les origines de l'influence française en Allemagne (Paris 1913)

Reynaud, Louis. Les origines de l’influence française en Allemagne,Étude sur l’histoire comparée de la civilisation en France et en Allemagne pendant la période précourtoise (950-1150). Tome premier: L’offensive politique et sociale de la France. Paris, LIBRAIRIE ANCIENNE HONORÉ CHAMPION, 1913, 539 p.


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PRÉFACE

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Si peu connue que soit chez nous l’histoire du Moyen-âge, il n’est personne qui n’ait au moins entendu parler de l’extraordinaire domination qu’exerça au XII° et au XIII° siècle le génie français sur tout le monde civilisé, qui ne sache que la langue, la vie de société, la poésie épique et lyrique, la philosophie, les institutions religieuses, l’art de notre pays régnèrent alors souverainement de l’Irlande et du Portugal aux rives du Jourdain,de la Scandinavie à la Sicile, et que, plus que tout autre peuple, l’Allemagne se mit à l’école de nos gens du monde, de nos littérateurs, de nos musiciens, de nos architectes, de nos sculpteurs, de nos miniaturistes et peintres verriers, de nos prédicateurs et de nos théologiens, adoptant en bloc une première fois, comme elle le fera derechef cinq cents ans plus tard, le système tout entier de notre organisation sociale, morale, intellectuelle.

Cependant, lorsqu’on cherche l’explication de ce singulier phénomène dans les ouvrages qui le mentionnent, on s’étonne de ne rencontrer partout que les mêmes faits isolés et les mêmes considérations vagues. Trop d’historiens croient avoir rempli leur tâche quand ils ont rappelé le mariage d’Henri III avec Agnès de Poitiers, la participation commune des Français et des Allemands à la seconde croisade ou qu’ils ont signalé la renaissance des études dans le Nord de la France au xiie siècle et l’affluence des clercs allemands à nos écoles.

Il saute aux yeux que des constatations de ce genre sont insuffisantes pour rendre compte d’un événement aussi important que la main-mise totale de notre civilisation sur l’ensemble de la vie allemande. L’avenir d’une nation n’est pas livré ainsi à des circonstances fortuites. Rien n’arrive que ce qui doit nécessairement arriver. Il n’y a pas plus de coups d’État dans l’histoire de la civilisation que dans l’histoire politique. De même qu’un régime, quel qu’il soit, ne succombe aux entreprises de ses adversaires que lorsqu’il s’est au préalable ruiné lui-même, ainsi une civilisation ne subit la tutelle d’une autre que lorsqu’elle a épuisé sa formule et n’a plus de forces vives à lui opposer. Les incidents qui marquent la dépossession d’une forme de gouvernement ou d’un idéal social par une puissance adverse restent intéressants à coup sûr, mais ces manifestations superficielles, qui sont le feuilleton de l’histoire, ne doivent en aucun cas masquer, pour l’homme qui réfléchit et croit à la logique des faits, la sourde lutte qui se livre dans les profondeurs de la réalité vivante entre les principes opposés qui se ruent éternellement les uns sur les autres. Car tout est lutte et tout est victoire ou défaite dans l’histoire. Les batailles du dehors ne sont que de faibles symboles des furieuses mêlées du dedans. « L’histoire universelle n’est pas le sol de la félicité », disait Hegel.

Si donc le triomphe d’une civilisation sur une autre n’est que l’aboutissement d’un conflit où s’est affirmée la supériorité de la première sur la seconde, ce qu’il importe avant tout de déterminer dans une étude comme celle que nous entreprenons, c’est la composition des forces en présence. Il faut arriver à reconnaître d’un côté les instincts et les institutions qui vont marcher à l’assaut, de l’autre, les formes de vie usées qui céderont devant leur impétueuse agression. C’est là le seul moyen de comprendre et de faire comprendre la nécessité et le sens de la lutte qui s’engage. Mais, en dehors de cette considération primordiale, et quand bien même on ne serait pas convaincu que tous les phénomènes historiques s’expliquent rigoureusement les uns par les autres, comment voudrait-on discerner les agents extérieurs de civilisation qui interviennent dans le développement d’une nation donnée, saisir leur orientation et mesurer l’étendue de leurs effets si l’on n’a, au préalable, assisté pour ainsi dire à leur naissance et à leurs premières manifestations d’énergie dans leur patrie primitive ? Donc toutes sortes de raisons nous imposaient la méthode comparative que nous avons adoptée, c’est-à-dire l’étude parallèle des deux civilisations en cause. Cette étude, hâtons-nous de le dire, nous ne l’avons pas conçue comme une histoire en partie double de la civilisation du Moyen- Age. Nous nous sommes bornés d’un côté comme de l’autre à déterminer aussi nettement que possible les tendances caractéristiques qui s’affirmaient en France et en Allemagne, sans prétendre épuiser toutes les conséquences d’ordre divers qui en sont résultées ni étendre notre sollicitude aux faits indifférents à la question qui nous occupait immédiatement.

C’est ainsi que les forces de progrès et d’attaque de la société française nous ayant paru s’incarner au XI° siècle dans la Féodalité et la Réforme monastique, nous avons laissé de côté la Royauté, non qu’elle nous semblât jouer un rôle nul, mais parce que son entrée en scène, en tant que facteur de civilisation, se produira plus tard, et que, dans le conflit des idées françaises et allemandes, elle n’a tenu qu’une place secondaire. Au contraire la monarchie allemande, en qui se résumait toute la force de la nation, a été mise par nous au premier plan.

Telle est l’idée générale qui nous a guidé. Dans le détail notre plan a été des plus simples. Prenant successivement les quatre ordres d’activité principaux dans lesquels s’affirmera au XII° et au XIII° siècle la supériorité de la civilisation française sur la civilisation allemande : la politique, l’organisation sociale, la littérature et l’art, nous avons tenté de dégager dans chacun d’eux dès l’époque antérieure les raisons de l’affaiblissement des institutions allemandes, celles du progrès des institutions françaises correspondantes pour montrer ensuite l’inévitable mouvement offensif des secondes contre les premières et signaler les obscurs succès remportés dans cette période préparatoire, qui expliquent les éclatantes victoires de l’ère « courtoise ».

Et, sans que nous le demandions, de cet examen conduit avec la prudence la plus méticuleuse, s’est dégagée bientôt pour nous la notion très nette que, dans tous les domaines envisagés, c’étaient en somme les mêmes causes qui rendaient compte de la décadence d’un côté, de l’ascension, de l’autre. Ainsi il nous devenait peu à peu possible de faire planer au-dessus des factices divisions introduites par l’analyse dans l’inextricable masse des faits pour les commodités de l’étude, l’idée d’une solidarité générais et absolue de tous les phénomènes étudiés. Cette constatation, la plus satisfaisante pour l’esprit qu’on puisse faire, nous a non seulement permis de fonder solidement l’unité de cet ouvrage, mais elle nous donne l’espoir que les conclusions en pourront paraître à certains aussi intéressantes pour la psychologie des deux peuples, dont nous retraçons le premier grand conflit moral, que pour l’histoire proprement dite de leur civilisation. C’est là un résultat auquel il serait téméraire de prétendre en toute occasion mais qu’il faut accueillir avec joie lorsque les faits l’apportent en quelque sorte d’eux-mêmes.

Le lecteur comprendra sans peine pourquoi nous avons intitulé cet ouvrage les Origines de l’Influence française en Allemagne. Ce n’est certainement pas à l’époque étudiée ici que, pour la première fois, notre civilisation est intervenue dans les destinées du peuple voisin. Déjà les Celtes ont été à bien des égards les initiateurs des Germains.Aux siècles gallo-francs, sous les rois mérovingiens et carolingiens, c’est encore de chez nous que la plupart des progrès, qui ont fait entrer l’Allemagne dans la communauté des nations civilisées, sont venus. Mais, si étroit que soit le lien qui rattache la France et l’Allemagne modernes aux groupes humains dont il est question dans ces deux périodes, on ne saurait vraiment parler de Français et d’Allemands avant la fin du ix° siècle. Pendant toute la durée de la monarchie gallo-franque les deux races ont constitué une seule et même nation. D’autre part, notre histoire purement française est coupée en partie de l’antiquité celtique par les invasions germaniques, l’adoption du christianisme, la conquête romaine.

C’est seulement au moment de la dislocation de l’empire de Charlemagne, que tous les éléments qui devaient composer la France actuelle se sont trouvés réunis dans une formation nationale précise, livrée désormais à ses propres lois. Il en va de même pour l’Allemagne, C’est là, si nous ne nous trompons, l’heure de la naissance des deux grands peuples dont la rivalité politique et morale remplira l’histoire moderne. Nous méconnaissons d’ailleurs si peu la solidarité de la France moderne avec la Gaule franque ou celtique que nous avons essayé dans l’Introduction de cet ouvrage, de suivre la pénétration des idées et des mœurs de notre race chez le peuple voisin depuis les origines lointaines des deux nationalités jusqu’au milieu du ix° siècle.

Le présent travail est le résultat de longues lectures et de longues réflexions. Cependant nous ne le publions pas sans hésiter. Les temps dont il essaie de pénétrer le mystère sont si complexes, si obscurs en certaines de leurs parties, et, d’autre part, l’objet de nos recherches était si vaste que nous aurons souvent besoin de toute l’indulgence du lecteur. D’autres, mieux que nous, eussent été à même de se tirer avec honneur de cette tâche. Les circonstances, et aussi de très anciennes prédilections, nous ont conduit à l’entreprendre. Nous serions satisfait si nous avions réussi à attirer l’attention sur le problème à peine effleuré jusqu’ici de l’expansion civilisatrice de la France, problème capital, qui est en somme le plus important de l’histoire morale et matérielle du monde moderne, lequel a été en grande partie créé par l’effort français. Connaître et apprécier l’étendue de cet effort, c’est d’ailleurs le seul bénéfice que retirera jamais notre peuple de ses peines passées, à moins qu’il n’apprenne, en retrouvant chez ses ancêtres les mêmes instincts fondamentaux qui le guidaient encore il y a un siècle dans sa grande Révolution, à mieux juger certaines périodes de son histoire que le parti-pris et l’ignorance ont tout fait pour lui rendre odieuses, et qui sont siennes comme les souffrances d’hier, les espoirs de demain, l’idéalisme généreux et prodigue de toujours.

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