source : http://etudesromanes.revues.org/


Paul Aubert, « La France : un intermédiaire culturel pour les Espagnols au tournant du siècle (1875-1918) », Cahiers d’études romanes [En ligne], 6 | 2001, mis en ligne le 30 septembre 2013, consulté le 22 juillet 2015. http://etudesromanes.revues.org/203


RÉSUMÉ

Par-delà la dépendance matérielle, diplomatique et culturelle de l’Espagne vis-à-vis du pays voisin, sur laquelle se fondent des relations inégalitaires, et la cristallisation de représentations stéréotypées, qui réapparaissent en période de crise, un malentendu franco-espagnol demeure. Celui-ci persiste tout au long du régime de la Restauration, tant au niveau officiel que dans les milieux intellectuels. Le débat passionné qu’il suscite cache une perte d’influence de la France à la veille de la Première Guerre mondiale. Cependant, si un séjour à Paris de nombreux intellectuels et artistes espagnols les oblige, par contraste, à jeter un regard nouveau sur la société espagnole, la vision qu’ils ont de la capitale française (perçue à la fois comme capitale européenne, ville latine et ville cosmopolite) les fait entrer dans la modernité, et donne à l’Espagne des raisons d’assumer son présent.


Plan

  1. De la “chronique de Paris” à la constitution d’un réseau de correspondants
  2. La France : symbole de la modernité
  3. Une perte d’influence de la France
  4. Images dominantes et représentations stéréotypées
  5. De l’affaire Dreyfus à l’affaire Ferrer
  6. Deux France : la réactionnaire et la libérale
  7. Complot en deçà, répression au-delà des Pyrénées
  8. Attraction et répulsion
  9. Conclusion

PREMIÈRES PAGES

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, le sud de la France, l’Italie et l’Espagne font partie de ce grand tour que la haute bourgeoisie européenne, et notamment britannique, conseille à ses enfants. Cependant, vers 1860 on constate que, si l’Espagne fait toujours rêver les Européens, le rêve n’est plus le même. Les Espagnols exploitent assez mal le filon touristique. Les villes thermales espagnoles rapportent quatre fois moins que les françaises. Des représentants de commerce parcourent aussi la péninsule qui, si elle ne cesse pas d’être une réserve exotique (Rémy de Gourmont vit en elle “le Tibet de L’Europe”), est perçue désormais comme un marché à prospecter : les voyageurs romantiques ont fait place aux hommes d’affaires. Une relation de dépendance s’instaure entre une Europe industrielle et une Espagne périphérique pourvoyeuse de matières premières. Devenue front pionnier – premier exportateur mondial de matières minérales non énergétiques –, pays semi-colonisé qui exporte des matières premières et importe des produits manufacturés, l’Espagne, qui cherche à imiter, par un développement scientifique, le redressement d’autres pays européens victimes d’une humiliation au cours du siècle, comme la Prusse de 1808 et la France de 1870, se tourne vers Paris.
L’Europe est plus qu’une panacée ou un objet d’émulation, c’est une réalité économique et technique qui exerce une forte influence en Espagne. Par-delà l’attraction pour la pratique néo-positiviste de la psychologie comparée des peuples, récemment mise à la mode en France par Alfred Fouillée et en Espagne par certains krausistes, comme Manuel Sales y Ferré, et ensuite par Rafael Altamira, la nouvelle génération s’efforce de situer le pays dans l’Europe de son temps. La Psicología del pueblo español de Rafael Altamira, qui paraît en 1902, la même année que la traduction espagnole de l’ouvrage d’Alfred Fouillée, porte la marque du Discours à la nation allemande de Fichte. L’interrogation du groupe de 98 sur la place de l’Espagne dans les évolutions du monde et du continent s’inscrit dans ce mouvement d’introspection inauguré en France par Les origines de la France contemporaine d’Hyppolite Taine ou La réforme intellectuelle et morale d’Ernest Renan. Enfin, les idées de la Révolution française sont la référence suprême qui alimente, en Espagne, le discours réformiste de la plupart des hommes de progrès.
Plusieurs facteurs contribuent, au début du siècle, à changer la vision que les Espagnols ont du monde extérieur. D’une part, depuis 1905, les grands quotidiens disposent d’un réseau de correspondants dans les grandes capitales européennes. D’autre part, dès 1907, la Junta para Ampliación de Estudios, fruit de la ténacité de José Castillejo et de la collaboration de Francisco Giner de los Ríos et de Romanones envoie les meilleurs étudiants travailler avec les grands maîtres européens. L’objectif était, selon Ortega, de “nationaliser les influences européennes”. C’était moins ambitieux mais plus réaliste que le souhait d’Unamuno qui consistait à exiger une réciprocité immédiate.

De la “chronique de Paris” à la constitution d’un réseau de correspondants

Les premières années du XXe siècle représentent une période au cours de laquelle l’information internationale, qui arrive en Espagne, change de nature. Cette transformation s’explique pour des raisons techniques mais elle illustre également la volonté des directeurs de journaux d’en finir avec le monopole de l’agence Havas.

Grâce à la création des agences de presse, au milieu du XIXe siècle et au développement des moyens techniques d’information, l’événement s’est transformé en nouvelle. Celle-ci est devenue une marchandise aux mains des agences de presse qui contrôlent le marché journalistique mondial qu’elles se sont réparties vers 1870 : Havas en France, Reuter en Angleterre, Wolff en Allemagne et la Associated Press aux États-Unis. Avec la constitution des grandes entreprises et la concentration capitaliste, qui permettent l’acquisition de nouvelles rotatives, le tirage des journaux augmente et leur présentation graphique change. Les grands titres peuvent occuper cinq colonnes à la une ; la masse de l’information, jusqu’alors disposée verticalement, acquiert une dimension horizontale, qui permet de souligner le caractère extraordinaire des événements commentés. Les correspondants à l’étranger s’efforcent de satisfaire la soif d’information née au tournant du siècle pendant le conflit hispano-américain ou lors du siège de Pékin, et amplifiée par la Grande Guerre. Le public est soudain projeté en pleine contemporanéité, assailli par une grande quantité d’informations et d’images qui proviennent souvent de pays dont il ignore jusqu’à l’existence.

Au début du siècle, les grandes agences alimentent la plupart des journaux, qui ne parviennent pas à se doter de leurs propres sources d’information. Ces entreprises monopolistes sont donc courtisées par les gouvernements, qui insistent pour voir diffusées les versions qui leur sont le plus favorables, et par les journaux qui exigent la communication de nouvelles toujours plus sensationnelles.

Or l’Espagne est en retard, à cet égard, sur le reste de l’Europe. Ses journaux négligent la diffusion des notices universelles constituées le plus souvent par les guerres ou les différends diplomatiques. Les nouvelles brèves qui constituent l’information internationale sont signées par l’agence Fabra, succursale d’Havas. La chronique étrangère de quelques grands journaux est de bonne tenue : La Correspondencia de España, El Imparcial, El Liberal et Heraldo de Madrid, à Madrid et El Diario de Barcelona sont comparables, à cet égard, à leurs homologues européens. Ils reçoivent un traitement de faveur de l’agence Havas qui leur fournit – au prix de soixante francs les mille mots – des dépêches qui ne figurent pas dans la sélection donnée à Fabra. Mais ce monopole était devenu gênant. Par exemple, l’Espagne fut informée de la Guerre de Cuba à travers l’agence Havas et Paris avait fini par se convertir en plaque tournante de l’information internationale. À tel point que certains rédacteurs avaient mis au point une méthode de substi­tution qui consistait à attendre l’arrivée du train de nuit de Paris afin d’em­prunter au contrôleur la presse parisienne de la veille au soir.

Vers 1880, les revues et les quotidiens espagnols se font un devoir d’inclure dans leurs colonnes une “Chronique de Paris” rédigée par un corres­pondant installé dans la capitale française. C’est ainsi qu’au début du siècle, Ricardo Blasco est à Paris pour La Correspondencia de España, Enrique Gómez Carrillo pour El Liberal, Mar pour El Imparcial, Louis Bonafoux pour Heraldo de Madrid. Ces journalistes affirment leur indépendance par rapport aux agences (à l’exception de Blasco qui collabore avec Havas) et leurs chroniques supplantent, dans les pages des journaux, les dépêches fournies par Nilo Fabra.

C’est pourquoi, en 1900, les journaux sont décidés à mettre un terme au monopole d’Havas et utilisent les services de ces correspondants, qui envoient souvent une information plus détaillée et davantage conforme au goût et à l’idéologie du journal, pour faire pression sur cette agence de presse. Les directeurs des quatre grands quotidiens précédemment cités résilient, à la fin de 1900, leur abonnement auprès des agences Havas et Fabra pour le renouveler au printemps 1901, après que l’agence parisienne a réduit ses tarifs. Cet épisode illustre le rôle prépondérant d’Havas – qui dura jusqu’en 1940 – mais confirme le rapprochement des journaux du futur “trust” libéral. Ce n’est qu’après 1900 que des journaux ou des revues comme El Imparcial, La Lectura,Nuestro Tiempo etc. envoient des informateurs à Berlin ou à Londres (Ramiro de Maeztu fut l’un d’eux). C’est un véritable réseau qui se met en place. La Correspondencia de España, qui couvre, dès 1905, la guerre russo-japonaise fait à cet égard figure de pionnier. Ensuite, en 1907, Pérez de Ayala est à Londres où il est remplacé, en 1908, par Ramiro de Maeztu. Grâce à leurs chroniques, les lecteurs espagnols purent avoir une autre vision de la société occidentale que celle qui parvenait jusqu’alors exclusivement de Paris.

Auparavant, les comptes rendus de revues se limitent le plus souvent à un catalogue commenté de titres français : l’exemple de l’éphémère Revista Nueva (1899) est à cet égard presque caricatural. L’entreprise de José Lázaro Galdiano, fondateur, en 1889, de La España Moderna, dont l’ambition est, d’une part, de doter son pays d’une revue de taille internationale, comparable à la Revue des deux mondes, et d’autre part, d’introduire en Espagne, en créant une maison d’édition, les œuvres significatives du mouvement intellectuel européen, mais aussi les difficultés qu’il rencontra, faute de public, n’en sont que plus exemplaires.

L’Espagne perçoit donc le monde à travers un regard français, celui de l’agence Havas qui a le monopole des nouvelles qui parviennent dans la péninsule. Après l’échec de la tentative des journaux espagnols pour mettre un terme à cette situation, au tournant du siècle, l’Allemagne organise, en 1905, son propre service d’information, à l’issue de la crise d’Agadir, afin de contrecarrer l’hégémonie française. Notre propos n’est pas de revenir sur ce changement d’attitude de l’Allemagne ni sur l’organisation de son œuvre de propagande, mais de souligner que c’est au même moment que les journaux espagnols commencent à accorder une attention plus grande aux nouvelles qui viennent de l’étranger et s’efforcent d’avoir leurs propres informateurs.

Les correspondants de presse, ces jeunes gens qui, à leurs débuts, n’avaient pas trouvé leur place dans la société espagnole, furent donc, au cours du premier tiers du XXe siècle, des vecteurs d’idéologie qui contribuèrent à l’ouverture idéologique de l’Espagne et forgèrent une vision sublimée de l’Europe. Ils diffusèrent depuis Paris l’image d’une France perçue comme lieu de culture, de science, de justice et de démocratie.


La France : symbole de la modernité

La prolifération de ces correspondants de presse illustre le désir d’ouverture d’une Espagne qui, sans renoncer au protectionnisme économique que lui impose l’évolution de l’économie européenne vers 1890, est lasse de l’attitude de repli définie par Labra, mise en pratique par Antonio Cánovas del Castillo et Segismundo Moret, puis théorisée par Ganivet au nom de la géopolitique et d’une conception essentialiste de l’Histoire. Ce mouvement d’ouverture vers l’Europe s’accompagne, à la fin de la première décennie, de la création de la Junta para Ampliación de Estudios qui, en envoyant les meilleurs étudiants finir leurs études à l’étranger, entend former une élite capable de mettre la culture espagnole au niveau européen.

La concession du Prix Nobel de Médecine à Ramón y Cajal en 1906 (plus sans doute que celle du Prix Nobel de Littérature à José Echegaray en 1904 et à Jacinto Benavenete en 1906) symbolise la reconnaissance internationale de ce renouveau scientifique et culturel que la création du Ministère de l’Instruction Publique en 1900 prétendait provoquer, tandis que Giner de los Ríos toujours en marge du système insistait sur la nécessité d’une réforme morale en des termes qui semblaient issus de l’essai intitulé, La réforme intellectuelle et morale de la France, qu’Ernest Renan publia en 1871, après la défaitre de Sedan et suggéraient que cette réforme serait le fruit de l’assimilation de la culture européenne.

La création de La Junta para Ampliación de Estudios en 1907, indique que cet idéal a encore progressé. Elle envoie à partir de 1910 cent vingt étudiants étudier à l’étranger. Si ceux qui étudièrent la philosophie en Allemagne furent sans doute ensuite les plus influents, on attribua, entre 1910 et 1919 autant de bourses pour aller en France (277) que pour se rendre dans ce pays (271). Contrairement à une idée reçue, la philosophie occupa une place quantitativement négligeable parmi les matières pour lesquelles une bourse fut octroyée, au premier rang desquelles figuraient la pédagogie et la médecine. La junta permit également à des universitaires prestigieux de participer à des congrès internationaux.

La dépendance de l’Espagne vis-à-vis de la France est autant technique et intellectuelle que littéraire. Presque tous les mouvements d’idées, sauf, il est vrai, le krausisme, viennent de France (même Hegel a été lu en Espagne grâce à une traduction française). Lorsque celle-ci n’est pas le modèle à imiter, elle reste l’intermédiaire nécessaire. Au moins jusqu’en 1900, tous les auteurs, même ceux qui comme Giner de los Rios ne se sentent pas attirés par l’esprit français, le reconnaissent. Presque tous les manuels de droit, de médecine, de sciences sont français. Et l’on se résout à hispaniser par une opération de traduction un savoir étranger. Même les dictionnaires sont importés de France, de chez Garnier (où travailleront, en 1899, les frères Machado). La France symbolise donc, en Espagne, la culture occidentale, voire cosmopolite. C’est elle qui transmet les influences étrangères et leur donne forme. Presque toutes les traductions passent par la France, même si l’on remarque, après la défaite de Sedan, en 1870, que celle-ci ne transmet presque plus rien de sa propre production. La connaissance de la littérature française donne toujours accès aux valeurs culturelles modernes, absentes de la production espagnole. Le jeune Clarín en est conscient, lorsqu’il dresse, en 1881, le portrait de sa génération :

Ahora los muchachos españoles somos como la isla de Santo Domingo en tiempo de Iriarte : mitad franceses, mitad españoles ; nos educamos mitad en francés y mitad en español, y nos instruímos completamente en francés. La cultura moderna que es la que con muy buen acuerdo procuramos adquirir, aún no esta traducida al castellano…

Unamuno, par exemple, reconnaît également avoir découvert la pensée européenne à travers les auteurs français. Et l’on sait que Pío Baroja lut Nietzsche pour la première fois dans une traduction française de Max Nordau. Si bien que Díez Canedo, traducteur de poètes français, conseillait la résignation à ceux qu’irritait cette influence prépondérante :

No nos indignemos, pues contra los influjos que vienen de Francia, sobre todo porque apenas podemos recibir otros. Los que en España aman a Tolstoi a Nietzsche, a Carlyle, a Ibsen, copnfiesen si no los han leído en francés, al principio por lo menos. Los que hayan podido gozar de las otras literaturtas en las lenguas que nos son propias, declaren si no han visto a Rousseau en Tolstoi, a Stendhal en Nietzsche, a Hugo en Carducci, a los naturalistas franceses en Hauptmann. Huímos dede Francia y con Francia nos encontramos por todas partes.

La plupart des doctrines se constituent par rapport à des influences idéologiques reçues de France : fédéralisme (Pi y Margall, qui étudia les matérialistes et socialistes utopiques français, est le traducteur de Proudhon) ; libéralisme, républicanisme, socialisme, puis marxisme, après le séjour à Paris de José Mesa, traducteur de Marx et Engels, et à travers Guesde, Deville et Lafargue ; catholicisme social, représenté notamment par Eduardo Sanz y Escartín, Pedro Sangro y Ros de Olano et le Vicomte de Eza, au niveau théorique, et par les Cercles Catholiques du Père Vicent, sur le plan pratique ; mais aussi traditionalisme, depuis l’influence de Joseph de Maistre, de Louis de Bonald, sur Donoso Cortés et Jaime Balmes, en particulier, ou d’Hyppolite Taine, dont l’œuvre fut la Bible des conservateurs, jusqu’à celle de “L’Action Française”. La pénétration des idées européennes fut favorisée par la libéralisation du régime et la reconnaissance de la liberté d’expression, après l’arrivée de Sagasta au pouvoir en 1881.
La France est à la fois un modèle politique (la reconnaissance du principe constitutionnel, la définition des garanties constitutionnelles, sont le fruit d’une influence française, comme la Constitution de 1876, la loi Sagasta de 1883 sur la presse ou celle de 1887 sur les associations, présentée par les traditionalistes comme un héritage de la Révolution Française, “un plagiat de la loi jacobine française”) et administratif (les gouvernements espagnols sont soupçonnés de pratiquer, après 1875, un centralisme inspiré de l’exemple français – le carliste Vázquez de Mella accusera Cánovas d’être un continuateur de la politique de Murat – et admirent un temps l’armée de Lyautey ou de Pétain). On doit également à la France – mais conjointement avec d’autres pays européens – l’exemple du réformisme social et de l’intervention de l’État, avec l’élaboration d’une législation ouvrière, à laquelle s’intéressera le gouvernement espagnol. La création du Musée Social de Paris en 1894, par le Comte de Chambrun, puis celle du Ministère du Travail en 1899, et de l’Office du Travail par lesquelles la bourgeoisie manifestait sa préoccupation pour les questions sociales et son désir de faire quelques concessions aux idées socialistes, trouvent un écho favorable en Espagne, après le voyage en Europe de J. Uña y Sarthou en mai 1902 avec la fondation de l’Instituto de Reformas Sociales, en avril 1903, par Silvela qui reprenait à son compte un projet de Canalejas, et prolongeait l’œuvre de la Comisión de Reformas Sociales, d’ascendance krausiste, créée en décembre 1883 par Moret dont la tâche était d’informer les gouvernants sur la situation du mouvement ouvrier.
L’influence étrangère se manifeste également dans le domaine des sciences sociales et en matière d’éducation, d’autant plus que l’intellectuel réformiste est persuadé que la solution aux maux de la patrie est essentiellement pédagogique. Bien qu’il soit abusif de croire que cette européanisation constitue, dans ce domaine, une nouveauté – elle s’affirme, en premier lieu, à travers l’Institución Libre de Enseñanza – et encore moins une panacée et bien que cette influence semble être d’abord allemande (les idées de Froebel sur l’enfant sont essentielles, celles de Natorp sur la socialisation de l’enseignement également), on ne peut négliger l’apport initial d’un double courant d’origine française, positiviste utilitariste et néo-humaniste représenté par des personnalités comme Michel Bréal, pour l’enseignement des langues, ou Alfred Fouillée, pour la psychologie (auquel s’intéressa Posada), ni celui des partisans de la réforme pédagogique comme Pécaut, Compayré, Buisson, Guillaume, Bert, Marion, Spuller, Gréard, Jaurès, Binet etc., grâce à l’action du Museo Pedagógico Nacional, créé par Cossío, en 1882 (sur le modèle de ceux qui avaient été projetés en Europe, en Allemagne dès 1851 avant sa fondation en 1877 à Berlin ou en France en 1872 avant sa création par Jules Ferry en 1879) et qui fut en contact permanent avec les grands pédagogues européens. Nombreux furent, par ailleurs, les universitaires espagnols qui complétèrent, à la fin du XIXe siècle, leur formation en France, depuis Machado Núñez, le grand-père des poètes (qui étudia à Paris avec Mateo Orfila et fut l’un des introducteurs du darwinisme en Espagne), jusqu’au docteur Simarro (également darwiniste notoire qui contribua au succès du positivisme en Espagne et fonda le premier laboratoire d’Anthropologie expérimentale appliquée à l’éducation), élève de Charcot en psychiatrie et de Ranvier en histologie ; sans oublier plus tard les boursiers de la Junta para Ampliación de Estudios, créée en 1907 par le ministre libéral Amalio Gimeno, afin de permettre à une élite de mettre la culture espagnole au diapason de la culture européenne, Manuel Azaña, Julián Besteiro, Antonio Machado, Luis de Zulueta, Luis Jiménez de Asúa ou Salvador de Madariaga (diplômé de l’École des Mines de Paris), etc.
Les allusions constantes au mouvement de rénovation pédagogique français eurent l’avantage de donner pour exemple aux régénérationnistes espagnols – et ceci jusqu’après 1898 – le sursaut national qui se manifeste sous l’égide d’Ernest Renan et d’Edgar Quinet, qui publient respectivement en 1872, La réforme intellectuelle et morale et La République. Conditions de la régénération de la France. D’autant plus que cette crise de conscience trouva une expression politique dans un républicanisme, qui postulait une éducation scientifique et laïque, et une traduction philosophique dans un courant néo-humaniste, qui ne manquèrent pas d’impressionner les rénovateurs espagnols. Cette influence fut amplifiée et diversifiée par la présentation de la thèse de Luis de Zulueta sur Rousseau, en 1910, ainsi que par ses traductions des essais pédagogiques de Montaigne en 1916, ou par les observations faites par Lorenzo Luzuriaga, en 1913, au cours de ses voyages en France et en Allemagne ou par Castillejo en Allemagne et en Angleterre. Après avoir dressé un bilan de la situation scolaire espagnole et confronté les budgets de l’État espagnol à ceux des autres pays européens, Luzuriaga se livre à une étude comparée des problèmes qui s’y posent et des solutions qui y sont apportées, à un moment où l’Angleterre et la France reconnaissent la supériorité du système centralisé et où certains pédagogues allemands luttent pour obtenir une éducation plus libérale. Mais il préfère cependant les réalisations françaises aux théories allemandes, car la pédagogie française lui semble plus sociale. C’est pourquoi, bien qu’il soit persuadé que le système éducatif français a toujours été l’unique source d’inspiration des réformes réalisées en Espagne, il reprochera aux responsables des départements ministériels de n’avoir jamais pris la peine de lire les auteurs français.
La France est donc aussi une référence – il est sans doute exagéré de parler de modèle – philosophique et culturelle qui en fait le symbole de la modernité, sinon la détentrice d’une mission civilisatrice. D’origine française, comme le positivisme, le naturalisme ou le symbolisme, ou non, comme le romantisme ou le darwinisme, tous les mouvements parviennent en Espagne grâce à la médiation française, souvent d’ailleurs tardivement, avec tous les inconvénients que suppose l’anachronisme, car les textes fondamentaux sont reçus bien après les impressions ou les critiques qu’ ils ont suscitées (ainsi, par exemple, le roman de Zola L’Assommoir, critiqué dès 1877, ne fut traduit en Espagne qu’en 1880). À tel point que l’on avait fini par oublier, comme Ortega ne manquera pas de le rappeler, que le XIXe siècle politique français, malgré les apparences, fut plutôt conservateur. Il n’en reste pas moins que l’on assiste, sous le poids de l’influence française, à une véritable révolution des idées en Espagne entre 1875 et 1885 environ, même si celle-ci traduit davantage l’aboutissement d’inquiétudes autochtones ou d’analogies qu’un véritable mimétisme.

Une perte d’influence de la France

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Lire la suite : http://etudesromanes.revues.org/203#tocto1n3

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