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Charfeddine Mohamed Kamel. Esquisse sur la méthode normative retenue dans l’élaboration du Code tunisien des obligations et des contrats. In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 48 N°2, Avril-juin 1996. pp. 421-442. DOI : 10.3406/ridc.1996.5365

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RÉSUMÉ

Le Code tunisien des obligations et des contrats suscite l’intérêt à double titre. Conçu à la fin du siècle précédent pour la Tunisie sous protectorat français, repris ensuite par le Maroc et la Mauritanie, il se présente aujourd’hui comme le noyau pour un futur Code maghrébin. Ce Code a été par ailleurs voulu, notamment par son véritable auteur, le juriste tuniso-italien M. D. Santillana, comme une synthèse inédite entre les principaux codes civils européens de l’époque. C’est cette seconde spécificité qui justifie l’objet de l’étude de la méthode comparative retenue pour ce code centenaire. L’analyse de ses sources riches et variées fait apparaître des rapprochements et des alliages assez rares. Une telle liberté normative ne devait pas, cependant, mettre à l’épreuve la cohérence formelle et substantielle de l’œuvre ainsi entreprise.


Plan

I. La richesse des sources

A. Sources dominantes
B. Sources plurielles
II. Preuve de la cohérence

A. La cohérence formelle
B. La cohérence substantielle


Introduction

1 . — Les systèmes juridiques actuels se caractérisent par le perfectionnement des éléments qui les composent : principes fondamentaux, principes généraux, institutions, catégories, concepts et autres procédés normatifs. Certes, la naissance puis l’achèvement d’un système sont, le plus souvent, lents. Mais il faut reconnaître que la codification, fruit du rationalisme moderne appuyé par la logique axiomatique, donna, depuis le début du XIXe siècle, un élan particulier au développement de la technique normative. Par « codification au sens moderne, on entend ce processus culturel et historique par lequel a été rendue possible la réalisation d’un produit ayant pour qualités de rassembler une suite de normes de Droit — et rien que cela — de le faire d’une manière cohérente et systématique, et d’avoir vocation à la totalisation — c’est-à-dire qui se présente comme exhaustif, traitant de tous les rapports juridiques possibles dans une matière donnée ». La codification n’est pourtant pas l’apanage des temps modernes. Mais ce qui marqua le début puis la fin du XIXe siècle, c’est ce lien apparu net, dans l’Europe des nationalismes, entre la codification du droit interne et la volonté d’affirmer le particularisme de l’ État-nation.

2. — Au début, ce fût, le « Code civil des français » de 1804, devenu puis redevenu « Code Napoléon ». A la prudence d’un Portalis modeste et laborieux qui annonçait que « les codes des peuples se font avec le temps ; mais, à proprement parler, on ne les fait pas », Bonaparte, en vrai père politique du code rétorqua que « ma vraie gloire n’est pas d’avoir gagné quarante batailles, Waterloo effacera le souvenir de tant de victoires ; ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon Code civil ». Fière prophétie encore vérifiée puisque le « modèle » français figure parmi ceux qui ont le plus « circulé » dans le monde.

3. — Plus discret, Cavour, s’appliquait à doter l’Italie, en quête d’unité, d’un code bâti sur le génie inflexible de Rome et largement inspiré de l’œuvre de 1804. Le « Code civil italien », promulgué le 25 juin 1865, fut, à son tour, favorablement accueilli et jugé.

4. — Le 14 juin 1881 c’est l’assemblée fédérale de la Confédération suisse qui adopta le « Code fédéral des obligations » s’écartant sensiblement du Code de 1804. Enfin, le siècle précédant s’acheva sur la naissance du B.G.B. lorsque, le 18 août 1896, l’empereur Guillaume II publia le « Code civil allemand ». L’influence du Code de 1804 marqua davantage le pas : le BGB, appliqué dès le 1er janvier 1900, est alimenté par toutes autres sources et est animé par tout autre dessein.

5. — Le XIXe siècle s’éteint, ainsi, sur une Europe, berceau des codes, qui apparaît marquée de ce pluralisme législatif fondant des systèmes juridiques voisins mais différents et dont aucun ne parviendra, depuis, à s’imposer9.

6. — Forte de ces succès, la technique de codification s’est étendue au-delà de l’Europe. D’une manière assez surprenante, elle trouva un écho favorable dans le monde musulman. La Tunisie fut parmi les premiers pays à recevoir cette technique et à promulguer, en 1861, un « Code civil et pénal », œuvre modeste comportant 664 articles et éphémère puisque ce code fut, très rapidement, abrogé par un décret du Bey daté du 30 avril 1864. D’une manière plus significative, deux codifications civiles musulmanes retiendront, ensuite, l’intérêt. La première, ordonnée par le Calife othoman en 1869, est celle de la « Medjella », appellation qui est une traduction pure et simple du terme « code ». A cette date, une « association » de savants hanéfites fut chargée de réaliser le regroupement des règles du droit musulman en un seul code « qui sera précis, accessible et dénué de toutes controverses ». Cette Medjella, parue en 1876, riche de 1751 articles, emprunta la forme moderne des codes civils et dota le monde musulman de son premier « code ». La seconde codification, moins importante certes, porta également sur le rite hanéfite et fut l’œuvre de Mohamed Kadri Pacha. Publié en 1890, le « Morched El Häiran », adoptant à son tour une structure moderne, comporta 941 articles embrassant les principales questions du droit civil.

7. — Le Code tunisien de 1861 et les deux codes musulmans, ainsi nés, ne se démarquent guère de la logique « nationaliste » des codes du XIXe siècle. Ils traduisent un processus culturel, politique et historique propre au monde musulman. Toutefois, ni l’un ni l’autre des deux codes hanéfites, n’ont reçu l’application en Tunisie à majorité malékite.

8. — L’instauration armée du protectorat français pouvait laisser croire à l’application pure et simple du Code civil français en Tunisie. Tel ne fut pas le cas. L’histoire juridique de notre pays renoua certes avec la codification mais dans une direction tout à fait nouvelle. Fruit d’une volonté colonialiste, le premier code promulgué par le Bey, en matière civile, fut le Code foncier du 1er juillet 1885. Dénué de toute inspiration « nationaliste » française ou tunisienne, ce code se présenta sur le plan de la codification comme une œuvre discordante. Il n’est vecteur d’aucun processus culturel ou historique. C’est un code d’opportunité purement technique. Les juristes français, ses promoteurs, y renoncent même à un des principes sacrés du Code civil français : celui du transfert solo consensu de la propriété, relayé par l’effet constitutif de l’inscription, pure règle prussienne . Ce code est un mélange inédit de droit australien, français, musulman et prussien. Sa cohérence a pourtant été établie et ses dispositions survivent jusqu’à nos jours. Il fut même un « modèle » que la France fera circuler au Maroc, au Liban, en Syrie et dans plusieurs pays africains francophones. Avec le Code foncier, la Tunisie entra, en matière civile, dans l’ère de la codification effective. Régissant les immeubles immatriculés ce code n’avait cependant aucune prétention sur les autres biens et, évidemment, il ne pouvait s’étendre directement ni au droit des obligations ni, à plus forte raison, à celui de la famille. Toutefois, de son succès s’est affirmée la volonté — de la part du pays protecteur — de doter la Tunisie de lois inspirées des principes généraux de la législation métropolitaine et adaptées aux conditions particulières du pays.

9. — Le 6 septembre 1896, une commission fut chargée de codifier la législation civile, commerciale et pénale de la Tunisie « sur le type des Codes français ». La commission avait une double tâche : d’une part, classer et choisir dans la législation française les matériaux susceptibles de servir l’œuvre de codification en laissant de côté les matières relevant du statut personnel et de la propriété foncière ; d’autre part, rechercher dans la jurisprudence musulmane et la législation tunisienne toutes règles utiles à cette œuvre. L’ambition ainsi annoncée était doublement modeste : circonscrite explicitement au droit des obligations, la tâche de la commission apparaissait, en plus, réduite à une synthèse, encore inédite, entre le droit français et le droit local. La première limite fut finalement respectée : la codification ne tendait nullement à l’unification du droit civil tunisien ; la puissance coloniale n’entendait pas toucher au statut personnel, au droit de succession et au droit des biens. Les deux premières matières ont été écartées en raison de leurs liens trop étroits avec les règles du droit musulman, la troisième faisait l’objet du Code foncier. Le droit des obligations, quant à lui, offrait, par son aspect objectif, une meilleure aptitude à la codification moderne et, somme toute, laïque. La seconde limite, relative aux sources d’inspiration, n’a pas été, en revanche et au vu de l’œuvre finale, respectée.

10. — Si le premier texte, de 1897, s’est renfermé dans le cadre du droit français, le second, de 1899, a fait appel au « droit européen » car il « était impossible, selon le rapporteur, de ne pas tenir compte de ce grand mouvement d’idées qui entraîne l’Europe vers l’unité du droit, pas plus que de négliger les travaux législatifs, très considérables, qui, pour ne parler que de quelques-uns ont produit récemment le Code fédéral des obligations, le Code de commerce italien, le Code civil et commercial allemand ».

11. — L’assertion surprend à plusieurs égards : d’abord parce qu’elle traduit une liberté que s’octroient les membres de la sous-commission, qui prennent ainsi distance des « sources officielles » désignées pour l’œuvre, c’est-à-dire le droit français et le droit musulman. Ensuite, parce qu’elle atteste, effectivement, d’une rupture qualitative avec le texte du projet préliminaire et enfin parce qu’il était tout de même paradoxal de parler d’un droit européen, « droit commun aux nations européennes », à l’époque de l’Europe des nationalismes et des codes qui s’y rattachaient.

12. — Décision collective ou décision individuelle ? Soutenant la seconde thèse, le rapporteur revendique la paternité de l’ avant-projet de 1899 et ainsi du Code de 1906. L’histoire ne l’a toujours pas définitivement approuvé. Il semble que l’ avant-projet de 1899, achevé, fut soumis pour avis à un groupe de juristes tunisiens, choisis parmi les ulémas musulmans. Il s’agit de Mohamed Bayrem, Ahmed Chérif, Mahmoud Ben Khoudja, Omar Ibn Echeikh, Mustapha Radhouan et Salem Bouhajeb. Leur rôle exact n’est pas réellement connu. Non moins mystérieuse est l’attitude du gouvernement du protectorat. Face à cette méthode libérée, il réagit passivement. Trois raisons peuvent être avancées pour justifier une telle tolérance. D’une part, il est possible de croire que la France trouvait dans pareille ouverture la garantie d’une bonne réception du nouveau code par les européens installés en Tunisie. D’autre part, une approche pragmatique, la recherche de l’effectivité du nouveau texte, pourrait également justifier une telle concession et un tel dépassement des dogmes du Code civil de 1804. Tout cela à moins qu’il ne soit établi que l’habileté du rapporteur ait mis ce gouvernement, après plusieurs années de labeur, devant une sorte de fait accompli. Toujours est-il que sept longues années de silence et de mystères ont séparé l’ avant-projet de 1899 de sa naissance, sous la forme du texte définitif de 1906.

13. — L’analyse de la méthode adoptée rappelle singulièrement celle qui a donné naissance au Code foncier de 1885. Comme celui-ci, le code de 1906 ne s’identifie pas à un « code nationaliste ». Il ne l’est ni dans ses fondements, ni dans ses sources d’inspiration, ni dans son contenu. En cela, il marque sa singularité et semble aller à l’ encontre de l’air de l’époque. Cette singularité est, à notre avis, à l’origine à la fois de sa richesse juridique et des divergences doctrinales quant sa « classification ». Est-il un Code civil français imparfait ? Ou s’en démarque-t-il pour rallier, sur des choix fondamentaux, les orientations germaniques et suisses ? Fait-il du droit musulman une source réelle d’inspiration ou un pur alibi de conformité à dessein colonialiste ?

14. — C’est que la richesse des sources du Code de 1906 a mis à l’épreuve la cohérence du système qu’il propose.


I. La richesse des sources

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