source : http://caravelle.revues.org/100
Mona Huerta, « Le latino-américanisme français en perspective », Caravelle [En ligne], 100 | 2013, mis en ligne le 02 décembre 2013, consulté le 05 février 2017. URL : http://caravelle.revues.org/100 ; DOI : 10.4000/caravelle.100
Le latino-américanisme français en perspective
Panorama des relations culturelles et scientifiques de la France avec l’Amérique latine, de la fin du XIXe siècle à nos jours
RÉSUMÉ
Cet article se propose de montrer l’évolution souvent contrastée des liens culturels et scientifiques que la France entretient avec l’Amérique latine, soulignant en particulier les éléments de leur renouveau après la Seconde Guerre mondiale et leurs transformations au début du XXIe siècle. Si l’art et la culture ont été le ciment traditionnel de ces relations, depuis la fin du XIXe siècle, la région a été pour les scientifiques français un laboratoire fécond qui a inspiré la construction des études sur l’Amérique latine en France. Retour sur une histoire afin de nourrir, en temps de mondialisation, la réflexion en pleine mutation sur les aires culturelles.
Plan
- L’art et la culture, ciment traditionnel des relations de la France et de l’Amérique latine
- Une influence de la France en Amérique latine très sensible
- L’attraction de Paris et de la France pour les élites latino-américaines
- Le surréalisme et l’Amérique : un mariage d’amour
- L’Amérique latine, un laboratoire pour les Sciences Humaines et Sociales françaises
- Un ‘champ précieux d’expériences et de comparaisons’
- 1939-1959 : du coup d’arrêt de l’expansion culturelle française au regain d’intérêt pour l’Amérique latine en France
- A la recherche d’un temps perdu
- L’Institut des hautes études de l’Amérique latine, premier pas de l’institutionnalisation du latino-américanisme français
- Des années charnières pour une redécouverte spectaculaire de l’Amérique latine
- Une décennie propice aux débats et… à la consommation
- Au cœur du débat tiers-mondiste, livres et revues
- L’irruption sur la scène internationale de Fidel Castro et de ses « barbudos »
- Romantisme et tourisme révolutionnaires : le voyage à Cuba de Sartre et De Beauvoir
- Une occasion pour contrer l’emprise des États-Unis sur l’Amérique latine
- L’Amérique latine, fer de lance de la politique étrangère française
- Le réveil des européens vis-à-vis de l’Amérique latine : une nouvelle donne
- Les hauts et bas du latino-américanisme français
- Pour conclure : les aires culturelles en temps de mondialisation
PREMIÈRES PAGES
L’Amérique latine est présente aujourd’hui en France dans les musées, les librairies, sur les écrans cinématographiques ou encore dans les collections des bibliothèques et archives françaises. En effet, nombreux sont les produits culturels ‘de’ et ‘sur’ cette région du monde diffusés dans le pays. Les livres et les revues, fruits de l’édition nationale et internationale, entre autres, permettent à un large public de se familiariser avec un continent qui fut pour Lucien Febvre et bien d’autres après lui, « un champ privilégié d’études ». Depuis l’époque, déjà lointaine, où les intellectuels français déploraient l’absence de livres américains dans le pays et le peu d’intérêt des Français pour les œuvres produites de l’autre côté de l’Atlantique, des progrès notables ont pu être observés, au cours du siècle dernier, dans la diffusion mutuelle des cultures françaises et latino-américaines. Cependant, faut-il pour autant en conclure que les relations entre la France et l’Amérique latine sont satisfaisantes et que ses modèles rencontrent encore dans cette région le succès qu’ils connurent dans l’entre-deux-guerres ? Cet article se propose de montrer l’évolution souvent contrastée des liens culturels et scientifiques que la France entretient avec l’Amérique latine, soulignant en particulier les éléments de leur renouveau après la Seconde Guerre mondiale et leurs transformations au début du XXIe siècle.
L’art et la culture, ciment traditionnel des relations de la France et de l’Amérique latine
Aux premières années du XXe siècle, le penchant des Latino-américains pour la France était grand. En France, comme outre Atlantique, des intellectuels et des politiques se révélaient de vibrants porteurs de flamme. Cependant, si nous nous arrêtons sur ces relations, il est fréquent de percevoir, que si cette ‘liaison’ transatlantique a presque toujours été marquée par une fascination réciproque, elle n’a jamais été exempte ni d’incompréhensions, ni de malentendus.
Une influence de la France en Amérique latine très sensible
Au Brésil, en Argentine, mais aussi au Chili, pour ne citer que quelques exemples, les livres français rencontraient un vif succès au XIXe et au premier XXe siècle. Ils arrivaient en tête de liste des titres étrangers choisis par les lecteurs. Des revues françaises comme L’Illustration, La Revue de Paris, La Revue des Deux Mondes, Le Mercure de France, la Revue des Sciences politiques étaient au catalogue de toutes les bonnes bibliothèques publiques ou privées. Il n’est pas sans signification, qu’au cours de cette période, deux Français, Camille Cléau et Paul Groussac aient été portés à la tête d’institutions culturelles aussi prestigieuses que les bibliothèques nationales du Brésil et de la République d’Argentine. Ces éléments, sélectionnés parmi tant d’autres, permettent sans doute de mesurer ce que fut l’expansion culturelle française en Amérique latine du XIXe siècle jusqu’au radical couperet de la Seconde Guerre mondiale.
Cette forte présence culturelle se déployait, tant à travers l’étude de la langue (les Alliances françaises créées en 1883 se multiplièrent rapidement dans la région), que par la présence des livres français qui se révélèrent de remarquables médiateurs. En effet, l’édition française s’était fait une spécialité de publier des livres en espagnol et portugais et de les exporter, à partir de Paris, en rayonnant dans toute l’Amérique latine.
Dans cette période également, les bases traditionnelles de l’influence de la France dans la région se constituèrent et tout un maillage d’instituts et de lycées français, religieux ou laïques fortifia efficacement ses positions nationales. La France connut alors un formidable rayonnement culturel dans cette région. Le prestige des idées françaises sur les élites du sous-continent œuvra davantage pour affermir les positions économiques du pays, que l’apport des capitaux ou le travail des ingénieurs et des techniciens.
Entre tous les poètes latino-américains qui nourrirent ces relations, une mention très particulière doit être faite à la triade franco-uruguayenne que constituent Lautréamont, Laforgue et Supervielle. Tous trois relèvent, sans aucun doute, des Lettres françaises. Leurs œuvres, lien permanent entre deux continents, restent cependant marquées du sceau américain par le souffle, l’inspiration ou la somptuosité des images qu’elles recèlent. Célébrés sur les deux rives, ils sont réunis dans la pierre d’un monument à leur gloire, en ce Montevideo qui les vit naître.
L’attraction de Paris et de la France pour les élites latino-américaines
Pour les intellectuels latino-américains du début du XXe siècle et de l’entre-deux-guerres, le voyage à Paris avait parfois une valeur rituelle forte. Beaucoup d’entre eux trouvèrent en France un milieu intellectuel fertile et de nouvelles sources d’inspiration.
Il convient d’insister, en particulier, sur le rôle de la colonie intellectuelle hispano-américaine de Paris. Diverses revues en portent témoignage. L’une des premières fut le Mercure de France qui, dès 1897, ouvrit une rubrique importante dédiée aux Lettres hispano-américaines. La Première Guerre mondiale ne changea pas substantiellement cet état de fait. Quatre revues produites simultanément par des Latino-américains résidant à Paris virent le jour autour de 1914 : El Nuevo Mercurio de Gómez Carrillo, Elegancias de Rubén Darío, El Mundial Magazine et La Revue Sud-Américaine. Les trois premières entièrement rédigées en espagnol contrastaient avec la dernière publiée en français par Leopoldo Lugones. En France de grands médiateurs tels Remy de Gourmond ou Valery Larbaud travaillèrent sans relâche pour faire connaître les littératures luso-brésiliennes et hispano-américaines.
Beaucoup d’artistes firent des études en France, occupèrent des fonctions diplomatiques, voyagèrent ou vinrent se réfugier à Paris. Francophiles et parfaitement francophones, tous à un moment ou à un autre invitèrent Paris et la France dans leurs œuvres.
Grâce à une bourse du Secrétariat de l’instruction publique du Mexique, obtenue pour poursuivre ses études et achever sa formation en Europe, Diego Rivera, par exemple, resta quelques années à Paris où il fréquenta assidûment le Cercle des cubistes. Le Chilien Vicente Huidobro fit de Paris l’un des points cardinaux de sa production. Collaborateur de Pierre Reverdy, sa contribution à Nord-Sud fut essentielle et influença durablement sa poésie. C’est en français qu’il écrivit dans cette revue comme dans les différentes revues d’avant-garde auxquelles il participa. Il ne fut pas le seul Latino-américain à substituer sa langue maternelle et à choisir le français comme support de sa création. Son amour pour la France éternelle, le conduisit même, à la fin de sa vie, à s’engager dans l’armée française et à poursuivre l’ennemi jusqu’à Berlin.
Nombreux donc furent les artistes latino-américains qui furent attirés par l’effervescence de Paris d’entre les deux guerres. Le poète péruvien César Moro s’abandonna, lui aussi, à ses charmes. Il gravita autour des surréalistes et écrivit une grande partie de son œuvre poétique en français. Plus tard il enseigna le français à Mario Vargas Llosa. Comme son contemporain liménien, l’Équatorien Alfredo Gangotena était essentiellement bilingue. Il fut l’ami de Michaux, se donna à lire dans de nombreuses revues françaises et publia des recueils à faibles tirages. La redécouverte de son œuvre, à la fin du XXe siècle est sans aucun doute une contribution importante à l’influence de la culture française en Amérique du Sud.
Le surréalisme et l’Amérique : un mariage d’amour
Le surréalisme, qui, entre les deux guerres, fut un creuset pour de nombreux artistes de la région, courtisa l’Amérique latine d’un bout à l’autre de son histoire. Des écrivains et des peintres latino-américains participèrent très tôt à l’activité parisienne du mouvement : le Péruvien César Moro, nous l’avons vu, est à Paris en 1924 puis en 1934 ; par l’intermédiaire de Salvador Dali, le Chilien Roberto Matta rejoint le surréalisme en 1938, quelque temps avant que le Cubain Wilfredo Lam ne se rapproche d’André Breton et de ses amis.
Des écrivains latino-américains et non des moindres (Miguel-Angel Asturias, Alejo Carpentier) collaborèrent à des revues d’avant-garde et diffusèrent avec d’autres – Aldo Pellegrini en Argentine, Cardoza y Aragón au Mexique, César Moro au Pérou et ailleurs – les doctrines et les positions du mouvement.
Les Caraïbes, carrefour de l’Afrique, de l’Europe et de l’Amérique, ne pouvaient que fasciner les « rêveurs définitifs » : dans une Martinique « charmeuse de serpents » ou au cœur de l’« étrange vase communi-quant et grand reposoir de la pensée poétique » que demeure Haïti, les confrontations entre hommes et rites invitent pour toujours « à rompre avec les modes de penser et de sentir », et à la suite d’Aimé Césaire et de Magloire Saint-Aude, nombreux furent les artistes qui, sur ces terres incandescentes, furent influencés par le surréalisme et l’influencèrent à leur tour.
La présence assidue des surréalistes français en Amérique latine contribua à nourrir l’univers du mouvement : Benjamin Péret vécut au Brésil de 1929 à 1931, Antonin Artaud voyagea sur les terres des Tarahumaras en 1936 et André Breton se rendit à Mexico une première fois en 1938 avant d’y revenir à nouveau avec quelques-uns de ses compagnons, après la débâcle de 1940.
De déclarations en prises de position, de voyages en études, de revues en expositions, toute l’activité du mouvement concourut à faire de l’Amérique latine une matière ardente et une étape singulière dans la construction de l’imaginaire surréaliste. De nombreuses œuvres sont là pour en témoigner, celles de tous ceux que nous venons de citer mais aussi d’autres, inattendues et surprenantes. Les tableaux ou sculptures d’Agustín Cárdenas, de Jorge Camacho, de Rufino Tamayo et d’Alberto Gironella, sont autant d’éclats de ce miroir de feu. L’Amérique des surréalistes, le surréalisme de l’Amérique restent vivants en France. Chacun peut les surprendre au détour de son chemin sur les cimaises d’une galerie ou d’un musée, à la devanture d’un libraire, dans les collections d’archives et de bibliothèques.
L’Amérique latine, un laboratoire pour les Sciences Humaines et Sociales françaises