source : http://journals.openedition.org/histoire-education/1354
Pandelis Kiprianos, « La formation des élites grecques dans les universités occidentales (1837-1940) », Histoire de l’éducation, 113 | 2007, 3-30.
RÉSUMÉ
Cet article traite de la formation des étudiants grecs dans les universités occidentales, de 1837, date de la fondation de l’université d’Athènes, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Il cherche à éclairer la logique de leur choix et à évaluer le poids des diplômes acquis dans la formation des élites dirigeantes du pays. Il montre notamment comment, à partir des années 1870, les diplômes universitaires ont constitué un enjeu majeur pour les individus et les nations. Pour les premiers, étaient en jeu la distinction et l’ascension sociale ; pour les nations, outre le bénéfice économique, c’est la diffusion culturelle et sa conversion en influence politique et économique qui importait.
Plan
I. L’université d’Athènes : au service d’une nation en construction
1. Construire une certaine identité nationale
2. Mutations internes et perceptions éducatives
II. La formation d’un marché universitaire international
1. La recherche du rayonnement culturel
2. Les étudiants grecs : de l’Allemagne à la France et aux États-Unis
3. Savoir, distinction et influence culturelle
EXTRAITS
Introduction
L’université d’Athènes, la première de la péninsule balkanique et des territoires de l’Empire ottoman, parvient dès sa création en 1837 à attirer une bonne partie des Grecs du royaume, des territoires ottomans et de la diaspora qui fréquentent alors les universités européennes. La tendance se renverse à partir des années 1870. Dès lors, de plus en plus de Grecs s’inscrivent dans des universités occidentales, notamment allemandes, françaises et, à partir de 1920, américaines. Dans les pages qui suivent, nous traiterons des trajectoires des étudiants grecs dans ces universités depuis la fondation de l’université d’Athènes jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, pour éclairer la formation des élites intellectuelles grecques et leurs relations avec les puissances de l’Ouest.
Créée essentiellement pour servir la construction d’une nation émergente par la formation des élites et la propagation de l’irrédentisme grec, l’université d’Athènes ne parviendra à atteindre ses objectifs que partiellement. Dans la période où se forme un marché universitaire européen, puis intercontinental, les besoins en savoir – technique en premier lieu –, la quête individuelle de distinction et les pratiques d’accueil d’étudiants étrangers des pays développés conduisent, à partir de 1870, un nombre croissant de jeunes Grecs vers des universités étrangères. Ce processus est de première importance pour la formation des élites intellectuelles, politiques et économiques grecques, mais aussi pour leurs rapports avec les principaux pays occidentaux. Le choix du pays d’études, sans déterminer les orientations politiques, culturelles et économiques de la Grèce, pèse en effet sur elles et conditionne leur cours.
I. L’université d’Athènes : au service d’une nation en construction
Durant la « Résurrection » – ou Révolution, selon le terme consacré – nationale grecque (1821-1828), on pense couramment parmi les insurgés, du moins les notables, que celle-ci est le fait des Lumières et des lettrés. Même exagérée, cette représentation prend appui sur une forte valorisation du savoir et de ses détenteurs. Cela tient à la fois à la formation d’une couche relativement étendue de commerçants et à la propagation de l’esprit des Lumières depuis le milieu du XVIIIe siècle.
Pour cette double raison, le nombre des étudiants grecs en Europe, souvent subventionnés par le mécénat, croît alors sensiblement. On ne connaît pas leur nombre, mais on sait qu’ils fréquentent particulièrement les universités italophones, francophones et germanophones. Un auteur les estime à 150 au XVIIe siècle. Constantin Koumas, éminent représentant des Lumières en Grèce, se référant aux années 1817-1819, fait état de « centaines » d’étudiants « dispersés en Italie, en France et en Allemagne ». Une historienne contemporaine évalue leur nombre à 840 pour la seule université de Pise, en Italie, de 1806 à 1861. On mentionne aussi, en 1820, la présence à l’université de Munich de 150 étudiants grecs qui y forment, semble-t-il, le plus important contingent d’étudiants étrangers.
Dans une conjoncture de demande accrue, et faute d’autre personnel qualifié, ces hommes ont encadré l’État grec alors en formation à son plus haut niveau. Les « autochtones », évincés de l’État, réagissent et tentent en 1843, lors des débats sur la première Constitution, d’interdire aux « hétérochtones » l’accès aux postes publics. Tentative avortée puisque les lettrés, pour la plupart nés hors des territoires du nouvel État et éduqués à l’étranger, en majorité dans des universités allemandes, et en second lieu françaises, occupent les postes importants, notamment dans l’éducation.
Formé en 1828, l’État grec s’étend alors sur un territoire restreint et comptait un peu plus de 600 000 habitants, soit le quart environ des Grecs de l’Empire ottoman. L’un des objectifs du nouvel État est l’institution d’un système éducatif « complet », comprenant une université. Malgré certaines réticences quant à l’opportunité de ce projet, l’université d’Athènes, dite d’Othon, est fondée en 1837, mais en l’absence de tout débat sérieux à son sujet. Sans en posséder les principes directeurs (notamment la liberté des enseignants et l’esprit de recherche), elle a les apparences d’une université humboldtienne (structure et organisation). Son objectif, toutefois, est clair. Elle est conçue comme l’instrument destiné à éclairer la nation, dans le but de retrouver la gloire d’antan et de propager les valeurs occidentales en Orient.
1. Construire une certaine identité nationale
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2. Mutations internes et perceptions éducatives
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II. La formation d’un marché universitaire international
Depuis son indépendance en 1828, l’État grec, de par sa taille réduite, sa position géographique, sa religion dominante et son passé historique, a entretenu des rapports complexes avec les grandes puissances de l’époque. Trois d’entre elles, la France, l’Angleterre et la Russie, appelées « puissances protectrices », ont occupé une place à part, l’État grec devant pour une large part son existence à leur intervention militaire et politique. La Russie exerce, jusqu’à la fin des années 1870, une influence politique importante, en vertu d’un imaginaire formé au XVIIIe siècle selon lequel les deux peuples partagent le même destin en raison de leur foi religieuse commune. L’Angleterre est la puissance économique et politique dominante de l’époque, mais son influence culturelle est limitée. La France, enfin, occupe une place à part, moins sur les plans économique et politique que sur le plan culturel : lieu d’accueil et d’action du plus illustre représentant grec des Lumières, Adamantios Korais, elle a constitué l’un des terreaux du philhellénisme ; par ailleurs, le français est la langue étrangère la plus répandue dans l’Empire ottoman, en particulier chez les Grecs ; la loi qui a organisé l’école élémentaire du royaume, en 1834, a reproduit pour l’essentiel la loi Guizot de 1833 ; enfin, 9 des 30 premiers professeurs de l’université d’Athènes ont fait leurs études en France.
[…]
1. La recherche du rayonnement culturel
Les cinq puissances utilisent divers procédés pour asseoir leur influence culturelle. Le plus caractéristique consiste en la création d’« écoles » à Athènes, à l’imitation de l’exemple français : pour contrebalancer la prépondérance économique et politique anglaise dans le royaume de Grèce, et plus généralement dans la région, le ministère français des Affaires étrangères fonde l’École française d’Athènes en 1846. Les autres puissances occidentales feront de même quelques années plus tard: en 1874 est créée l’École archéologique allemande ; suivront l’École américaine en 1881, l’École anglaise en 1886, l’École autrichienne en 1897 et l’École italienne en 1909.
Toutefois, le plus puissant véhicule d’influence culturelle, mais aussi politique et économique, se révèle être l’émigration estudiantine, avec la formation d’un marché universitaire à partir des années 1870. Dans ce marché, l’Allemagne occupe longtemps une position dominante. L’école allemande, de la maternelle à l’université, jouit au moins depuis les années 1830 d’une haute réputation, qui croît après l’unification. Dans plusieurs pays, dont la Grèce, la victoire de la Prusse sur la France est tenue pour la preuve tangible de la supériorité de son système éducatif. Par ailleurs, la présence impressionnante des États germaniques, de la Prusse en particulier, lors des expositions universelles – notamment lors de celle de Paris, en 1867 – a conforté l’image de leur avance dans la recherche scientifique et technique, image qui ne sera pas sans conséquences sur le discours des universitaires et des classes dirigeantes des principales puissances économiques du temps, à commencer par l’Angleterre, la France et les États-Unis. Tout cela aura un triple effet : l’expansion des universités (avec, notamment, la création d’établissements techniques), l’augmentation de leurs effectifs, et la mobilité internationale des étudiants. Il va de soi que les premiers bénéficiaires de cette mobilité sont les universités allemandes. Les étrangers y sont 1 682 sur un ensemble de 27 655 étudiants pendant l’année universitaire 1886-1887, et 2 564 sur un total de 34 829 en 1901-1902 ; leur nombre culmine en 1911-1912, lorsqu’ils atteignent le nombre de 4 455 sur 55 680 étudiants.
La situation se modifie progressivement à partir des années 1890. La montée en puissance des universités américaines ne manque pas d’attirer les regards et de susciter de plus en plus de débats. Parmi leurs « hôtes » européens illustres, Max Weber, dans son essai comparatif de 1908 sur les universités allemandes et américaines, se contente de faire ressortir leurs faiblesses et leurs avantages respectifs. D’autres, comme Maurice Caullery en 1915, sont plus enthousiastes. Dans ce contexte, les universités américaines, en dépit de la position géographique des États-Unis, attirent de plus en plus d’étudiants étrangers, notamment après la Première Guerre mondiale. Les États-Unis deviennent ainsi le deuxième pays d’accueil après la France, en partie en raison de la consécration du pays comme nouvelle grande puissance mondiale :les étudiants venus de l’extérieur y sont 8 357 pendant l’année scolaire 1920-1921 et 9 653 dix ans plus tard.
La France agit dans le même sens. Défier la suprématie allemande et assurer la formation des élites dirigeantes étrangères constitue pour elle un enjeu de première importance. Cet effort remporte un vif succès. De 1 238 pendant l’année scolaire 1902-1903, les étudiants étrangers en France passent à 3 326 en 1908-1909 et à 6 188 en 1914. Leur nombre croît encore sensiblement après 1922 et la France devient le premier pays d’accueil des étudiants étrangers, tant en chiffres absolus qu’en pourcentage.
Mais la crise des débouchés dans certains secteurs au début des années 1920 amène plusieurs pays, la France y compris, à restreindre les inscriptions d’étrangers. Plus drastiques encore sont les effets de la crise économique internationale de 1929. Faute de ressources, les effectifs des étudiants étrangers ne cessent de baisser. De 14 483 en France en 1934, ils passent à 8 967 en 1936, 9 623 en 1939 et 3 699 en 1940. Cela vaut aussi pour l’Allemagne. La crise économique qui y sévit après la Grande Guerre entraîne la baisse considérable du nombre d’étudiants étrangers. Alors que ceux-ci étaient 8 790 en 1925, ils sont à peine 1 873 sur 79 245 étudiants en 1928 (2 990 si l’on y ajoute ceux des établissements supérieurs non-universitaires)
2. Les étudiants grecs : de l’Allemagne à la France et aux États-Unis
En 1872, pour pallier le manque d’enseignants qualifiés, une association bénéficiant du soutien des autorités grecques envoie trois boursiers en Allemagne. Dès lors, et jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’Allemagne sera tenue pour la terre promise du savoir. Cette perception de l’Allemagne n’est pas uniquement grecque ; elle est dominante en Occident, mais aussi dans d’autres régions du monde comme le Japon. Dans le cas grec, à cette perception s’ajoute un facteur aux fortes implications politiques et diplomatiques : en 1889, l’héritier du trône Constantin épouse la sœur de l’empereur Guillaume Ier, qui passe désormais ses vacances d’été dans son palais de Corfou. La conséquence directe de cette alliance matrimoniale est la formation d’un nombre croissant d’officiers et de cadres de l’État grec en Allemagne. Ainsi, compte tenu du petit nombre de ses habitants, la Grèce est parmi les nations ayant le plus fort contingent d’étudiants en Allemagne, avec la Bulgarie, la Roumanie, la Russie et les États-Unis. Parmi les 1 682 étudiants étrangers dans ce pays en 1886-1887 figurent 51 Grecs, à côté de 291 Américains et de 275 Russes (Juifs pour l’essentiel). Cependant la crise économique et sociale qui sévit en Grèce pendant les années 1890 fait sentir ses effets. Malgré la hausse du nombre des étudiants étrangers en Allemagne, celui des Grecs baisse à la fin du siècle : de 47 en 1891, il passe à 19 en 1895, 22 en 1899 et 51 en 1905. Il recommence à monter vers 1910 et culmine en 1928, où il atteint 176.
Plus massive, bien qu’ultérieure chronologiquement, est la présence des étudiants grecs en France. Selon les chiffres fournis par les universités françaises, ils sont 85 en 1895 et 97 en 1898, soit 4,5 fois plus nombreux que leurs pairs en Allemagne aux mêmes dates. Ces chiffres apparaissent encore plus significatifs si l’on songe que la France ne reçoit des étudiants étrangers de façon organisée que depuis la fin des années 1880 et qu’elle est souvent choisie aux dépens des universités allemandes, qui voient baisser leurs effectifs. Rappelons par ailleurs que les deux années retenues sont des années de crise économique et sociale en Grèce. Les effets de cette crise ne tarderont pas à se faire sentir aussi dans les universités françaises : pendant une décennie, de 1900 à 1910, le nombre des étudiants grecs y diminue (ils ne sont que 73 en 1901 et 52 en 1908). En revanche, à partir de 1910, et jusqu’en 1930, il augmente régulièrement et dépasse largement celui des étudiants grecs en Allemagne. Les Grecs constituent l’un des plus gros contingents d’étudiants étrangers en France, derrière les Roumains et les Bulgares : de 106 en 1912, ils passent à 372 en 1922 et à 474 en 1930. Leur nombre décroît par la suite, comme d’ailleurs celui des étudiants d’autres pays, tombant à 458 en 1932 et à 106 en 1940.
Il ressort de ces données que, contrairement à ce qu’on croit généralement, le nombre des étudiants grecs en France de 1895 à 1940 a été nettement supérieur à celui de leurs homologues en Allemagne. Certes, l’éventualité de trompe-l’œil statistique n’est pas à exclure. À titre d’exemple, un auteur, enseignant lui-même, mentionne sans autre détail la présence de plus de 30 Grecs étudiant la pédagogie dans la seule université d’Iéna en 1911. Or, selon les statistiques allemandes, les étudiants grecs en Allemagne ne sont à cette date que 83 au total. Il se peut qu’en raison de la structure des études d’alors, certains des étudiants – stagiaires de courte durée par exemple – ne figurent pas dans les statistiques. Cependant, même ainsi, la supériorité du nombre des étudiants grecs en France sur celui de leurs pairs d’Allemagne reste avérée.
Cette différence tient en partie à la présence des femmes. Contrairement aux universités anglo-saxonnes et françaises, les universités allemandes n’admettent en effet les femmes qu’à partir de 1902, voire 1905. Mais cette explication ne vaut qu’en partie, puisque 10 % à peine des étudiants grecs en France sont de sexe féminin. Plus déterminants à cet égard sont le prestige culturel de chaque pays et la filière universitaire suivie. À l’inverse du poids économique et politique relativement réduit de la France dans la région, la culture française occupe une place à part auprès des bourgeoisies du pourtour méditerranéen, et tout particulièrement de la bourgeoisie grecque. Le français est enseigné à l’école, la littérature française est la plus en vue, et à Athènes paraissent trois journaux en français. D’autre part, dans et hors du royaume grec œuvrent plusieurs institutions francophones, dont l’Église catholique. Outre le très actif Institut français d’Athènes, qui reçoit depuis le début du XXe siècle des milliers d’élèves, fonctionnent plusieurs écoles francophones. Selon un rapport de l’Américain George Wilcox, il y a en 1923 30 écoles françaises, dont 27 gérées par différentes confessions religieuses. Ces écoles initient une bonne partie de la jeunesse, des jeunes filles notamment, à la langue et à la culture françaises, la préparant ainsi à poursuivre ses études en France.
Le deuxième facteur a trait aux études suivies. La répartition des étudiants grecs en France et en Allemagne est typique des pays relativement peu développés : contrairement à ceux des riches nations occidentales, les ressortissants de ces pays sont comparativement moins nombreux dans les filières littéraires. En soi, ce trait – qui rend compte de la faible présence des femmes – est révélateur de l’importance réduite accordée à l’apprentissage des langues, mais aussi de la logique des études faites à l’étranger. S’expatrier pour ses études répond principalement à une double finalité : « compléter » sa formation et étudier « utile ». Cette double finalité organise largement le choix des filières suivies, qui peuvent être classées en gros en deux catégories : celles qui se rapportent au fonctionnement de l’État et celles qui conduisent à l’exercice d’une profession libérale. Sans doute cette classification ne peut-elle être nette puisque les professions libérales peuvent conduire à l’exercice d’une fonction publique. Mais elle n’est pas dénuée de sens. Dans la première catégorie sont incluses les études menant à des métiers qui, dans notre cas, débouchent à coup sûr sur l’occupation d’un poste lié à l’État : dans l’enseignement, l’armée, la magistrature, et certaines autres professions comme celle d’ingénieur agronome. La deuxième catégorie comprend principalement quatre professions, dont les deux premières – le droit et la médecine – occupent la part du lion, les deux autres étant celles d’ingénieur civil et de « scientifique »
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les étudiants grecs du royaume se dirigent donc vers certains pays européens, principalement la France et l’Allemagne. Tout autre est la situation chez les Grecs de l’Empire ottoman. En dépit d’une forte opposition religieuse, de la part des Églises orthodoxe et catholique notamment, mais aussi politique de la part de divers pays, dont la France, l’activité fervente des missionnaires protestants américains a porté ses fruits. Leurs nombreuses écoles, et surtout leurs colleges à partir de 1860, ont été à la fois le moyen et le résultat de leur travail sur le terrain. Au sein d’une population peu scolarisée, ces colleges qui fonctionnent selon un subtil dosage de traditions locales et de principes « américains » ont attiré une bonne partie des chrétiens orthodoxes, surtout parmi l’élite.
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3. Savoir, distinction et influence culturelle
Depuis 1870, la production, l’utilisation et la diffusion du savoir constituent un enjeu de taille pour nations, groupes sociaux et individus. Pour les nations productrices de savoir, son utilisation devient un puissant moyen d’influence politique, économique et diplomatique. Lors des années 1930, les États-Unis s’emploient à attirer les étudiants des pays latino-américains par divers procédés, dont l’allocation de bourses. Dans un esprit similaire, la France met en place, jusqu’en 1936, un certain nombre de facilités d’accès pour les étudiants roumains, qui constituent l’un des plus gros contingents d’étudiants étrangers.
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Issus de familles bourgeoises pour une bonne part, les étudiants formés à l’étranger occupent des postes importants. La grande majorité d’entre eux se dirige vers le service de l’État, une minorité travaille dans le secteur privé, les affaires, et le plus souvent exerce une profession libérale. Bien que partielles, les données citées ci-dessus suggèrent que c’est en Allemagne qu’ont été formés la majorité de ceux qui ont tenu les sommets de l’État pendant la période considérée, particulièrement dans certains secteurs tels que l’éducation et l’armée : les pédagogues et les militaires de haut rang, à quelques exceptions près, sont tous passés par l’Allemagne. La plupart de ceux qui ont fait des études dans d’autres pays, en France surtout, travaillent plutôt dans le secteur privé. Cette « division du travail » tient à l’image de la supériorité de l’enseignement et de la pédagogie allemands qui prévaut alors, aux liens politiques privilégiés de la Cour grecque avec la famille impériale d’Allemagne, et à la présence économique grandissante de ce pays en Grèce dès le début du XXe siècle (avant qu’elle n’y égale celle de la Grande-Bretagne pendant les années 1930). Ce constat doit néanmoins être affiné. Quantitativement moindre, la présence de ceux qui ont fait des études en France au sein de l’État n’est pourtant pas négligeable. Du fait de leur nombre, on les trouve dans tous les secteurs, notamment dans ceux où la France jouit d’une réputation certaine : on peut ranger dans cette catégorie les ingénieurs civils et, surtout, les ingénieurs agronomes puisque ceux-ci, faute d’établissement pour cela avant 1920, sont alors formés à l’étranger. Parmi les 52 ingénieurs agronomes recensés jusqu’à la fin du XIXe siècle, 31 ont fait leurs études en France (à Paris, à Montpellier, et surtout à Grignon) et 4 autres à la fois en France et dans un autre pays. Quant aux futurs ingénieurs civils, bien qu’ils se tournent de plus en plus vers l’Allemagne, les établissements français, notamment l’école des Ponts-et-Chaussées, en attirent toujours un bon nombre, comme on le voit par l’exemple des professeurs de l’École polytechnique.
Beaucoup de ceux qui ont fait leurs études en France se dirigent néanmoins vers le secteur privé. Ce sont avant tout des gens exerçant une profession libérale, la médecine et le droit en premier lieu. On peut ranger bon nombre d’hommes de lettres et d’artistes dans la même catégorie : durant le XIXe siècle, ceux-ci se partagent entre Paris, Munich et diverses villes italiennes, Rome surtout, mais pendant les premières décennies du XXe siècle un nombre de plus en plus grand d’entre eux se rend à Paris, qui constitue leur principale référence. Contrairement aux étudiants grecs en Allemagne, donc, ceux de France sont moins souvent boursiers, ils sont plus orientés vers les professions libérales et proviennent probablement de couches sociales plus aisées. Enfin, si on tient compte du fait que l’université d’Athènes a été, jusqu’à la fin des années 1920, facilement accessible aux postulants, on peut faire l’hypothèse que ceux qui font leurs études en France sont plutôt des héritiers. En d’autres termes, faire ses études en France de préférence à l’Allemagne, qui incarne un certain type de savoir spécialisé (pédagogique, technique, militaire, en particulier), relève de la stratégie de distinction de certaines professions libérales.
Les trajectoires des étudiants, telles qu’elles ont été esquissées, se répercutent sur l’influence culturelle des pays d’accueil et son mode de perpétuation. À l’instar des groupes qui occupent les sommets de l’État, l’influence allemande est territorialement restreinte, mais forte, en vertu de l’identification à une certaine image de l’Allemagne et de la formation d’un esprit de corps correspondant. L’un des effets les plus tangibles de cet esprit sera l’absence, à de rares exceptions près, de toute attitude critique vis-à-vis du système éducatif allemand : même dans les périodes les plus sombres de l’histoire de ce pays, notamment sous le nazisme, rares seront les ex-étudiants grecs des universités allemandes à le mettre en cause. La connaissance de la langue et des ouvrages allemands fonctionne comme gage de savoir, signe par excellence de distinction des supposés « savants », et garantit la déférence à leur égard. L’esprit de corps manifesté par le groupe en question sera cependant insuffisant pour qu’il se constitue en mandarinat et se comporte, en conséquence, à l’instar de ses pairs allemands étudiés par Fritz Ringer. Les dissensions permanentes et vives sur les orientations éducatives à suivre au sein des partis et parmi les enseignants d’Allemagne, pendant la période allant des années 1870 à l’avènement du nazisme, se reproduisent chez les étudiants et les enseignants grecs et ternissent leur aura en tant que spécialistes, d’où la dépendance de ces derniers à l’égard des hommes politiques. En même temps, elles confortent la perpétuation de la vénération pour la science et la pédagogie allemandes puisqu’elles servent souvent de moyen de démarcation par rapport aux autres groupes, rendant du coup plus difficile la remise en cause de l’identification avec tout ce qui est allemand. Nous nous trouvons là face à une contradiction frappante : bien que plusieurs enseignants et savants se veuillent idéologiquement libéraux ou « de gauche », ils se targuent de la « supériorité » de la science allemande. Il n’est donc pas étonnant que, malgré la relative stagnation du nombre des étudiants grecs en Allemagne après la Première Guerre mondiale, leur influence ait perduré dans plusieurs domaines, notamment dans celui de l’éducation.
L’influence française, en revanche, est plus étendue, mais moins vive. La France apparaît moins comme le lieu du savoir ou des affaires que comme le pays de la culture. Sous cet angle, elle attire aussi bien les gens de l’art et des lettres que les professions libérales. Cette perception – nourrie par la consécration du français comme langue internationale, et surtout comme langue de distinction de la haute société dans la région – en fait la référence obligatoire pour les élites grecques, y compris chez ceux qui ont fait des études en Allemagne. C’est pourquoi nombreux sont ceux, notamment parmi les hommes politiques et les hommes d’affaires, qui, après avoir fait des études en Allemagne, passent un certain temps en France, surtout à Paris, pour compléter leur formation.
Cet état de choses n’est pas sans conséquences sur la durée respective de l’influence de l’un ou l’autre pays. L’influence culturelle allemande restera relativement limitée, mais résistera au temps. Longtemps, voire jusqu’à nos jours, l’école grecque, notamment l’université, demeurera sous l’influence des pédagogues et des enseignants qui ont fait des études en Allemagne ou celle de leurs épigones. L’influence française, en revanche, va péricliter progressivement. Décisive pour cette évolution est la promulgation, en 1928, de la loi 4 862, qui interdisait la scolarisation des élèves grecs dans les 47 écoles élémentaires étrangères, dont près de 30 écoles catholiques françaises. En vertu de cette loi, 6 000 jeunes Grecs quittent ces écoles, et plusieurs d’entre elles sont contraintes de fermer, faute d’élèves.
Encore plus déterminante est la présence américaine grandissante après la Deuxième Guerre mondiale et, surtout, la formation depuis les années 1930 d’un nouveau groupe de jeunes formés dans les colleges américains de Grèce et, par la suite, dans les universités américaines, groupe qui revendique avec force sa présence dans l’espace public. Cette évolution se manifeste quantitativement. En 1962 encore, selon le Who’s Who, sur les 224 hommes d’affaires cités, 91 % parlent français, 63,3 % anglais et 45,4 % allemand. Or, pendant la même décennie, l’anglais supplante le français au sein de l’enseignement secondaire, alors que l’Allemagne et les États-Unis d’abord, l’Italie et le Royaume-Uni ensuite, passent devant la France quant au nombre d’étudiants grecs accueillis. La montée en puissance de ceux qui ont fait des études aux États-Unis, et plus généralement dans les universités anglo-saxonnes, se fait sentir sur tous les plans, mais non sans heurts. Elle se heurte à la réaction d’une partie de la population, traditionnellement réceptive à la culture française et, surtout, à la forte opposition des universitaires germanophones.
Fin