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AVANT PROPOS
Les relations franco-russes ne datent pas d’hier: elles ont bientôt mille ans. C’est au XIe siècle que remontent les premières visites de Français en Russie, alors la Russie de Kiev. En 1049 l’évêque de la ville de Meaux, Gautier, y vint à la tête d’une importante délégation de nobles français pour demander la main de la princesse Anna, fille de Yaroslav. Celle-ci deviendra la reine de France en épousant Henri Ier. Suivit une époque où les deux pays s’ignorèrent presque complètement jusqu’à l’ouverture progressive de la Russie à l’Occident, par ses marchés et sa culture. Les échanges s’intensifient surtout à partir de la fondation, en 1703, de Saint-Pétersbourg, symbole d’une nouvelle étape dans la vie de ce pays. Ces relations aboutirent à la conclusion en 1892 d’une alliance franco-russe. Appelé par les besoins politiques du moment, ce traité ne sera pas moins un point de départ d’un intérêt marqué en France pour la Russie, entraînant l’implantation de sociétés et d’institutions françaises à Saint-Pétersbourg, à Moscou et dans d’autres villes russes, en commençant par les usines Renault jusqu’à l’Alliance française ou l’Institut français…
Le XVIIIe siècle fut un moment fort de ces relations. La Russie, quoique très éloignée de la France, entrait en Europe et comptait désormais parmi les pays qui attiraient les Français. Ceux-ci y trouvaient souvent un revenu convenable et parfois une deuxième patrie. Forts de leur bagage culturel, ils y allaient en véritables «missionnaires de l’esprit nouveau», selon le mot d’un historien. Leur influence sur la culture russe de cette époque est indéniable. Architecture, peinture, enseignement, commerce, génie civil, art militaire, les Français avaient leur mot à dire dans tous les domaines. Perruquier, baigneur ou doreur joaillier, créateur de la couronne du Tsar, marchand, trafiquant de livres interdits ou membre du secret du Roi, maître de danse, gouvernante ou coiffeuse, prêtre non jureur du temps révolutionnaire, président de l’Académie des beaux-arts, membre de l’Académie des sciences, directeur des bibliothèques impériales ou directeur des manufactures russes, tous sont français et sont arrivés en Russie au XVIIIe siècle. Leurs destins et leur œuvre en Russie étudiés par de nombreux spécialistes russes et français vous sont livrés aujourd’hui dans ce dictionnaire.
Cet ouvrage présente les notices biographiques de tous les personnages de l’immigration française en Russie au XVIIIe siècle, précédées d’un large aperçu de l’histoire de la communauté française en Russie à cette époque. Cette collection unique d’informations est d’une valeur inestimable pour le chercheur, le généalogiste, le descendant de ces Français ou les curieux du sort des Français et de la culture française en Russie.
Chaque personne a fait l’objet d’un article particulier, rédigé par un historien russe ou français spécialiste d’un domaine (par exemple, la sculpture sur bois au XVIIIe) ou d’un personnage, et donnant un éclairage particulier sur ses conditions de vie, sur son œuvre, etc. Des informations variées sont organisées selon un schéma qui en facilite l’accès. Les sources exactes (références complètes de chaque document ayant servi, parmi lesquels des archives russes et françaises jusqu’alors inexploitées) sont données pour chaque entrée. On trouvera également des index détaillés facilitant l’accès aux notices: par activité (marchand, libraire, précepteur, artisan, militaire), par lieu d’origine, par lien d’attachement avec les grandes familles russes, etc. Des plans de Moscou et Saint-Pétersbourg permettront de se retrouver dans la «Petite France» sur les bords de la Neva ou sous les murs du Kremlin. L’ensemble permettra au lecteur de mieux appréhender le destin de la culture française en Russie, dans les œuvres, les communautés, les vies humaines, les réseaux d’amitié, etc.
Introduction.
Les Français en Russie au XV IIIe siècle,
un aperçu historique
Pour la Russie, le XVIII° siècle fut une période d’apprentissage acharné et d’acquisition de connaissances. Il lui fallut beaucoup apprendre: l’art de construire les bateaux, de faire la guerre à l’européenne, de peindre les tableaux, de guérir les maladies, de construire des maisons… Les ressortissants de l’Europe occidentale furent ses premiers enseignants. Des Européens de toutes nations participèrent à cette grande entreprise et œuvrèrent en Russie dés l’époque de Pierre le Grand, le réformateur de l’État russe. Parmi eux, les Français occupèrent une place importante, malgré leur nombre insignifiant au début du siècle et encore modeste à sa fin: ils surent marquer par leur talent la société russe de cette époque et apportérent leur pierre à la construction du nouvel État russe.
Cette émigration eut lieu « quand l’Europe parlait français ». La langue française était devenue indispensable : elle ouvrait les portes de la bonne société et donnait accès à la plus grande littérature qu’on pourrait appeler française si elle n’avait été publiée aux quatre coins de l’Europe par des auteurs d’origines les plus diverses. La Russie ne pouvait pas rester à l’écart de ce mouvement. La noblesse russe, dans son désir de s’initier à la culture européenne, choisit la seule langue véhiculaire de l’époque, parlée aussi bien à la cour de Versailles qu’à celle de Frédéric le Grand ou de Marie-Thérèse. Certaines professions furent désormais réservées aux Français : dans une maison de la grande noblesse, un bon cuisinier ne pouvait être que français. Le goût et le style français s’imposèrent partout en Europe, sans concession, et atteignirent la Russie dans le deuxième quart du siècle. De plus en plus, des Français furent engagés par les seigneurs russes: ils les coiffaient, ils élevaient leurs enfants, ils étaient devenus leurs cuisiniers, leurs peintres…
Les domaines d’influence des Français ne coïncident pas exactement avec ceux des Allemands, des Anglais ou des Italiens. Ainsi, les Britanniques sont pratiquement absents de l‘enseignement en Russie au XVIII° siècle, alors que les Français, à côté des « Allemands » bien sûr, ont marqué durablement l’école primaire et secondaire, publique et privée; mais les Français, les artistes mis à part, sont très peu nombreux dans l’Université, sinon comme professeurs de français, à la différence de leurs confrères germanophones; les Britanniques, quant à eux, ont excellé dans le négoce et ont donné plusieurs grands médecins.
Les comparaisons de ce type pourraient être multipliées et prouvent que l’étude de la présence française en Russie est un domaine historique particulier, avec ses propres interrogations. Et aussi avec sa propre histoire.
En raison de leur notoriété, l’œuvre de certains Français de Russie a déjà été étudiée dans son entier. C’est le cas de l’architecte Jean-Baptiste VALLIN DE LA MOTHE à qui sont consacrés articles et monographies. Sans aucune prétention à renouveler le sujet, on a tenté d’apporter des éléments nouveaux. Il en est de même pour certains aspects de la culture française en Russie déjà amplement étudiés, comme l’histoire des relations diplomatiques des deux pays et celle du corps diplomatique français en Russie. On pourrait citer d’autres exemples.
Toutefois, il est à peine exagéré d’affirmer que l’histoire des Français en Russie reste en grande partie à découvrir. En effet, exception faite de la face visible de l’émigration française, que sait-on au juste sur tous ces Français qui sont allés en Russie au XVIII° siècle et y ont fondé des pensions, construit des bateaux, soigné des malades ou vendu des livres et à qui revient, en partie, le mérite de l’européanisation de la société russe ? Un lecteur averti pourrait invoquer les travaux de plusieurs historiens français et russes de la fin du XIX“ et du début du XX“ siècles, qui se sont attachés à étudier l’histoire des Français en Russie dans leur ensemble. En effet, L. Pingaud, É. Haumant, D. Kobeko, E.-V. Veuclin ou F. Tastevin, pour ne citer qu’eux, ont beaucoup fait avancer l’étude de cette question. Chacun mériterait un long article, tant leur apport est important. Pour résumer en quelques mots les qualités de ces précurseurs, on peut dire qu’ils ont montré que l’émigration française en Russie au XVIII“ siècle fut un facteur de changement de la société russe, que cette émigration ne se limita pas à quelques grands noms mais qu’à côté des artistes, il y eut des précepteurs et des commerçants, des comédiens et des musiciens; ils ont proposé une chronologie de l’histoire de la communauté française en Russie; ils ont réuni de nombreuses informations recueillies dans les archives du Quai d’Orsay (Pingaud et Veuclin), dans les mémoires et les collections historiques édités en Russie (Haumant), dans la presse russe de l’époque (Tastevin)… Mais plusieurs sources, russes et françaises, éditées ou inédites, leur sont restées inconnues. Par ailleurs, certains des auteurs cités avaient une conception assez élitiste de la culture, ce qui les empêcha d’accorder suffisamment d’attention aux professions «non créatrices»: les commerçants, les précepteurs, sans parler des cuisiniers et des coiffeurs, sont relégués à la dernière place quand ils ne sont pas simplement oubliés. D’autres leur accordent plus d’attention mais livrent souvent l’information à l’état brut. Il serait injuste de passer sous silence les historiens allemands qui se sont attachés à étudier l’émigration des protestants français en Russie: nous pensons tout particulièrement à E. Amburger et à J. Kämmerer.
Il a donc semblé opportun, tout en reprenant ces études, de les analyser et de compléter, principalement à partir des sources inédites qui viennent des principales archives de Paris, Moscou, Saint-Pétersbourg et de quelques autres centres d’archives en France, en Russie, en Allemagne et en Ukraine. Le présent aperçu historique n’entend pas embrasser tous les aspects de la présence française en Russie au siècle des Lumières. Notre objectif était plus modeste: donner au lecteur une idée générale du développement de la communauté française en Russie, fournir quelques points de repères, rappeler les domaines qui furent particulièrement influencés par l’apport des Français résidant en Russie, enfin proposer des pistes de réflexion et de recherche sur la culture des Français expatriés au XVIII“ siècle ». L’approche qui a été privilégiée est celle d’une étude de la communauté des Français installée en Russie: son implantation, ses métiers, ses lieux de résidence, ses liens avec la population locale, son assimilation.