
REPRODUCTION DE LA PRÉFACE
Nul esprit cultivé n’ignore que la France a rendu d’énormes services à la civilisation du monde entier; c’est là un fait qui est ancré dans la mémoire publique et presque devenu un lieu commun. Michelet dit dans son Entretien des nations avec l’historien :
« Comme elle est paie, celte France ! — Elle a versé
« son sang pour vous. — Qu’elle est pauvre ! disent les
« nations. — Pour votre cause, répond l’historien, elle
« a donné sans compter, et n’ayant plus rien, elle a dit :
« Je n’ai ni or ni argent, mais ce que j’ai, je vous le
« donne, et c’est de quoi vous vivez. — Non, ce n’est
« pas le machinisme industriel de l’Angleterre, ce
« n’est pas le machinisme scolastique de l’Allemagne
« qui fait la vie du monde, c’est le souffle de la France. »
Et Guizot, d’ajouter dans son Histoire de la civilisation en Europe : « Il ne faut flatter personne, pas même son pays, mais je crois qu’on peut dire sans flatterie, que la France a été le centre, le foyer de la civilisation de l’Europe. »
Le fait, malgré les rivalités politiques, est également reconnu en Allemagne. Quiconque connaît les Allemands a certainement été frappé de l’attention démesurée, exagérée, qu’ils ont l’habitude de donner aux événements de l’Occident, de cette espèce de prestige historique, qui est comme un vieux pli de leur conscience populaire, dont ils entourent toute chose venant de l’ouest, vom gebildeten Westen, vom gebildeten Abendland, vieille et traditionnelle source de lumières ; et, par occident, ils entendent nettement désigner d’abord la France comme centre, puis, par extension, la Belgique, la Suisse, le Luxembourg et la Germanie rhénane, en un mot l’ancienne Gaule romaine.
Cependant, outre ces constatations, passées, à force d’être répétées, dans le langage banal, vous aurez beau fouiller les bibliothèques et les archives, autant chez nous qu’ailleurs, pour trouver une étude tant soit peu rationnelle sur cet intéressant sujet du rayonnement de la civilisation française à l’Étranger. Le problème sociologique est posé ; certes, la France a été le foyer des civilisations modernes, mais comment, de quelle manière, à quelle époque, dans quelle proportion, pourquoi, en raison de quelle loi sociologique a-t-elle ainsi travaillé au progrès général ou particulier de tel ou tel peuple ? Personne n’a encore songé à répondre à ces questions, aucun historien, aucun philosophe n’a encore cherché à établir aussi scientifiquement le bilan, la part de la France dans le grand travail des civilisations modernes. Augustin Thierry, dans ses Lettres sur l’Histoire de France insiste sur la nécessité de ce travail. Guizot, qui, même dans son Histoire de la civilisation en Europe, où il aurait dû la traiter du moins dans ses grandes lignes, ne fait qu’effleurer la question, donne cependant à entendre qu’il sera indispensable de l’élucider un jour. Auguste Brachet, dans sa belle Grammaire historique delà langue française se cantonnant dans sa spécialité, dit : « Ce serait un beau chapitre d’histoire littéraire à traiter que celui de l’influence de la littérature française à l’Étranger», mais il s’arrête à cette perspective. L’écho de sa voix n’a été entendu que par un ou deux spécialistes, insuffisamment documentés sur l’ensemble, pour résoudre môme ce côté particulier. Michelet, Duruy, Amédée Thierry, Gaston Paris, et bien d’autres encore, ont désigné ce travail, comme de première et de plus haute utilité nationale.
Chose bizarre, si, en France, on a reconnu l’importance de cette étude sans la faire, en Allemagne et en ce qui concerne ce pays, ç’a été le contraire ; ici elle a tenté plusieurs spécialistes, sans qu’elle soit un besoin national. Il est vrai que nul historien allemand ne saurait remonter à l’origine d’aucun courant, d’aucun facteur du développement de son pays, sans se heurter, pour ainsi dire, à la frontière française ; mais c’est tout en l’honneur de la science allemande que d’avoir résolument et ouvertement mis en lumière les sources et les racines françaises du progrès germanique. Ici encore, je le répète, aucun travail raisonné et d’ensemble n’existe; mais le nombre des différents domaines de la civilisation qui ont été étudiés est assez grand pour que l’ensemble ne présente plus trop de lacunes, et puisse se réunir facilement en un tout homogène. Les spécialistes, cependant, la plupart du temps, s’ignorent profondément les uns les autres : les archéologues d’art, — nous ne citons que les travaux saillants, qui ont fait école, — Sclinaase, Lûbke, Henri Otte, Dr Robert von Dohme, ont exposé le développement et l’importation de l’architecture romane et gothique en Allemagne, par les Pères de Cluny et les Frères de Cîteaux. E. Sackur, Fr. Winter, l’illustre Wattenbach, ont fixé et étudié la diffusion des Ordres monastiques français dans leur pays et ses conséquences morales au point de vue général. F. Wilhelm Rettberg, Dr Albert Hauck, dans son travail magistral, Dr S. Friedrich, historiens ecclésiastiques, nous ont donné, entre mille documents du plus haut intérêt pour la partie générale de la question, les itinéraires des missionnaires franco-romans, ou agents anglais des anciens rois de France, qui implantèrent le christianisme parmi les Germains aux VIIe, VIIIe et IXe siècles, y fondèrent les premières abbayes, les premiers évêchés et les premières écoles, centres primordiaux de toutes les lumières à venir. Le célèbre W. Wackernagel, Frédéric Dietz, l’illustre philologue des langues romanes, et, d’après eux, Aug. Koberstein, nous ont fait assister à la naissance de la littérature allemande, sous l’influence du souffle de la littérature chevaleresque française, au temps des Croisades. Le Tyrolien H. Denifle, Dr Alex Budinszky, ont étudié et mis en évidence la filiation entre les hautes écoles et les Universités françaises et celles allemandes, qui sont notre œuvre.
Un jour que j’entretenais de la question le regretté Léon Say, lui exposant mes craintes qu’aucun historien français n’entreprît de sitôt ce travail d’initiative qui ne relève d’aucune école et pour lequel il est nécessaire de puiser en soi et les forces — car il est pénible — et les règles, lui démontrant que les mérites de la France pour le développement des nations en général et de l’Allemagne en particulier risquassent fort ainsi d’être définitivement noyées dans les interprétations procédant des animosités politiques et du chauvinisme local dont les historiens ne peuvent que très rarement se défaire complètement, il me répondit : « Faites-le donc, commencez vous-même », et là-dessus me fit ressortir que, élevé en Allemagne, en parlant la langue, y ayant des parents et de nombreuses relations, m’y rendant souvent, de plus, y ayant puisé cette idée, y ayant constaté le fait, m’y étant instruit, renseigné, et documenté sur les sources et la manière de l’élucider, il me serait peut-être bien plus facile de le mener à bonne fin qu’à tout autre. Avec cette rapidité et cette lucidité d’assimilation qui le caractérisaient, il avait aussitôt embrassé toutes les conséquences de la thèse.
« La bourgeoisie, ajouta-t-il, arrivée au faîte de sa toute-puissance, y a apporté tous ses défauts originels : étroitesse d’esprit, égoïsme particulariste et casanier, chauvinisme borné, esprit de clocher, dilettantisme et absence d’esprit de critique, ignorance crasse et prétentieuse ; sous cette influence, nous risquons de perdre tout principe d’expansion et de nous réduire, de nous diminuer nous-mêmes numériquement et qualitativement aux proportions d’un peuple de boutiquiers de quartier, de petits rentiers sans horizon, faisant un monde de leurs intérêts personnels, de leurs querelles de carrefours, et dont le patriotisme consiste à détester le voisin méchamment, impuissamment et mesquinement. Notre histoire commence à manquer de perspective, de terrain ; la glorification perpétuelle, pour flatter le snobisme des masses, de quelques personnages historiques consacrés, jusque dans leurs faits et gestes les moins importants, a rétréci, au lieu de l’élargir, le terrain des études, et nous voici acculés au fait paradoxal, inouï, de mieux connaître la couleur des redingotes de Bonaparte que le rôle de la France parmi les nations ; du reste, vous savez tout cela aussi bien que moi. Il ne faut jamais regretter d’avoir travaillé, selon sa conviction, au bien de son pays; qui vous dit qu’autour du petit point que formera votre livre, quelques écrivains éclairés et patriotes ne traceront pas un ou deux grands cercles capables d’intéresser une partie de l’opinion publique; il n’y a rien qui stimule les esprits actifs comme le souvenir d’anciennes gloires. La France est la patrie des crises et des convulsions, dont chacune a précédé un nouvel élan; êtes-vous bien sûr que la crise qui nous étreint actuellement soit une crise de décadence finale; je ne le crois pas; et vous, qui avez étudié l’histoire de son essor civilisateur, vous ne le croyez pas non plus ; or, en faisant défiler un à un ces splendides rayons de lumière, sortis de France, comme du feu d’un phare ; en nous démontrant, preuves à l’appui, qu’une nation qui ne fait plus tache d’huile parmi ses voisins se recroqueville, se ratatine et disparaîtra, vous rendrez certainement service à votre pays. Vous lui rendrez même plusieurs services : l’indifférence de notre public, en ce qui concerne les autres nations, est aussi proverbiale que dangereuse; cette ignorance, crasse, absurde, nous a coûté 1870; Ton n’est fort que lorsqu’on connaît bien ses amis et ses ennemis ; cela seul peut nous préserver d’enfantines illusions ; peut-être, en initiant ainsi votre lecteur, par un véhicule français, aux choses d’Allemagne, l’y intéresserez-vous davantage; — puis le prestige qui entoure la France, prestige historique, résultat de ses antécédent de civilisatrice de peuples, n’existe qu’à l’état inconscient de souvenirs vagues dans l’âme des étrangers; en l’élucidant, en lui donnant du relief et de la vie par l’élude de ses causes et de ses effets, vous ne risquez que de l’agrandir. Et pour finir : la France et l’Allemagne ne sont pas des ennemies irréconciliables ; s’il y a deux peuples destinés un jour à exercer l’hégémonie intellectuelle et pacifique dans le monde, ce sont eux ; vous démontrez que l’Allemagne civilisée n’est autre que l’enfant, la fille de la vieille France, toutes deux filles de la Gaule latine, que leurs divisions ne sont que des querelles de ménage, que par conséquent ces querelles sont artificielles et appelées à disparaître, car les deux nations sont sœurs; — que par conséquent la paix s’impose par la logique !… »
Ce fut sous l’empire de ces réflexions que je me mis, il y a environ dix ans, à classer et à compléter mes notes de voyages d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie. Comme toujours, la matière s’agrandit à mesure qu’avançaient les études. Les temps modernes m’intéressaient presque seuls au commencement; j’eusse voulu faire du moyen âge une simple introduction; mais je m’aperçus bientôt que le véritable feu sacré, le principe primordial de son développement ultérieur fut inoculé à la Germanie par la France mérovingienne, carolingienne et capétienne. Là, je me heurtais au vague des souvenirs, souvent à la mauvaise foi ou à une manière un peu cavalière des historiens de passer sur ces époques en les liquidant par quelques lieux communs ou quelques idées reçues; il fallut les ranimer, leur rendre la plastique et la vie pour en saisir le sens, ce que j’obtins par la lecture assidue d’Augustin Thierry, de Gaston Paris, de Chateaubriand, de Guizot, des Jahrbûcher des frankischen Reiches par Abel, des diverses Kirchen Geschichten Deutschlands [Hist, eclés. d’ Allemagne) par Hauck, par Friedrich et par Rettberg; après quoi je pus remonter aux sources d’après Regestes de Bohmer et les Monumenta Germanise hisiorica pour en revenir ensuite aux annalistes, biographes et historiens appréciateurs.
Je vis bientôt que l’idée de fondre le tout en un seul ouvrage dut être abandonnée. Plus j’étudiais la matière, plus je m’apercevais que l’Allemagne mérovingienne et carlovingienne n’avait été, pour la politique expansive de nos rois, qu’une terre coloniale, une espèce d’hinterland, où ils implantaient leur pouvoir, grâce certainement à leurs propres affinités germaniques, mais en procédant, exactement comme les grandes puissances modernes dans les colonies, par voie d’expéditions armées, de missions religieuses et de traités de protectorat avec les chefs indigènes.
Cette partie devait donc être traitée géographiquement, par étapes régionales, pas à pas. Il fallait ici faire assister le lecteur pour ainsi dire territorialement à la naissance de l’Allemagne, qui, avant la venue des Gallo-Francs, était un peuple de cultivateurs guerriers disséminé à travers d’immenses forets et des marécages, par fermes isolées, groupé par tribus ne possédant aucune ville, aucun centre ; la première centaine de villes, premiers foyers de lumières et modèles de créations nouvelles, sont de fondation gallo-franque issues d’abbayes ou d’évêchés créés, à titre de stations de mission, par les rois de France, d’abord le long de nos frontières et ensuite, graduellement, déplus en plus
vers le centre est. Ce travail d’érosion, d’infiltration, ne se termine que vers lesXIIe et XIIIe siècles, où nous voyons encore les Frères de Cîteaux et les Pères de Prémontré, le plus souvent venus de France, occupés à défricher, à pourvoir d’abbayes et de villes, qui en sont les émanations, l’extrême nord-est allemand, les marches de Brandebourg, le Mecklembourg, la Lusace, la Poméranie et les confins de la Pologne.
Jusque vers cette époque et au delà, c’est-à-dire jusque presque vers la fin du moyen âge, se poursuit également l’organisation, la vivification de tous les centres ainsi fondés par le souffle des progrès qui, sur les entrefaites, se sont accomplis en France; tour à tour Saint-Gall, Wissembourg-sur-Lauter, Fulda, Werden, Salzbourg, Freising, etc., etc., autant de filles françaises, brillent par les lumières que leurs écoles et leurs écrivains avaient empruntées à la France et répandent à jet continu sur leur pays, action qui, pour être exposée clairement, pour se dessiner graduellement telle qu’elle s’est produite, avait également besoin d’être suivie géographiquement d’occident en orient.
Tout autre est le travail de la diffusion des lumières françaises, une fois toute l’Allemagne organisée, la première assiette delà civilisation créée, c’est-à-dire de la fin du moyen âge à nos jours ; à partir de ce moment, qui coïncide avec celui où la civilisation se laïcise, passe lentement des mains du clergé dans celles de l’élément profane, le plus ou moins de rapprochement de la frontière française n’a plus une influence aussi directe sur la marche du progrès ; les courants civilisateurs s’établissent directement en raison des relations plus ou moins étroites, soit politiques, soit autres, des divers pays allemands avec la France, même des plus orientaux, et selon les capacités et la réceptabilité des races germaniques auxquelles appartiennent leurs habitants. Cette partie devait donc suivre un plan tout différent ; c’est pour cela que je l’ai réservée pour le second et dernier volume de l’ouvrage, consacrant le premier au moyen âge seulement.
Il ne me reste, pour finir, qu’à remercier MM. les Ministres de l’Instruction publique et des Affaires étrangères de l’appui dont ils ont bien voulu m’honorer pendant mes derniers voyages d’études.
Raoul Chélard.
Paris, février 1900.