
Présentation de l’ouvrage
Quelle éducation reçoivent les femmes de la bourgeoisie qui peuplent l’imaginaire des Français grâce aux romans et aux peintures du xixe siècle ? Les Bourgeoises au pensionnat offre une réponse en étudiant l’émergence d’un système d’enseignement secondaire pour jeunes filles antérieur aux lois républicaines de 1880. À travers l’étude d’établissements très divers, religieux comme laïcs, se dessine un portrait des jeunes filles au pensionnat ainsi que des « instruiseuses », pour reprendre le qualificatif qu’utilise Lamartine pour désigner les nombreuses femmes qui vivent de l’enseignement. L’analyse des programmes d’études, des manuels d’instruction et des rapports d’inspection met à jour les enjeux de cette éducation visant à faire de bonnes mères et épouses.
La lecture de discours de distribution de prix, de correspondances, de mémoires et de journaux intimes révèle l’autre facette du processus, un univers scolaire où les jeunes filles apprennent des leçons qui sont en réalité plus complexes.
La culture scolaire transmise au pensionnat ne s’arrête pas aux frontières de l’Hexagone. L’éducation catholique des jeunes filles fait partie de la « mission civilisatrice » française, les bonnes soeurs qui dirigent les pensionnats en métropole se lançant également à la conquête des âmes en Afrique comme aux États-Unis. Si l’on connaît bien l’influence culturelle des Jésuites dans le monde, ce livre témoigne d’un modèle d’éducation féminine « à la française » qui fait partie d’une histoire transnationale en voie de construction, histoire expliquant en partie l’image de la femme française qui fascine tant les observateurs étrangers, notamment Outre-Atlantique.
Plan du chapitre
L’école impériale : la mission civilisatrice des femmes dans les colonies
Visions sexuées de l’action missionnaire
La création d’écoles à l’étranger
La mission modifiée : l’impact des rencontres culturelles (Algérie et Sénégal)
La mission catholique en pays protestant
« Sauvages » et protestants : même combat ?
Des écoles françaises en terre américaine
Adaptations et changements : l’émergence d’un modèle d’éducation française à l’usage des classes moyennes
PREMIÈRES PAGES § 1-13
L’élaboration et la codification d’un modèle éducatif à l’usage des bourgeoises françaises exercent une influence bien au-delà de l’Hexagone, par l’intermédiaire des Françaises qui créent des écoles à travers le monde occidental et dans les colonies. L’apparition de ces établissements en terre étrangère commence bien avant la colonisation active de la IIIe République et contribue à l’élaboration d’un « modèle français » d’éducation des filles reconnu et parfois admiré par les observateurs étrangers. Dès le début du xixe siècle, la recomposition des identités de genre en France contient en germe une dimension impériale qui a été peu étudiée. Les enseignantes aussi bien laïques que religieuses qui cherchaient à former une jeune femme chrétienne dans la période postrévolutionnaire ont également quitté la France pour établir des écoles en Afrique et aux États-Unis dans le cadre d’une « mission civilisatrice » comportant une tonalité pédagogique spécifiquement française. Bien que les caractéristiques de cette mission aient évolué avec le temps, la volonté de répandre les valeurs françaises a toujours privilégié la dimension scolaire, incluant aussi bien les filles que les garçons. Les enseignantes, comme les colonisateurs, ont perçu le statut des femmes comme un indicateur fort du degré de civilisation d’un pays, l’amélioration de ce statut devant passer par l’éducation.
Ce chapitre tente de dégager les spécificités d’une vision française de l’éducation des filles en explorant ses interactions avec d’autres traditions nationales et culturelles. Je me concentrerai sur les incursions françaises en Afrique du Nord et occidentale, ainsi qu’en Grande-Bretagne et aux États-Unis, dans la période allant en gros des années 1820 aux années 1880. La dimension pédagogique de ces incursions se retrouve dans les lettres et bulletins des enseignantes parties en « mission » dans l’espoir d’initier des réformes similaires à celles menées en France. La rhétorique mobilisée pour accomplir « la fusion des races » en Algérie ou l’acculturation aux États-Unis révèle le poids de la dimension impériale dans les objectifs réformateurs français qui concernent, au xixe siècle, aussi bien les enseignantes que les écolières. Les maîtresses emportent avec elles des valeurs et des pratiques élaborées en France, qu’elles cherchent ensuite à appliquer dans des contextes variés. La confrontation avec des populations très diverses modifie en retour la nature du projet et des pratiques pédagogiques. La comparaison proposée entre la situation coloniale et la manière dont évoluent les établissements scolaires dans le contexte américain met en lumière les interactions existant entre la culture et la politique, et souligne le rôle du genre dans le renforcement des divisions sociales, raciales et nationales. La mise à jour de la dimension impériale du procès de civilisation et de la place des femmes dans celui-ci constitue une manière d’inscrire l’éducation féminine dans l’histoire des rencontres culturelles.
L’école impériale : la mission civilisatrice des femmes dans les colonies
« C’est par la femme que se fera l’œuvre de colonisation que nous avons entreprise ; c’est elle qui possède le secret d’apaiser les dissensions et les troubles. » Cette déclaration d’un représentant du gouvernement souligne la reconnaissance du fait que la colonisation nécessite non seulement des hommes et l’usage de la force, mais également des femmes avec leurs méthodes plus douces. Plus concrètement, on considère qu’en tant qu’éducatrices, les femmes jouent un rôle essentiel dans le projet colonial, comme l’affirme une journaliste en 1883 : « On cherche les moyens de publier [les splendeurs de l’Algérie] et l’on en trouve un excellent, c’est de charger les femmes de répandre ces idées dans la nation entière. Elles peuvent. N’ont-elles pas sur leurs genoux la génération qui va nous remplacer, celle qui accomplira sans doute la grande œuvre de la colonisation ? » La gent féminine ne sert cependant pas la mission colonisatrice uniquement au sein du foyer : dès le début, des femmes aussi bien laïques que religieuses accompagnent les administrateurs masculins au cours de l’expansion française en Afrique, certaines partant également toutes seules, notamment pour fonder des écoles ou des hôpitaux. Dans le cadre colonial français, les femmes exercent souvent une influence culturelle plus visible que les épouses des missionnaires qui ont été abondamment étudiées dans le contexte impérial protestant. En particulier en tant que membres de congrégations religieuses, elles revendiquent un statut d’émissaires culturels répandant les fruits de la civilisation française. À travers un grand nombre de lettres et de bulletins de nouvelles, elles communiquent avec les femmes restées en France, nous permettant d’explorer les motivations qui conduisent à leur présence en Afrique. Ces mêmes documents façonnent en outre les vocations des futures missionnaires, contribuant ainsi à la reproduction d’une mission civilisatrice féminine spécifique.
On se concentrera dans cette partie sur des initiatives éducatives mises en œuvre en Algérie et au Sénégal, régions aux histoires bien différentes. En Algérie, la colonisation militaire qui démarre en 1830 est suivie de l’installation d’une population colon qui cherche à profiter de ce nouveau territoire. L’occupation violente de cette ancienne société musulmane établit des rapports de domination marquant fortement la nature des écoles créées par les Français. Au Sénégal, en revanche, la présence de comptoirs marchands français dès 1630 a produit une société relativement égalitaire en termes raciaux, en partie parce que la population blanche demeure restreinte au xixe siècle. Cette présence minoritaire fait que les autorités coloniales sont à l’origine plus soucieuses de respecter les populations locales. Dans la première moitié du siècle, des femmes aussi bien religieuses que laïques quittent leur patrie pour mettre en place des écoles dans ces zones, animées par des objectifs d’assimilation souvent décrits sous le nom de « fusion des races ». Alors que le sens attaché au concept d’assimilation varie avec le temps et en fonction des interlocuteurs, il traduit dans l’ensemble la croyance que les Algériens ou les Africains peuvent devenir similaires aux Français à travers un procès de civilisation comprenant l’éducation. Cette croyance idéaliste se heurte immédiatement à des difficultés, lorsque ces femmes tentent de mettre en place des établissements scolaires et se retrouvent face aux réalités de la politique et de la société coloniales. On s’intéressera donc à la manière dont l’idée initiale de mission civilisatrice évolue dans le temps : le développement de la scolarisation des filles dans ces zones conduit tout particulièrement à des politiques de ségrégation ayant des conséquences durables pour l’avenir.
Visions sexuées de l’action missionnaire
Comme l’a montré Alice Conklin, la mission civilisatrice française a une longue histoire empruntant à de nombreuses sources. Le discours laïc de la IIIe République sur cette mission baigne dans les valeurs des Lumières, mais recoupe un discours catholique et missionnaire qui met l’accent de manière similaire sur ce que les valeurs françaises apportent aux régions non-occidentales. Ces valeurs sont transmises par des hommes comme par des femmes, bien que les premiers aient reçu bien plus d’attention que les secondes, étant donné le caractère davantage public de leurs voix. Les femmes, et en particulier les religieuses, mettent cependant par écrit leur vision de la mission civilisatrice, positionnant la gent féminine à la fois comme actrice et sujet de celle-ci. Leurs représentations révèlent combien leur compréhension française de la féminité conditionne l’œuvre qu’elles cherchent à réaliser.
L’élan qui pousse à partir outre-mer dépend de toute une gamme de facteurs aussi bien socioculturels que spirituels. L’environnement religieux familial des jeunes femmes joue incontestablement un rôle important, de même que leur expérience éducative et les livres qu’elles ont lus. L’autobiographie de Rosalie Chapelain, fondatrice de la congrégation africaine des Filles du Saint-Cœur de Marie, inspire de nombreuses jeunes femmes à embrasser la cause missionnaire, bien que la manière dont elles interprètent cette cause soit une autre affaire. D’autres ont des frères ou des parents engagés dans l’action missionnaire et cherchent à les imiter. L’analyse qui suit se fonde sur des documents émanant de diverses congrégations : certaines sont d’orientation explicitement missionnaire, tandis que d’autres sont plus connues pour leurs activités en métropole. Malgré des différences dans les types d’objectifs poursuivis en terre étrangère, les motivations qu’expriment les femmes quand elles demandent à quitter la France comportent de nombreuses similarités.
Avant leur départ de métropole, les religieuses évoquent les objectifs motivant leur décision d’une manière assez abstraite, qui reflète leur absence de connaissance claire de ce qui les attend en Afrique. Partir est une prolongation des leçons charitables qui poussent les femmes à s’occuper des infortunés. Un grand nombre d’entre elles reproduisent un discours de sacrifice de soi et même de martyre qui est courant aussi bien dans l’éducation des filles que, plus généralement, au sein des congrégations religieuses. Comme l’écrit l’une d’elles : « Malgré toutes mes répugnances et mes sensibleries, il faudrait bien un jour que je fisse le sacrifice de tout ce qui m’est si cher, pour suivre le céleste époux sur ces plages lointaines. » Certaines femmes semblent plus simplement avoir été touchées par la curiosité ou l’esprit d’aventure : « Oserai-je m’offrir pour ce premier voyage ? J’en ai le plus grand désir, quoique parfaitement soumise au jugement de nos bons Supérieurs. » Naturellement, de nombreuses femmes font référence, directement ou indirectement, à leur désir de sauver des âmes : « Aucun motif humain n’est le principe de ma détermination, mais […] la volonté de Dieu, sa gloire et le salut des âmes me décident uniquement à solliciter cette faveur. » Une future candidate insiste : « Je me rappelle qu’étant fort jeune encore, même avant ma première communion, je me faisais un bonheur de devenir grande, afin de pouvoir aller chez les barbares. J’entendais par ce mot des hommes privés des lumières de la foi. » Enfin, certaines voient leur mission en termes à la fois religieux et patriotiques : « L’Algérie est devenue une nouvelle France [… La mission algérienne] a droit à la même dévotion religieuse de la part de nos Sœurs que la Patrie. » Cette combinaison d’arguments moraux et religieux destinés à justifier la participation à des activités missionnaires suggère que la mission civilisatrice est pour ces femmes essentiellement une mission spirituelle ou évangélique relativement distincte de la vision laïque développée par Jules Ferry dans les années 1880.
Une rhétorique commune informe la plupart des écrits disponibles pour les premières décennies de l’expansion impériale. Très fréquemment, les religieuses expriment leur volonté dans la langue moralisatrice qui caractérise également la « mission intérieure ». En d’autres termes, l’attitude à l’égard des populations africaines reflète sous bien des rapports celle observée en France vis-à-vis des pauvres en milieu rural ou urbain. Les religieuses considèrent leur tâche comme étant d’apporter une élévation spirituelle : à Madagascar, elles cherchent ainsi à façonner des « femmes chrétiennes ». De même, en Afrique du Sud, les Sœurs de la Sainte Famille de Bordeaux ouvrent des établissements scolaires en 1864 afin que les femmes locales apprennent « les règles de la décence chrétienne ». Une fois installées en Afrique, cependant, les religieuses changent de ton et souvent d’objectifs en fonction du contexte colonial qu’elles rencontrent. La volonté abstraite de sauver des âmes se transforme rapidement en activités spécifiques, les congrégations religieuses catholiques ayant, à la différence des missionnaires protestantes, une autonomie d’action qui leur permet de cibler les populations féminines plus facilement. À leur arrivée à Algers, les Sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition sont rapidement sollicitées par de nombreuses femmes, aussi bien musulmanes que juives, qui recherchent leurs compétences médicales pour le compte de parents malades. Dans cette colonie de peuplement, cependant, le gouvernement déconseille spécifiquement les tentatives de conversion, de sorte que la mission religieuse s’accomplit par l’exemple plutôt qu’en prêchant la bonne parole. De fait, en Algérie, la mission des religieuses acquiert progressivement les traits associés à la mission civilisatrice républicaine, les sœurs étant persuadées que l’indolence de la femme musulmane contribue à la décadence de la vie arabe. Elles dispensent alors des leçons d’économie domestique, d’hygiène et d’alphabétisation.
Dans les régions où l’islam représente un problème politique moindre, la mission religieuse demeure primordiale. Anne-Marie Javouhey, la supérieure générale des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, recommande davantage de prosélytisme, en partie inspirée par son contact direct avec les populations africaines du Sénégal et de Gorée :
« Voulez-vous civiliser l’Afrique ? Commencez par y établir la religion ; montrez cette religion telle qu’elle doit paraître aux yeux d’un peuple fanatique qui ne peut pas encore comprendre, mais qui voit. Donnez-lui de l’appareil ; que la pompe les attire, que le respect les retienne, et bientôt vous changez la face du pays. Ils sont naturellement portés à la religion, ils aiment la prière ; c’est un point bien important et qui donne de grandes espérances pour le succès. »
Au Sénégal, cette congrégation n’hésite en conséquence pas à remettre en question les coutumes et les croyances traditionnelles, offrant à leur place ce qu’elle considère comme les fruits d’une civilisation supérieure.
Les religieuses qui partent pour l’Afrique ne semblent pas être venues avec le même degré d’informations ethnographiques que leurs homologues masculins, ce qui n’est guère étonnant, étant données la formation pédagogique et la préparation qu’elles reçoivent en France. La formation intellectuelle à ces rencontres culturelles se limite en effet souvent à quelques sermons sur les dangers et les iniquités de l’islam, et fait l’impasse sur les détails lascifs de la vie sexuelle des Africaines qui informent souvent les réactions des missionnaires masculins face aux sociétés locales. De ce fait, il semblerait que les religieuses aient une vision quasi rousseauiste des populations africaines noires, perçues comme innocentes et enfantines, non encore corrompues par les procédés du monde moderne. Anne-Marie Javouhey, en particulier, reprend cette vision dans sa volumineuse correspondance qui influence incontestablement les femmes qui suivent ses pas. Parlant des Noirs « bons », « purs » et « innocents », elle défend la vision d’une société africaine éminemment réceptive aux valeurs et aux vertus de la civilisation : « J’aime beaucoup mieux les Noirs : ils sont bons, simples, ils n’ont de malice que celle qu’ils tiennent de nous ; il ne serait pas difficile de les convaincre par l’exemple. » La civilisation, aux yeux d’Anne-Marie Javouhey, apporterait, bien évidemment, la religion, mais également une éthique du travail et un savoir permettant de combattre la paresse et l’ignorance qu’elle identifie comme les principaux problèmes.
Les lettres d’Afrique révèlent des différences subtiles entre les sœurs et leurs homologues masculins. Les religieuses françaises transposent leur vision de la société métropolitaine en terrain étranger et tiennent pour acquis que la famille forme là aussi la pierre angulaire de l’édifice social. Civiliser signifie alors répandre ces valeurs qui garantissent que les femmes transmettront les leçons morales nécessaires à une régénération de la société de l’intérieur. Éduquer les filles et les femmes constitue un impératif religieux et moral dont les répercussions sont censées avoir des implications sociales, comme l’exercice de la charité en France. Les missionnaires masculins, de leur côté, cherchent plus directement à exercer une influence sur les structures politiques et socio-économiques qu’ils rencontrent outre-mer à travers la création d’une élite autochtone. Les missionnaires catholiques hommes et femmes s’attendent clairement à avoir essentiellement affaires à des personnes de leur propre sexe, ce qui influe bien évidemment sur leur vision de ce qu’il est possible d’accomplir à travers leurs actions. Pour les femmes, la scolarisation constitue un impératif en matière de civilisation, mais elles rencontrent une fois sur place des obstacles qui modifient souvent la nature des interactions culturelles.
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