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Conte Francis. Odessa – une ville mythique du monde méditerranéen. In: Cahiers slaves, n°14, 2016. Les chemins d’Odessa, sous la direction de Francis Conte et Françoise Gréciet. pp. 1-18. DOI : https://doi.org/10.3406/casla.2016.1132

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«Odessa est une ville méditerranéenne. Qu’elle se trouve sur la mer Noire est une réalité géographique et en même temps un malentendu. Ce sont des Italiens et des Français qui l’ont construite. Et l’italien et le français y furent un certain temps les langues officielles. Pouchkine n’évoque-t-il pas à ce propos «la langue de l’Italie dorée ? » –

Boris Khersonski, «Le syndrome odessite » http:// magazines. russ. ru/ kreschatik/ 2011/ 1/ he28. html

Mer Noire – Mer Méditerranée Tous droits réservés
Mer Noire – Mer Méditerranée Tous droits réservés

EXTRAIT  – pages 1 à 4

J’aimerais évoquer ici une ville de «l’autre Europe » , comme on disait il y a quelque temps. Il s’agit d’Odessa – cette grande et belle cité portuaire qui relève de plusieurs paradoxes. Elle est à la fois ancienne et récente, orientale et occidentale, méditerranéenne et plus encore. L’évocation de son seul nom semble ouvrir sur une dimension mythique, mais sait-on toujours la localiser sur une carte ?

Soulignons d’abord certains enjeux qui dérivent d’un chronotope spécifique : l’espace que nous envisagerons sera celui du continuum entre mer Noire et Méditerranée – très aléatoire, nous le verrons ; le temps abordé sera celui de la «longue durée », et nous rappellerons l’importance des liens entre les deux mers : du côté occidental, de grandes voies commerciales vont permettre la création de Marseille par des colons grecs venus de Phocée ; du côté oriental et toujours au VIe siècle avant notre ère, une localité est fondée sur l’emplacement de l’actuelle Odessa par des colons grecs venus de Milet. Ce sera la première naissance de notre cité – celle d’Odessa avant Odessa, d’Odessa la grecque, mais dont le nom même, nous le verrons, fait l’objet d’âpres discussions.

Nous allons donc nous intéresser à ce que l’on pourrait appeler la «troisième rive » de la Méditerranée. Cette qualification se justifie, depuis l’antiquité jusqu’à l’époque contemporaine, mais à condition de prendre en compte le grand écart de 2500 ans qui sépare les deux périodes – antique d’un côté (du VIe au IIIe siècle avant notre ère), contemporaine de l’autre (au tournant du XIXe siècle). Nous avons donc deux séquences largement discontinues, même si elles ont chacune duré plusieurs siècles. Odessa sera ainsi «réinventée » tardivement : ce sera sa deuxième naissance – après la période des grandes invasions, prolongées à partir du XIIIe siècle par les déferlantes tatares puis par les conquêtes de l’empire ottoman jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.

Pour resituer notre contexte, il nous faut aussi préciser le statut de la mer Noire, qui varie étonnement en fonction des analystes. Encore récemment, Maurice Le Lannou (titulaire de la chaire de «Géographie du continent européen » au Collège de France) pensait pouvoir écrire :

La position géographique en impasse de la mer Noire, au centre de pays restés longtemps pauvres ou sous-développés, à l’écart des grandes routes terrestres et maritimes, n’a jamais favorisé le trafic maritime.

Cette affirmation (qui vaut évidemment pour la période ottomane de la fin du XVe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle) est néanmoins surprenante si l’on se souvient des grandes voies commerciales qui ont irrigué notre continent à partir du haut Moyen-Âge, à la fois du nord au sud et d’est en ouest : deux exemples peuvent illustrer notre propos.

Pendant plus de 500 ans (du VIIIe au XIIIe siècle), la grande «Voie des Varègues aux Grecs » a relié l’Europe scandinave à Byzance, en grande partie en descendant le Dniepr, puis le long de la côte nord de la mer Noire jusqu’à la Corne d’Or. Et justement, ces marchands-guerriers qu’étaient les Varègues faisaient escale non loin du site futur d’Odessa, à l’île de Berezan, face à l’embouchure du Dniepr ; puis ils poursuivaient leur route vers Byzance. Par ailleurs, il existait une voie commerciale est-ouest qui étonne aussi par son ampleur et sa durée (du VIIIe au XIe siècle). Elle partait du califat de Cordoue, longeait la côte méditerranéenne pour mener jusqu’au califat de Bagdad, par-delà la mer Noire et la Caspienne.

Loin d’être une «impasse » , la mer Noire constituait en réalité une mer charnière entre l’Europe, l’Asie et le Moyen-Orient. Si l’on remonte encore dans le temps, on voit qu’elle était déjà profondément liée au monde grec antique, même si les Détroits du Bosphore et des Dardanelles paraissaient alors dangereux – «noirs comme si la nuit y avait fait son berceau » . L’imaginaire grec et ses représentations symboliques allaient cependant pousser les navigateurs vers la Colchide (l’actuelle Géorgie), où Jason et les Argonautes étaient partis chercher la Toison d’Or. C’est après leur retour victorieux, lorsque le mythe eut transformé en héros des hommes courageux, que le passage fut perçu comme un continuum entre les deux mers.

Du VIe au IIIe siècle avant notre ère, les contacts qui s’organisent entre la Méditerranée et la mer Noire sont décisifs : les colons grecs créent de nombreux comptoirs sur leur pourtour, «entre les Colonnes d’Hercule et le Phase » , dit Platon dans le Phédon, en comparant avec humour les Grecs à «des grenouilles utour d’une mare » (Livre LVIII). Dans son Histoire naturelle (Livre V), Pline l »Ancien (23-79) cite plus de quatre-vingts cités fondées par la seule Milet. Sur la rive nord, les plus importantes sont Olbia/ Olvia, Tanaïs/ Azov, Theodosia/ Feodossia, Panticapée/ Kertch, et Odessos/ Varna (en Bulgarie). Parmi les habitats plus modestes se trouvait celui qui était localisé sur le site de l’actuelle Odessa et à proximité (nous y reviendrons).


[pages 5 à 8 manquantes]
[ci-dessous, pages 9 à 14]

Après sa deuxième naissance au tournant du XIXe siècle, Odessa devient aussi une ville italienne, ou plutôt franco-italienne, comme le rappelle la citation de Boris Khersonski placée en exergue : «Ce sont des Italiens et des Français qui l’ont construite. Et l’italien et le français y furent un certain temps les langues officielles » . Les Italiens forment effectivement les trois-quarts des premiers architectes d’Odessa dans la première moitié du XIXe siècle et restent très importants dans la seconde moitié. Il n’est que de penser à Francesco Frappoli et à son frère Giovanni, à Francesco Boffo, Giorgio Toricelli, Francesco Morandi, Alexandre Bernardazzi (et son père), Kaètan/ Ivan Dallakva (Espagnol venu très jeune en Italie), Alexandre Digbi et son fils, Luigi Cambiaggio, Giovanni Scudieri et S. Venturi. C’est à eux que l’on doit très largement l’aspect néo-classique d’Odessa.

Quant à l’opéra italien, il y connut son apogée sous le gouvernorat du comte M. S. Vorontsov (entre 1823 et 1837), ce qu’a pu apprécier Pouchkine, relégué pendant plus d’un an à Odessa (1823-1824). Les troupes d’acteurs et les directeurs du théâtre étaient italiens, et le succès de la musique italienne résonne encore dans Eugène Onéguine (que Pouchkine écrivit en partie à Odessa) :

Mais voici que tombe le soir.

Allons, l »opéra nous attend

Avec l »enivrant Rossini,

Le chéri de l’Europe – Orphée

Le monopole des Italiens était d’ailleurs tellement puissant que les négociants et marchands de la ville adressèrent une supplique au gouverneur Vorontsov pour lui demander de donner ses chances à une troupe russe, qui pourrait s’adresser à un autre public qu’aux élites cosmopolites de la cité…

La première moitié du XIXe siècle est aussi marquée par la présence déterminante de graphistes italiens comme L. Boccacini, Carlo Bossoli, L. Fazzardi, L. Manzoni, Contini et Valentini. Sans eux, sans leurs dessins et leurs gravures, nous ne connaîtrions pas aussi bien le vieil Odessa, qui n’est représenté en peinture qu’à partir de 1840 (et encore par le seul Ivan Aïvazovski). Notons aussi l’activité importante du sculpteur Liugi Iorini, qui fut un influent professeur de sculpture à l’École des beaux-arts d’Odessa. Il décora la ville de belles statues – par exemple celle de Cérès et de Mercure qui ornent la première Bourse au blé, devenue maintenant l’Hôtel de ville.

Quant aux Français, c’est avec le premier gouverneur d’Odessa – le duc de Richelieu – qu’ils vont s’affirmer dans l’architecture à partir de 1803, avec deux maîtres éminents qui envoyaient leurs plans depuis Saint-Pétersbourg. Le premier est Thomas de Thomon (1760-1813), auquel on doit l’hôpital aux colonnes de style dorique, puis le premier théâtre qui rappelait le temple de Paestum. Thomas de Thomon, grand Prix de Rome, avait séjourné plusieurs années dans cette ville, dont il avait étudié l’architecture.

Le second est Auguste de Montferrand (1786-1858), qui dessina les plans tout aussi néo-classiques du Lycée Richelieu. Splendides mais dispendieux, ils ne purent servir à réaliser le Lycée, qui fut construit de façon plus modeste à l’époque du successeur de Richelieu – lui aussi français – le comte de Langeron (1763-1831).

Par ailleurs, Odessa doit beaucoup à des Marseillais – artisans, boutiquiers, peintres, éleveurs de moutons mérinos, et surtout marchands. Le premier d »entre eux est Antoine Anthoine de Saint-Joseph (Embrun 1749 – Marseille 1826). Négociant et armateur, puis maire de Marseille de 1805 à 1813 et baron d’Empire, il avait été l’heureux précurseur du commerce entre mer Noire (Kherson) et Méditerranée (Marseille). C’est avec beaucoup de perspicacité que le comte de Saint-Priest, ambassadeur de Louis XVI auprès de la Sublime Porte, notait dans ses Mémoires :

Anthoine a pressenti que cette navigation sur la mer Noire [ devait] faire une révolution dans le commerce de l’Europe aux dépens de celui de la mer Baltique.

Notons aussi que ce nouveau commerce – très largement fondé sur le blé et les bois de grande mâture – reprenait précisément celui qui avait fleuri 25 siècles plus tôt entre mer Noire et Méditerranée à l »époque gréco-scythe.

Avant l »arrivée des chemins de fer (dans les années 1860), ce blé était transporté par des charriots lourdement chargés que tiraient des boeufs. On les connaît grâce aux tableaux d »Aïvazovski, aux sculptures de Lanceré mais aussi aux descriptions de Vladimir Jabotinsky, qui évoque ces grands charrois dans son roman Les Cinq:

Sur les milliers de routes en terre de l’Ukraine on entend les télègues grincer, les «Petits-Russiens » pousser leur «tsob-tsobé » pour faire avancer les boeufs : c’est ainsi que de toutes parts on charroie le blé vers les quais du Dniepr nourricier….

Charles Sicard (1773-1830) est un autre grand marchand et homme d’affaires marseillais qui s’est illustré à Odessa. Il y arrive dès 1804, un an après le duc de Richelieu dont il devint un ami et un très proche conseiller. Il y fonde en 1816 une compagnie de commerce international, avec des bureaux à Marseille, Paris et Constantinople.

Parmi les nombreux Marseillais qui furent attirés par Odessa figurent Alexis et Franz Roubaud (1856-1928). Le premier y créa l »une des meilleures librairies de la ville, tandis que son fils s’illustra comme peintre de batailles. Après avoir reçu une formation initiale à l’École de dessin d’Odessa à partir de 1865, ce dernier poursuivit ses études à Munich à l’Académie des beaux-arts de Bavière (1878-1883). Nous avons là un itinéraire que d’autres suivront par la suite, en particulier Léonide Pasternak et Vassili Kandinsky. Franz Roubaud devint célèbre en Russie à partir des années 1890, avec des toiles consacrées à la conquête du Caucase par l’armée russe, et à des faits marquants de la guerre de Crimée vus du côté russe – «La défense de Sébastopol » (1902-1904), mais aussi et surtout «La bataille de Borodino » , dont il réalisa un «panorama » (1910-1912) encore apprécié aujourd’hui. Il revint à Munich en 1913, mais en raison de la première guerre mondiale, de la révolution d’octobre 1917 puis de la guerre civile, il ne retourna jamais à Odessa. Sa petite-fille (Sylvia,) a été formée comme peintre à Munich où elle a longtemps travaillé.

Il faudrait avoir le temps de parler d’autres Marseillais d’Odessa qui avaient réussi dans les affaires, par exemple Guillaume Rouvier (1760-1815), associé à un colon allemand nommé Müller, et sans doute conseillé par le duc de Richelieu qui s’intéressait fort à l’élevage des mérinos. Avec l’aide de soldats accordés justement par Richelieu, Rouvier en fit venir 3000 d’Espagne ; dès 1805 il réussit à les acclimater aux steppes de la mer Noire en les croisant avec des races locales. Son élevage avait si bien prospéré qu »il légua à ses deux filles quelque 36.000 mérinos et 40.000 hectares de terre. A la même époque, le comte Vorontsov (qui était alors gouverneur-général d’Odessa et de la Nouvelle Russie) réussit lui aussi parfaitement dans ce domaine comme dans d’autres : à côté d’une compagnie de transport maritime et d’immenses propriétés, il possédait des dizaines de milliers de moutons mérinos. La laine ainsi obtenue fut un temps le deuxième produit d’exportation du port d’Odessa, avant une diminution très sensible à partir des années 1860-1870, en raison de la concurrence internationale (surtout américaine, comme pour le blé, nous allons le voir).

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