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Uria, Jorge. « Éditorial. Modèles politiques et mouvements sociaux en Espagne : influences françaises et échanges internationaux dans le long XIXe siècle », Le Mouvement Social, vol. 234, no. 1, 2011, pp. 3-15.
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université d’Oviedo. Traduit de l’espagnol par Jérémy Rubenstein.
PLAN
L’Espagne vue de France, la France vue d’Espagne
Le rôle de l’exil dans les échanges politiques et les relations culturelles
L’impact des événements politiques français en Espagne de 1848 à la Grande Guerre
Conclusion : la France et le contexte européen, une influence partagée
TEXTE INTÉGRAL
Les articles de ce dossier abordent deux aspects intéressants de l’histoire espagnole : les échos du mouvement révolutionnaire international et l’impact des tendances qui animent l’ensemble du syndicalisme européen sur les organisations sociales du pays. Ces deux questions s’inscrivent dans un contexte plus large, l’histoire complexe et ambivalente des influences, des contacts et des relations de l’Espagne avec le monde politique et les mouvements sociaux européens et américains. Les pages qui suivent exposent les grands jalons de cette histoire.
Pour des raisons évidentes, la France a toujours joué un rôle primordial dans le système de contacts et de réseaux liant l’Espagne à son environnement international. Le facteur géographique favorisait ces échanges, bien entendu, et le Portugal a connu lui aussi un flux de réfugiés politiques et des contacts de tous types entretenus avec l’Espagne, même si ce dernier aspect n’est pas abordé ici. Mais la France avait, de ce point de vue, un rôle particulier car son évolution politique offrait un accueil plus favorable aux réfugiés espagnols les plus libéraux. Il va sans dire que son prestige, son éclat culturel et son poids international, ainsi que la richesse et la vigueur de son histoire politique, pesaient également.
L’Espagne vue de France, la France vue d’Espagne
Les perceptions réciproques de la France et de l’Espagne reposent sur de nombreux stéréotypes et préjugés. La circulation des modèles de participation civique, politique ou syndicale – questions qui reviennent constamment dans le processus d’implantation et de développement de la démocratie et de la société civile – ne suit pas un chemin simple et linéaire. Entre autres parce que « les transferts de modèles d’un pays à un autre payent aussi un ‘tribut’ », tant la réception de tout modèle suit « un processus d’acclimatation qui le rend parfois méconnaissable ».
L’examen de toutes ces questions est donc complexe. Le regard de la France sur l’Espagne, par exemple, emprunte un bon nombre de stéréotypes à la légende noire qui s’était développée en Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles, dans un contexte de rivalité coloniale et religieuse avec la monarchie espagnole. Le paternalisme impérial britannique, le libéralisme anglican et conservateur du XIXe siècle, ainsi que l’interprétation romantique projetée sur un pays considéré comme primitif, ont fait durer ces clichés jusqu’aux années 1930. Les études littéraires ou artistiques n’ont pas réussi à corriger entièrement cette vision d’une Espagne affligée par l’ignorance et une violence fanatique.
Les hommes politiques et les historiens français partagent en général nombre de ces stéréotypes. Bien que l’empreinte de la légende noire n’ait jamais été aussi profonde qu’en Grande-Bretagne, historiquement plus active dans la diffusion des textes anti-espagnols, elle n’a pas moins marqué la France. Ces clichés se sont renforcés durant la période napoléonienne, le projet impérial se donnant la mission de sauver la société espagnole de l’intolérance et du fanatisme de ses dirigeants. Une fois l’empire colonial espagnol liquidé et le processus de déclin enclenché, tant sur la scène internationale que sur le plan économique, une autre vision de l’Espagne s’est développée. À l’heure du romantisme, le pays apparaît désormais comme pittoresque, exotique et arriéré. Cette nouvelle perception s’accompagne de quelques notes d’africanité et dote l’Espagne d’« un ‘bon peuple’ rude et primitif, mais héroïque et authentique, assoiffé d’indépendance et séculairement maltraité par ses dirigeants ». Sur cette base ambiguë, les récits pittoresques de Théophile Gautier ou de Prosper Mérimée, le philo-hispanisme de Victor Hugo, sans oublier les fresques historiques de François Guizot, Jules Michelet, Adolphe Thiers, Augustin Thierry, François-Auguste Mignet ou Numa Fustel de Coulanges ont connu du succès. Cette conception s’est encore approfondie, principalement à partir de visions sombres du règne de Philippe II, qui montrent un pays fanatique, marqué par l’Inquisition et l’intolérance.
L’ambivalence, voire la bipolarité, des visions françaises de l’Espagne est évidente si on considère le poids de ces lieux communs face aux efforts d’historiens plus soucieux d’objectivité, comme Charles Romey, auteur d’une Histoire de l’Espagne en dix volumes publiée en 1835, aux travaux de François-Auguste Mignet sur Philippe II ou d’Eugène Rosseuw Saint-Hilaire, auteur d’une autre Histoire de l’Espagne en quatorze volumes, achevée en 1879. Le saut vers une étude scientifique de l’Espagne date du dernier tiers du XIXe siècle. Alfred Morel-Fatio utilise pour la première fois l’expression hispanisme en 1879 pour différencier l’étude raisonnée de la civilisation espagnole des regards romantiques de la génération précédente. Il marque le développement du champ jusqu’à sa mort, en 1924, et incarne une ligne historiographique libérale face à l’intégrisme de Maurice Barrès, Maurice Legendre ou Louis Bertrand. La conjoncture des années 1870 favorise l’émergence de ce nouvel hispanisme. Le traumatisme de la défaite face à la Prusse a conféré à l’expansion de chaires d’étude sur l’Espagne et à l’apparition de revues comme le Bulletin hispanique un nouveau rôle diplomatique et stratégique, clairement inséré dans la revendication croissante d’une « latinité » ou de sentiments hostiles aux Anglo-Saxons. L’apparition de ces courants hispanophiles, toutefois, ne suffit pas à assurer un large écho aux grands débats culturels espagnols du début du XXe siècle, même l’œuvre de José Ortega y Gasset est alors à peine connue en France.
Le contexte qui préside au développement de cette sympathie académique ou littéraire pour l’Espagne délimite également les cadres de la réception des courants intellectuels et politiques de part et d’autre des Pyrénées. Les références française ou espagnole suscitent alternativement des adhésions enthousiastes, de la circonspection ou une hostilité prononcée. Les libéraux français soulignent le caractère insurrectionnel de l’Espagne et se réfèrent volontiers à la Constitution de Cadix durant les événements de 1808-1814. Les catholiques intransigeants préfèrent, eux, ne voir que l’attachement à la religion traditionnelle. Les conservateurs espagnols, en retour, trouvent en France les sources doctrinaires de leur pensée réactionnaire, tandis que les libéraux, le monde démocrate et le républicanisme radical jettent des ponts avec l’héritage jacobin et révolutionnaire français. Les affinités entre les libéraux et les conservateurs des deux pays sont patentes, si bien que la France est rapidement très présente dans la dynamique politique, culturelle et idéologique espagnole. Elles le sont, bien entendu, tout au long du XVIIIe siècle, même si les idées et les nouvelles importées de France sont filtrées par le milieu local et contrebalancées par l’influence de la pensée politique et économique britannique, seconde en importance toutefois. Au XIXe siècle, malgré l’image dominante, véhiculée par les manuels scolaires, d’une France qui répond au stéréotype négatif d’un pays révolutionnaire et athée, il est indéniable que la révolution française, ses tendances politiques libérales et, bien évidement, le modèle d’État et de société civile de la IIIe République sont des inspirations constantes pour les courants les plus progressistes du libéralisme espagnol. Cet élément passe au premier plan à partir de 1848, lorsqu’un libéralisme plus radical et mieux ancré socialement émerge en Espagne.
L’intensité de ces transferts est très nette dans les débats sur la laïcité qui agitèrent la vie civile et politique espagnole durant les XIXe et XXe siècles, question cruciale dans un pays où l’influence du catholicisme est profondément ancrée.
Le programme laïciste est notamment pris en charge par le républicanisme progressiste espagnol. Bien que son inspiration doctrinaire ne soit pas exclusivement française, il s’inscrit évidemment dans une évolution générale des sociétés européennes marquées par le catholicisme, France comprise. Elles connaissent alors un processus de sécularisation qui accompagne le développement de la démocratie. Les nouvelles formes de participation politique impliquent une séparation de la sphère religieuse et de la sphère publique. Ce programme entre en contradiction avec la doctrine de l’Église. Il a ainsi donné naissance à un anticléricalisme qui incarne la défense de réformes démocratiques radicales. Cette évolution lui a donné une assise sociale nouvelle, qui repose à la fois sur la base populaire et ouvrière des milieux républicains, notamment le fédéralisme catalan et l’asturien, et sur ses connexions avec la violence anticléricale des milieux populaires et urbains. L’anticléricalisme est ainsi au cœur de la plupart des avancées libérales et de la laïcisation progressive de l’histoire politique espagnole du XIXe siècle, particulièrement lors de la révolution de 1834, des événements de 1854, 1868 et 1873, avant d’atteindre son paroxysme lors de la Semaine tragique de Barcelone en 1909?.
Le rôle de l’exil dans les échanges politiques et les relations culturelles
Au-delà de la circulation très dense d’idées et de textes, le territoire français, notamment Paris, a été une terre d’asile pour le flot d’exilés généré par la vie politique agitée de l’Espagne du XIXe et du début du XXe siècle. Si cet exil permet un contact direct avec la société française, les transferts idéologiques n’en restent pas moins pluriels et ambivalents. Il ne faut pas oublier, en effet, que le territoire français est certes un asile pour les conspirateurs libéraux, les exilés républicains ou progressistes et les ouvriers anarchistes et socialistes, mais il donne également refuge aux partisans de l’absolutisme, les carlistes, et, à partir de 1868, au long exil de la reine Isabelle II.
C’est l’exil libéral, néanmoins, qui connaît la trajectoire la plus continue et exerce la plus large influence. Malgré la Restauration des Bourbon, la capitale française s’est transformée à partir de 1814, avec Londres, en refuge pour une bonne partie des révolutionnaires européens, notamment les libéraux espagnols. Bien qu’étroitement surveillés par la police, ils sont en mesure de s’organiser et de s’entendre avec les libéraux français pour mener des activités conspiratrices. Après la réaction absolutiste qui suit l’insurrection de 1823, les 12 000 soldats et officiers qui ont capitulé devant les troupes du duc d’Angoulême venu rétablir Ferdinand VII sont regroupés dans des camps de réfugiés. Ils abandonnent la lutte après l’amnistie de 1824. Un groupe important de bourgeois, de membres des professions libérales et d’aristocrates s’établit de manière stable en France, où ils connaissent une certaine notoriété. Nombre d’entre eux possèdent une fortune personnelle et, à l’instar du comte de Toreno, de Florez Estrada ou de Martínez de la Rosa, préfèrent Paris aux autres villes françaises et au mode de vie trop peu méditerranéen de Londres. Beaucoup rentrent en Espagne après la mort de Fernand VII, en 1833. La période constitutionnelle qui s’ouvre alors leur est plus favorable, mais le flot d’exilés se poursuit et s’accentue dans les dernières années du règne d’Isabelle II. Ainsi, à la veille de la révolution espagnole de 1868, de grandes figures comme Pavía ou Ruiz Zorrilla résident à Paris, rassemblées autour de la rue du Bocage.
À partir de 1868, avec l’expérience du Sextennat Démocratique et de la Première République, ils peuvent retourner en Espagne. La longue période de stabilité conservatrice s’accompagne néanmoins d’un renforcement lent et progressif de l’État libéral qui modifie considérablement le profil des exilés politiques.
Les deux courants de la monarchie constitutionnelle, les blocs conservateur et libéral, peuvent alors accéder au pouvoir et s’intégrer au système politique. L’exil des notables et des grandes figures libérales décroît donc considérablement et leur influence se marginalise. Ainsi, le vieux conspirateur libéral Ruiz Zorrilla ne peut éviter d’être expulsé plusieurs fois de France à la suite de pressions des autorités espagnoles, bien qu’il jouisse en France d’une très bonne image publique grâce à l’appui des réseaux maçonniques et de liens noués avec de grandes figures républicaines comme Léon Gambetta, Victor Hugo, Georges Clemenceau, Alfred Nacquet et Édouard Lockroy. Son projet d’insurrection républicaine, surtout, s’est lentement épuisé avec les échecs répétés des tentatives de coup d’État militaire?.
Le lent déclin de cet exil de notables n’a pas pour autant interrompu le flot de réfugiés qui, périodiquement, s’en remettent à l’asile français. Il s’agit désormais de personnalités politiquement plus radicales et d’extraction plus populaire. Entre 1868 et 1914, on observe un courant presque continu d’exilés, de réfugiés, d’expulsés ou de sans-terre, chassés vers la France par les conspirations républicaines de 1869-1871, les mouvements républicains de 1883-1886, les vagues d’attentats anarchistes de 1892-1896 et les conspirations républicaines et révolutionnaires de 1910-1912. Le premier contingent de réfugiés d’origines modestes remonte, en fait, aux soldats faits prisonniers à la suite de l’expédition d’Espagne menée par la France en 1823. Ils sont exclus de l’amnistie qui suivit et contraints de rester en France, où ils subsistent avec de maigres subsides versés par le gouvernement. Les deux guerres carlistes forcent ensuite les perdants à traverser les Pyrénées, soit près de 15 000 hommes après la défaite de 1876. Par la suite, avec la Restauration des Bourbon en Espagne, le flot d’exilés devient moins massif, l’exception étant les événements de 1909 qui forcent 10 000 personnes à fuir, et le séjour en France de plus courte durée. Le ministère français des Affaires Étrangères et la direction de la Sûreté générale contrôlent plus ou moins ces populations, allant jusqu’à créer un département spécifique pour les anarchistes et les socialistes. Les réfugiés obtiennent un subside d’un franc par jour, à la condition de se faire enregistrer auprès des autorités et de respecter une astreinte de résidence. Les données des rapports d’expulsion comptabilisent 235 Espagnols réfugiés sur le sol français entre 1894 et 1913. Fin 1912, Paris compte environ 3 000 « conspirateurs » anarchistes ou anarchisants, dont 200 Italiens et 100 Espagnols, avec une vingtaine de figures très connues. Entre 1875 et 1890, ces exilés sont très majoritairement républicains. Parmi eux, on trouve de nombreux fédéralistes, constituant un noyau assez radicalisé, divisé entre plusieurs tendances. Parmi elles, on relève le blanquisme de dirigeants comme Juan Viralta, les orientations plus strictement ouvrières et sociales de Fernando Garrido ou encore des groupes éloignés de la radicalisation cantonaliste de la Première République espagnole. De la fin des années 1880 à 1909, le poids des anarchistes va croissant.
Ce nombre modeste d’exilés ne doit pas faire sous-estimer leur influence dans la circulation des idées politiques et des pratiques syndicales. Ce sont le plus souvent des militants organisés, capables de nouer des contacts à l’étranger et qui découvrent des approches, des théories et des schémas d’action nouveaux. Les cercles d’exilés de Paris et de Londres, par exemple, sont pleinement engagés dans les débats qui divisent l’anarchisme au tournant du siècle. Ils opposent les partisans d’un approfondissement théorique et de l’insertion des noyaux espagnols dans un mouvement d’ampleur internationale aux tenants de la « propagande par le fait », désireux de hâter la révolution par une stratégie d’attentats individuels destinés à marquer l’opinion. Dans le cas du socialisme, comme le montre ici Jorge Muñiz-Sanchez, les contacts noués à l’étranger favorisent l’émergence d’un « syndicalisme de branche » d’un genre nouveau, à vocation résolument négociatrice, fortement centralisé et capable d’obtenir des avancées législatives et sociales qui dépassent les revendications du mouvement ouvrier du reste du pays.
L’impact des événements politiques français en Espagne de 1848 à la Grande Guerre
L’interaction sociale et politique entre la France et l’Espagne ne se limite pas aux échanges animés par les exilés politiques. La vie politique française est suivie avec attention dans tout le pays. Certains événements clefs suscitent dans la seconde moitié du XIXe siècle des débats intellectuels et politiques d’une grande intensité qui viennent prolonger l’impact durable de la Révolution de 1789.
Les événements de 1848 ont, bien sûr, un écho notable en Espagne. Comme le montre l’article de Florencia Peyrou, ces événements ouvrent en Espagne une période instable et agitée. Le climat de répression dictatoriale, instauré par Ramón Narváez durant la Décennie modérée (1843-1854), accélère la formation du Parti Démocratique espagnol.
Cet épisode s’inscrit, en outre, dans une longue tradition d’attention aux évolutions politiques, sociales et économiques de la France, relayée par les exilés et les voyageurs, qui fait peu à peu de ce pays un modèle de progrès pour la littérature espagnole. Celle-ci connaît au milieu du siècle le développement spectaculaire du roman et d’une littérature populaire à grand tirage. Dès 1848, apparaissent des brochures qui célèbrent les « grands événements ». José Pastor de la Roca écrit un roman célébrant le « mythe du peuple », diffusé par les canaux de la littérature commerciale. On peut donc considérer que cette célébration de l’héroïsme du peuple, de la « république rouge » et des espérances politiques et sociales répondent aux attentes d’un large lectorat.
Vingt ans plus tard, les événements de 1871 reçoivent, à leur tour, un large écho. Les groupes internationalistes espagnols connaissent alors une rapide expansion, grâce aux libertés de réunion et d’association assurées par la Constitution de 1869. La diffusion initiale de la Première Internationale a lieu dans ce même contexte. Les thèses de Bakounine sont relayées par l’agitateur italien Giuseppe Fanelli et les premières conceptions marxistes sont propagées par Paul Lafargue, arrivé incognito à Madrid en décembre 1871 pour fuir la répression de la Commune de Paris. L’écho de ces événements dans l’imaginaire populaire se mesure à travers les pages que consacrent au drame des « rouges » assiégés dans Paris des romanciers comme Juan de la Puerta ou Ceferinio Tressera et, surtout, le grand feuilletoniste Manuel Fernández y González. Chez ce dernier, le récit des événements est teinté d’utopie socialiste et d’un discours égalitariste, mais on y retrouve aussi une vision du peuple comme masse immature et une dénonciation virulente de la violence révolutionnaire. Chez Juan de la Puerta et Ceferino Tresserras, ce dernier étant issu du Parti républicain fédéral, on trouve à l’inverse un discours beaucoup plus positif, célébrant l’expérience de la Commune, l’internationalisme et la révolution qui transforme le peuple en sujet collectif. Cette vision positive se diffuse dans de nombreux autres domaines de la culture ouvrière et militante espagnole. Le répertoire des chorales socialistes comprend ainsi, outre différentes versions de la Marseillaise, l’Himno a la Comuna, chanté de façon régulière et solennelle lors des célébrations abritées par les Maisons du Peuple, jusqu’au XXe siècle. Les locaux des organismes socialistes étaient couramment ornés du visage de Louise Michel, aux côtés des portraits de Marx, d’Engels et de Pablo Iglesias, le fondateur et premier président du Partido Socialista Obrero Español.
Les années suivantes sont celle du développement de l’hispanisme scientifique en France, que nous avons précédemment évoqué. Son ton souvent paternaliste gêne nombre d’intellectuels espagnols, sans freiner l’intérêt pour les modèles culturels français, particulièrement perceptible dans le champ littéraire. Cette influence française n’est pas restée cantonnée aux élites, comme en témoigne le contenu de la littérature commerciale de la fin du XIXe siècle. L’image de la France est très massivement présente dans le flot de romans, d’estampes, de chansons et de pièces de théâtre populaire, qui sont alors les textes les plus largement diffusés et souvent très proches des formes orales traditionnelles. 80 % des feuilletons publiés dans la presse sont d’origine française et ils évoquent très fréquemment la Révolution de 1789, l’invasion napoléonienne et la guerre d’Indépendance, évidemment très présents dans la mémoire populaire, sans oublier la Commune. Les informations sur l’avènement de la IIIe République et son évolution, en revanche, restent circonscrites à la littérature militante, républicaine et ouvrière.
La fin du siècle en Espagne est particulièrement agitée et marque un tournant dans les relations entre les deux pays. Alors que les contacts militants s’accentuent, un certain refroidissement est perceptible dans la curiosité mutuelle des élites politiques et culturelles. Si l’influence française se poursuit parmi les épigones du roman réaliste espagnol, singulièrement chez Benito Pérez Galdós, les nouvelles cohortes d’intellectuels espagnols qui arrivent avec le siècle ont une vision plus distante et plus ambivalente de la France. Dans le renouveau nationaliste qui suit la perte de Cuba face aux États-Unis en 1898, l’attention est concentrée sur l’essence de l’identité espagnole. D’autre part, les stéréotypes sur la France comme patrie de la Révolution et l’Espagne comme pays de l’Inquisition réapparaissent avec la politique anticléricale française. Les communautés religieuses expulsées par la IIIe République sont massivement accueillies en Espagne. En outre, le pays réagit négativement aux campagnes internationales de protestations, particulièrement vives à Paris, contre l’exécution du pédagogue anarchiste Francisco Ferrer à la suite à la Semaine Tragique de 1909. Dans ce contexte, les clichés les plus éculés de la légende noire sont ravivés, provoquant des réactions amères chez de nombreux intellectuels, notamment Miguel de Unamuno et José Ortega y Gasset.
L’arrivée massive de religieux français en Espagne galvanise l’opinion publique. Nombre d’entre eux occupent des charges d’enseignement et contribuent à ressusciter le stéréotype de la France comme pays du paganisme et de l’impiété. À l’inverse, cet événement ravive l’anticléricalisme et les revendications laïques des républicains radicaux et de la gauche radicale. À leurs yeux, la France incarne la liberté et l’indépendance face à l’Église. Avec la répression de la Semaine tragique de 1909, Paris redevient le carrefour de l’opposition espagnole. On peut citer l’exil du leader radical Alejandro Lerroux en 1907 et 1909, le séjour du célèbre journaliste anarchiste Luis Bonafoux ou les nombreux voyages de Francisco Ferrer i Guàrdia. Avec Alejandro Lerroux, ces noyaux d’exilés révolutionnaires reprennent une activité de conspiration. Les anarchistes cherchent à préparer des attentats avec l’aide de groupes basés à Perpignan, un commando est même formé pour tenter de sauver Francisco Ferrer en août 1909. Les socialistes, pour leur part, rassemblés derrière Antoni Fabra Ribas, dénoncent les positions d’Alejandro Lerroux et redoublent d’activisme et d’initiatives, au point d’entrer en rivalité avec les groupes militants madrilènes. À partir de 1910, l’opposition anti-monarchiste prend un tournant très net, rompant avec les stratégies conspiratrices individuelles au profit de courants socialistes et anarcho-syndicalistes qui s’autonomisent et prennent peu à peu une place croissante.
À la veille de la Grande Guerre, le flot d’exilés est alors plus irrégulier et plus modeste qu’au XIXe siècle, mais son influence politique reste forte. Il concerne principalement des figures issues des couches populaires, exclues du système politique sclérosé de la Restauration. Ces circulations politiques jouent un rôle majeur dans les prises de position et les divisions que suscite la Première Guerre mondiale, entre partisans des Alliés et germanophiles. Ce conflit recoupe, une fois de plus, la ligne de fracture entre les courants démocratiques et libéraux et les partisans de l’ordre et de la puissance de l’État, voire les nostalgiques de l’autoritarisme conservateur. Il faut noter que la majorité des intellectuels espagnols, en contraste avec la neutralité affichée par le gouvernement, sont résolument francophiles. Les partisans des Alliés se comptent également parmi les socialistes, comme Luis Araquistáin, et les anarchistes, notamment Ricardo Mella et Federico Urales. Le romancier Blasco Ibáñez manifeste son engagement pour la France à travers de nombreuses chroniques dans la presse espagnole et participe à la Manifestation latine de février 1915 en Sorbonne. Il s’implique dans la rédaction d’une monumentale Historia de la guerra europea de 1914, et, en partie sur la suggestion de Raymond Poincaré, compose l’un de ses romans les plus connus et les plus traduits, Les quatre cavaliers de l’apocalypse (1916)?. Il faut cependant attendre les années 1920 pour que les relations culturelles se stabilisent entre les deux pays, grâce à des rencontres régulières, des chaires de littérature espagnole mieux dotées et la fondation de la Casa Velázquez à Madrid, un établissement français d’enseignement supérieur qui incarne le nouvel hispanisme scientifique.
Conclusion : la France et le contexte européen, une influence partagée
Les contacts et les réseaux noués entre la France et l’Espagne, malgré les discontinuités et les ambivalences que nous avons soulignées, ont traversé tout le long XIXe siècle. Ils ont influencé à la fois les milieux culturels et les courants politiques qui ont cherché leurs références directement du côté de la France, comme les Lumières ou le socialisme utopique, et les ont relayées dans la société espagnole grâce à de nombreuses traductions. Ces transferts culturels ne sont pas restés cantonnés aux cercles des élites intellectuelles et politiques. Si cela fut le cas à l’heure du premier libéralisme du début du XIXe siècle, il faut noter un élargissement social progressif aux milieux républicains radicaux et socialistes, dont les leaders ouvriers sont ouverts aux formes éditoriales les plus établies. La littérature populaire témoigne, enfin, de la pénétration de ces modèles et des événements de la vie politique et sociale française dans les cercles les plus larges de la société. L’écrit peut aussi laisser place à des transferts beaucoup plus directs, animés par les déportés et exilés, comme l’article de Jorge Muñiz-Sanchez le montre pour le champ syndical.
L’intensité et la densité des relations et des échanges franco-espagnols n’empêchent pas de nuancer leur portée. Pour commencer, il faut insister sur le fait que chaque processus d’échange et d’hybridation repose sur une assimilation relative des apports de l’autre, filtrée en fonction des attentes et des caractéristiques du contexte de réception. Si le vocabulaire politique et les courants d’idées partagent un langage commun dans les deux pays, ils ne recouvrent pas nécessairement des réalités et des pratiques identiques. Par ailleurs, les influences françaises sur les doctrines libérales et républicaines se sont inscrites dans un contexte plus large, qui inclut les apports du libéralisme nord-américain et les influences britanniques. Celles-ci s’observent dans les versions espagnoles du libéralisme manchestérien, mais également chez les partisans de l’intervention étatique, comme le montre l’influence de Jeremy Bentham sur les Lumières espagnoles. Les aspirations sociales du courant républicain sont nourries aussi bien par le solidarisme de Léon Bourgeois que le New Liberalism britannique et l’hégélianisme, voire le spiritualisme allemand inspiré par Karl Krause et les écoles de l’économie politique, comme le « socialisme de la chaire ».
Dans le champ du syndicalisme, plus attaché aux solutions pragmatiques imposées par les relations sociales qu’à la stricte cohérence idéologique, les inspirations sont également diverses. Dans les milieux liés au socialisme, si l’attention apportée à la France est réelle, les exemples britanniques, allemands ou belges sont également suivis avec attention. La Centrale d’éducation ouvrière belge était, de ce point de vue, l’une des institutions les plus admirées en Espagne. D’autres facteurs contribuent à la diversité idéologique du mouvement ouvrier et syndical espagnol. Les milieux anarcho-syndicalistes, très nombreux, contrebalancent les courants structurés et centralisés des mouvements socialistes. Cette diversité doctrinale rend complexe l’étude des circulations idéologiques qui passe par la correspondance et les débats au sein d’une multitude de groupes cosmopolites. L’exemple analysé par Jorge Muñiz-Sanchez, qui présente le cas d’une translation presque linéaire d’un modèle syndical issu du Nord-Pas-de-Calais, n’est ainsi pas généralisable aux autres régions d’Espagne. Le modèle du syndicat de métier, fortement structuré et centralisé, planificateur et réformiste défendu par les mouvements socialistes d’inspiration française s’est toujours trouvé concurrencé par d’autres formes de mobilisations sociales, aux filiations internationales complexes, qui ont trouvé en Espagne un terrain favorable, à commencer par les mouvements anarchistes.
https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2011-1-page-3.htm