rentrée à Paris peu avant l’An X (1802) puisqu’elle y avait publié cette année un essai, La paix, et une traduction des Mémoires de Mistress Robinson. Il y a tout lieu de croire que les trois femmes étaient des émigrées, même si Marie-Antoinette Lenoir resta en Angleterre au lieu de rentrer en France après la Révolution. La plupart des émigrés, une fois arrivés à Londres, devaient tôt ou tard trouver un moyen de subsistance. Si on en avait le talent, l’écriture fournissait un moyen honorable de gagner sa vie. Mme de Souza et Mme de Genlis sont deux exemples bien connus de femmes qui ont exercé leur talent pendant leur séjour en Angleterre. Beaucoup moins connues, nos trois auteurs ont contribué à une tradition établie par Mme Leprince de Beaumont qui avait commencé sa carrière d’éducatrice en publiant son Magasin des enfants à Londres en 1756. Deux de nos ouvrages reprennent le format du dialogue qu’avaient utilisé Mme Leprince de Beaumont et tant de ses imitatrices, s’affirmant ainsi dans une tradition des lumières. Le troisième, L’amie des dames, est un essai plutôt qu’une série de dialogues et serait « le premier de ce genre » selon Mme Guériot (p. 6). Le contraste entre continuité et rupture qui caractérise les productions culturelles de la décennie révolutionnaire se définit d’ores et déjà.
Examinons d’abord ce que les trois ouvrages ont en commun afin de souligner leur appartenance à la tradition pédagogique des Lumières. Jean-Jacques Rousseau est bien sûr la référence de base pour toutes les trois et elles sont très versées dans les œuvres pédagogiques de Mme de Genlis et de Mme d’Épinay. Nos auteurs partagent la ferme conviction que l’éducation des femmes est trop négligée (L’amie, p. 10) et il va de soi qu’elles essaient de remédier à cette situation. Leur avis que l’éducation sert à former le cœur et à créer des vertus sociales (La Compagne, p. 256) n’est pas si éloignée de celui du Girondin Rabaut Saint-Étienne qui, en 1792, parle devant la Convention nationale d’éclairer l’esprit et former le cœur. L’héritage des Lumières s’exerce sur les pédagogues des deux côtés de la Manche malgré leurs opinions politiques. L’éducation des filles dont s’occupent nos trois auteurs est une éducation privée. Elles insistent toutes les trois sur l’importance de la bonne volonté de l’enfant si on veut l’améliorer (voir par exemple La maison d’éducation, p. 2), sur l’importance de la réflexion (La semaine, p. 27 ; L’amie, p. 28) et celle de la religion. Les moyens d’arriver à la perfection sont aussi analogues : l’étude, la réflexion, et, de préférence, l’aide d’une institutrice sont les clés d’une bonne éducation. Ces ouvrages réfléchissent au rôle de l’institutrice en même temps qu’à l’instruction donnée aux jeunes. La tâche de l’institutrice est difficile (La compagne, p. 253) puisqu’elle doit former le cœur de l’enfant, éclairer son esprit, lui donner du jugement et lui apprendre à penser (La compagne, p. 25) sans avoir recours à des modèles tout faits puisqu’on acquérait « peu de gloire en copiant » (L’amie, p. 116).
Toutefois, ces trois ouvrages de la décennie révolutionnaire ne se comprennent pas en dehors de l’époque dans laquelle ils ont été écrits. En regardant chaque texte de plus près, on verra comment l’héritage des Lumières se modifie au contact d’une nouvelle réalité sociale et politique.
La compagne de la jeunesse, publiée en 1791, est l’ouvrage le plus proche de la tradition féminine des ouvrages d’éducation d’avant la Révolution. Dans l’avertissement, Marie-Antoinette Lenoir rend hommage à Mme d’Épinay qui lui a servi de modèle. Les dialogues mettent en scène une fille, nommée simplement « élève », de 8 à 12 ans, avec le but d’amuser et d’instruire les lecteurs. Les entretiens sont parsemés de fables et d’anecdotes. Pour l’auteur, l’enfance est « comme un morceau d’argile, elle prend toutes les impressions qu’on veut lui faire prendre » (p. 37) et les entretiens sont donc structurés pour transmettre des leçons à l’élève et à la lectrice. L’élève est « vive, emportée, indocile, dure, insensible » (VIII) et doit apprendre à modérer ses passions, à se retenir, à apprendre la compassion (p. 34), à être respectueuse. L’élève est noble et riche mais l’institutrice essaie de démontrer, à travers les contes, que « la naissance et les richesses ne sont rien sans les qualités du cœur » (p. 121) : un vieux refrain de pédagogue. Tout ce que dit l’institutrice est en effet prévisible — on est en terrain connu, sinon rebattu, avec les maximes à tirer des fables, les propos pour le développement de l’élève et son acquisition d’une attitude plus soumise. Seul le caractère rebelle de l’élève rend les dialogues plus vivants que dans les autres productions de ce genre. La lectrice moderne regretterait presque la suppression de cette indocilité, qui la rend intéressante. À lire l’ouvrage, on aurait du mal à penser qu’il a été publié dans la période révolutionnaire. Une fille bien née doit apprendre à danser, à se modérer, à se conduire selon l’usage (p. 200). Elle doit apprendre à se comporter d’une telle façon que ses domestiques conviennent « que le ciel fut juste, en vous faisant naître d’un rang que vous honorez par vos vertus » (p. 154). Ce genre de remarque en 1791 met le texte fermement dans le courant contre-révolutionnaire.
Même si le projet d’éducation n’a rien d’original, il est entrecoupé de réflexions sur les ouvrages d’éducation qui l’ont précédé. Il est devenu de rigueur que les ouvrages d’éducation fournissent des plans de lecture. Marie-Antoinette Lenoir nous offre un choix classique pour son élève entre l’âge de huit ans et l’âge de 12 ans. Elle lui conseille le Magasin des enfants de Mme Leprince de Beaumont, les Conversations d’Émilie, L’ami des enfants de Berquin, et deux ouvrages de Mme de Genlis : le Théâtre d’éducation et Les Veillées du château. Mais plus tard dans l’ouvrage, elle critique ouvertement un bon nombre de ces lectures recommandées, voire les ouvrages d’éducation en général qui sont, selon elle, peu vraisemblables puisqu’ils peignent « l’enfance telle qu’ils désireraient qu’elle fût, mais non telle qu’elle est réellement » (p. 247). Elle se plaint que « de toutes les jeunes personnes que j’ai vues, je n’en ai pas trouvé trois semblables aux modèles qu’on nous met sous les yeux » (p. 247). De ces défauts généraux, elle passe à des critiques plus précises et plus acerbes concernant ses confrères et consœurs pédagogiques. Berquin « a tort de faire connaître [aux enfants] des vices dont sans lui ils n’eussent peut-être jamais eu l’idée » (p. 249). Dans les Conversations d’Émilie, « l’enfant s’exprime trop bien pour son âge » (p. 245) et fait preuve d’une bonne volonté qui n’est pas naturelle non plus. Mme de Genlis a peu de talent dramatique (p 22) et M.-A. Lenoir lui reproche l’intrigue du Bal des enfants où le père se cache pour se réjouir de la sottise de son fils et de La bonne mère où elle aurait voulu que l’on enseigne « à discerner le bien et le mal » (p. 236). Les Veillées du château n’échappent pas plus à la critique. L’institutrice raconte l’histoire de Maldonata et de la lionne de l’abbé Raynal pour l’opposer à l’invraisemblable histoire d’Alphonse et du lion dans Les Veillées.
Publiée pendant les premières années de la Révolution, La Compagne de la jeunesse est un des derniers ouvrages d’éducation appartenant à une longue tradition de projets de l’Ancien Régime. L’auteur nous offre une image de la femme noble, modeste et décente, qui doit se conduire selon l’usage. La réflexion, la raison, les vertus morales, la sensibilité et la retenue caractérisent la femme, dont le rôle est entièrement borné à la vie des salons. M.-A. Lenoir nous offre donc une vision de la femme proche de tous les projets qui l’ont précédée et telle que la Révolution et l’émigration présumée de l’auteur semblent avoir peu d’effet sur son concept de la femme. Le contenu de l’ouvrage ne laisse pas penser qu’il soit publié sous la Révolution. Seuls le lieu et la date d’édition donnent un indice. En ceci, l’ouvrage est exemplaire des réactions contre-révolutionnaires. Lenoir n’est pas seule à répondre aux événements bouleversants de la Révolution par la négation et le silence, en se réfugiant dans un monde clos et donc sauf. Dans Adèle de Sénange par exemple, Mme de Souza réduit l’intrigue à une seule famille retirée loin du monde et Adèle a même une île, symbole du retrait de la réalité politique, où elle peut se réfugier. Quoi de plus rassurante pour Marie-Antoinette Lenoir qu’une conversation entre une institutrice et son élève ? Pour les émigré(e)s, la Révolution avait tout brisé et les anciennes certitudes avaient été balayées. Ils s’étaient réfugiés dans un passé plus sûr. Tandis que Mme de Genlis optait pour le roman historique (Les chevaliers du cygne), M.-A. Lenoir cherchait un sanctuaire dans le fond et la forme de la pédagogie d’Ancien Régime. Le silence et l’absence sont des traits classiques de la réponse psychologique à un traumatisme, comme le refus d’admettre que le monde a changé, ce que démontre La Compagne de la jeunesse en s’insérant dans la tradition littéraire contre-révolutionnaire.