L'ART DU MOYEN ÂGE, Arts plastiques, Art littéraire et LA CIVILISATION FRANCAISE
L’ART DU MOYEN ÂGE, Arts plastiques, Art littéraire et LA CIVILISATION FRANCAISE – Auteurs :Gustave Cohen, Louis Réau, Editeur (Livre) : Albin Michel, 1935

 


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Avant-propos de Henri Berr
« Art » et littérature
France et chrétienté au Moyen Age

Traitement ocr


Les lecteurs de l’Évolution de l’Humanité savent que l’histoire, pour nous, n’a sa pleine valeur qu’à la condition de ne négliger aucune forme de l’activité humaine. Le problème qui se pose à l’historien consiste donc, non pas à choisir parmi les modalités de la vie, mais à doser, selon les époques et les milieux, la part qui doit être faite à chacune. Pour l’art, il se pose d’une façon particulièrement délicate.

Nous avons, dans un précédent volume, essayé de définir l’art et, d’une façon générale, de préciser son rôle. Nous pensons qu’il utilise des énergies inemployées, l’activité en excédent, qu’il est le fruit du loisir, la forme supérieure du jeu ; que tantôt il se borne à procurer des jouissances momentanées, des instants de paradis artificiel, et que tantôt il enrobe des idées, se met au service de tendances diverses, contribue plus ou moins puissamment à l’évolution mentale ou sociale’. Dynamique, il nous appartient manifestement. Mais, même statique, il nous intéresse dans la mesure où il marque un degré de civilisation, traduit et fixe les traits intellectuels et moraux des groupes humains.

Le présent livre embrasse, pour y considérer l’art, six siècles environ et de nombreux peuples, toute la chrétienté. C’est qu’il y a un « art du Moyen Âge », et qui en exprime l’âme. Ce mot, malgré ce qu’il a de vague, rend bien l’inspiration commune du monde médiéval. Les peuples – ce ne sont pas encore des nations – n’ont, dans l’art, que de faibles indices d’un génie propre. Il faut mettre à part la France. On verra que son génie, plus mûr, fait d’elle, précisément, l’initiatrice, non seulement d’un art religieux, mais d’une poésie féodale, en attendant qu’elle le soit, sous des formes diverses, d’un art bourgeois.

Nous réunissons sous ce terme d’art les arts plastique et l’art littéraire. À la littérature nous ne consacrons pas de volumes particuliers, – et on n ’est pas sans nous l’avoir amicalement reproché. C’est que nous laissons aux ouvrages spéciaux d’histoire littéraire tout le détail technique : de notre point de vue propre nous n’avons pas le souci d’être complet. Nous en disons autant, d’ailleurs, en ce qui concerne l’art, au sens habituel et étroit du mot, bien que, pour des raisons que nous allons indiquer, il se trouve occuper dans ce volume une place plus considérable que la littérature. Arts plastiques et art littéraire nous servant seulement, et nous servant de pair, à la psychologie des peuples ou des époques, nous devons les rapprocher effectivement : ce qui ne va pas sans en enrichir l’étude et sans susciter d’intéressants problèmes.

Nos collaborateurs ont bien voulu entrer dans nos vues, ne pas faire simplement des chapitres d’histoire de l’art, mais contribuer à l’histoire par l’art et travailler pour la synthèse dans un volume original. Ils ont été préoccupés, très naturellement, de se situer l’un par rapport à l’autre, et ils ont été amenés à traiter, en premier lieu, le problème des relations qui existent entre la littérature et l’« art », entre ces deux langages humains – par les mots et par les figures.

On a eu tendance, assez longtemps, – parce que la critique et l’histoire littéraire ont devancé l’histoire de l’« art », parce que le sens des œuvres littéraires est plus précis, plus immédiatement accessible que celui des œuvres d’art, – à donner à la littérature, « c’est-à-dire à l’expression verbale ou écrite, une sorte de priorité sur la plastique, c’est-à-dire sur l’expression par les formes ».

On peut convenir avec l’auteur des lignes précédentes, Louis Hourticq, qu’il faut se défendre contre ce « préjugé naturel à tout homme de plume, que les mots sont le support initial et total de la pensée qui va ensuite animer les formes d’art ». Avec lui on peut soutenir qu’il y a, entre les deux grandes catégories de l’art, des liens de fraternité, et non une parenté de filiation. Mais !.. Hourticq va plus loin : il voit dans l’œuvre d’art la « fleur suprême » de l’humanité. Au début d’un précieux petit livre d’« initiation artistique », il déclare que le langage des arts plastiques est le plus « humain », précisément, – langage « universel, parce que ses éléments sont ceux des métiers primordiaux ». On objectera ici que, si les arts plastiques sont liés aux initiatives de l’homo faber, l’art littéraire l’est aux croyances spontanées, aux rêves premiers, aux idées naissantes de l’homo sapiens. Ce qui est universel, c’est le jeu des facultés créatrices : puisque l’art n’est qu’un épanouissement de la vie, toute création humaine le comporte. La parole, aussi bien que la technique, a donné des Peurs de beauté avant l’intention d’en produire.

Au surplus, il est vain, soit pour pour les origines, soit dans l’absolu, de s’attacher, pour les formes d’art, à un problème de priorité ou de suprématie. Mais il en va autrement quand il s’agit des périodes historiques. Là, faut-il dire que « l’œuvre du sculpteur et du peintre a, le plus souvent, précédé la littérature de laquelle on la rapproche » ? Louis Réau nous semble avoir, à ce sujet, fait des réflexions très sages. Il ne croit pas qu’on puisse attribuer d’office une prépondérance à la plastique sur la littérature, ni inversement ; il estime que le rapport varie selon les époques et les milieux ; et il en donne des exemples. Non seulement c’est tantôt l’une, tantôt l’autre, qui est inspiratrice, mais, même quand I ’inspiration est commune, la perfection peut n ’être pas égale. Il y a des conditions techniques, il y a des lois spécifiques d’évolution qui interviennent. L’art est un, et il est divers – à la fois dans ses formes et dans les réussites des formes en un temps donné.

Considérons donc, avec L. Réau et G. Cohen, le Moyen Âge. Nos excellents collaborateurs ne sont pas tout à fait d’accord : essayons de les arbitrer et, autant que possible, de les concilier.

L. Réau proclame « l’éclatante supériorité de l’“art” sur la littérature médiévale ». Il l’explique par la nécessité de parler aux masses ignorantes un langage qui pût être compris de tous, le langage « en formes visibles », en pierre et en couleurs. C’est par les yeux que s’est nourrie une pensée rudimentaire, et les églises, comme il le dit ingénieusement, se sont muées en albums de la foi (p. 3). Ajoutons que, de la civilisation gréco-romaine, les procédés techniques, l’habileté manuelle, les conquêtes de l’homo faber se sont plus aisément maintenus que les fruits de la culture intellectuelle.

Mais les sujets, les thèmes consacrés de la plastique médiévale viennent-ils de textes littéraires ? On connaît les beaux travaux d’Émile Mâle : ils prouvent plutôt une « concordance » qu’une « dépendance ». Qu’il y ait eu des actions réciproques, c’est incontestable, et rien n’est plus naturel : mais à la source de tout cet art apparaît l’inspiration commune sur laquelle nous allons insister, – et il semble incontestable également que les arts figurés l’expriment « avec plus de force et d’éclat ».

C’est ici, pourtant, que G. Cohen est en contradiction, au moins apparente, avec son collaborateur. Il parle des admirables imaginations de la première France médiévale dont le génie d’invention ne fut pas moins remarquable en littérature qu’en art (p. 425). Bien plus, il déclare, à propos du Moyen Age, « que généralement la littérature devance en perfection, en raffinement des formes, en reproduction de la vie, les autres arts plastiques ou sonores ». Cherchons à comprendre un jugement qui peut étonner. D’abord G. Cohen embrasse, dans son admiration pour les créations littéraires du Moyen Âge, tout le travail de l’esprit, y compris celui d’où sont sorties les langues occidentales. Il embrasse toute la production, y compris la littérature latine qui fait transition entre la latinité et les littératures nationales. Et il voit dans cette période l’âge de toutes les genèses, le premier âge moderne – puisqu’une révolution profonde y fait succéder à la civilisation hellénistique une civilisation nouvelle.

Ainsi ce n ’est pas seulement parce qu ’il a une tendresse naturelle pour l’objet de ses études que C. Cohen soutient une thèse au premier abord paradoxale ; c’est parce que le fond des œuvres du Moyen Âge, dans sa variété d’inspiration, dans sa richesse humaine, – « les hommes de ce temps-là étaient des hommes comme nous », – présente un intérêt très vif pour le psychologue. On ne saurait nier, au surplus, que la forme même – outre que, dans ses tâtonnements, elle a quelque chose d’attachant – offre parfois d’assez frappantes réussites. Mais faut-il récuser Ch.- V. Langlois, – qui, précisément, a cherché à éclairer par les textes la vie du Moyen Âge, « les manières d’être, de penser et de sentir » des Français de ce temps, lorsqu ’il déclare que presque tous les écrits médiévaux, « même les meilleurs, sont des nébuleuses, où des passages intéressants quant au fond ou bien venus quant à la forme sont noyés dans un brouillard de mots et de développements insignifiants » ? De son côté, après avoir consacré à la littérature du Moyen Âge sa vie de fécond travail, Gaston Paris n’arrivait-il pas à cette conclusion que, dans le monde d’alors, « le sentiment de la beauté est à peu près complètement absent des âmes » ? Cependant, « certains arts, disait-il, comme l’architecture, trouvèrent dans la religion un stimulant à des œuvres aussi puissantes qu ’originales, et qui resteront la plus grande gloire du Moyen Âge ». Dès lors, et en mettant Dante à part, on a peine à convenir que, si le XIIIe siècle « a vu se dresser vers le ciel les blanches cathédrales de pierre, ses cathédrales littéraires ne sont pas moins imposantes ». Du moins faut-il distinguer nettement littérature et art littéraire : la littérature du Moyen Âge est plus riche, plus « imposante », si l’on veut, que l’art littéraire n’y est parfait.

*

S’ils ne sont pas absolument d’accord sur cette valeur d’art de leurs objets, nos collaborateurs le sont pour l’essentiel, et ce livre apporte une large contribution à la psychologie du Moyen Âge.

Il montre d’abord, il montre surtout le rapport de l’art avec la foi, – cette foi intense dans laquelle communient les nations de langues et de races diverses, et qui fait l’unité de la civilisation médiévale (pp. 20, 189). Il s’ouvre sur les cathédrales et se termine sur les mystères. Il explique comment s’est élevée, agrandie, embellie la maison de Dieu, et comment le drame religieux que constitue la liturgie s’est peu à peu développé et, dans sa croissance en spectacle, a débordé sur le parvis.

On a vu précédemment, dans l’admirable volume de F. Lot, la dissolution du monde antique, la décadence de l’art et des lettres. Par des voies multiples, que précise Louis Réau, – Byzance, les Barbares, les Arabes, – est apparu alors un art nouveau, que caractérisent la coupole et la couleur. Colporté du « fond de I ’Asie », cet apport oriental est à la base de l’art médiéval. Les expressions « art roman », « art gothique », sont, à juste titre, récusées par L. Réau : il y a un « art du Moyen Âge », archaïque jusqu’au XIIe siècle, puis classique (XIIIe et XIVe), puis baroque ou de transition (XVe), – un art qui, dans son ensemble, bien plutôt que gothique, mériterait d’être appelé français (pp. 17-19).

Cet art du Moyen Âge s’est épanoui quand il est arrivé à rendre pleinement, dans une forme neuve, une inspiration neuve, quand, aussi bien que l’art grec, mais à sa façon, il s’est affranchi des survivances orientales (p. 110). Nous avons dit ailleurs que l’appellation de Moyen Age, si elle est contestable dans sa constitution verbale, répond bien à quelque chose de réel et de distinct. Il y a eu, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, « rupture de continuité psychologique » : dans sa mentalité originale, – prédominance du sentiment sur la raison, – l’homme du Moyen Âge a pu être appelé l’homme sentimental.

C’est bien le sentiment, l’élan mystique qui dresse les flèches de la cathédrale. Si le temple grec est une harmonie qui contente la raison, la cathédrale est une élévation ; elle est une « prière pétrifiée » (p. 63) : la matière, ici, se spiritualise, à la fois par l’« ajourage systématique » et par l’aspiration nostalgique des lignes ascendantes qui fusent vers le ciel (pp. 65,178).

Mais cet art de l’architecture, dont le triomphe est la cathédrale dite gothique, et qui se subordonne tous les autres, il ne suffit pas, pour en donner l’explication, d’invoquer l’« élan vers l’infini ».

D’abord, l’art est en relations étroites avec les circonstances économiques. L’an est un luxe, si lié qu’il soit à des besoins d’ordre matériel ou spirituel. Il ne va pas, surtout quand il s’agit de monuments grandioses, sans la richesse, ou la puissance – qui, plus ou moins, l’implique. L’art médiéval archaïque est une « peur monastique ». C’est à la richesse des ordres qu’il doit son existence : ils étaient dotés par de grands personnages, « qui tantôt y avaient leur sépulture, tantôt s’y assuraient des prières, tantôt y honoraient les reliques d‘un saint ». Et c ‘est particulièrement le culte des reliques, ce sont les pèlerinages qu ‘il entraîne, ce sont les profits qui en résultent, qui tout à la fois provoquent, permettent, et, dans une certaine mesure, conditionnent les imposantes abbatiales : Saint-Germain-des-Prés, Caen, Vézelay, Cluny, Cîteaux…

Une des conquêtes les plus récentes des études historiques consiste à avoir découvert le rôle important, les conséquences diverses des pèlerinages. Les reliques, soit pour les sanctuaires, soit pour les cités, constituaient « non seulement un palladium, mais une source inépuisable de richesse ». On trouvera ici sur cette survivance du polythéisme, le culte des saints, sur la quête des reliques, – reliques réelles, insignes, notables ou petites ; reliques indirectes, tout ce qui a pu être en contact avec le corps d’un saint et qui en tire quelque efficience ; fausses reliques aussi, – des détails d’un vif intérêt psychologique. Nations, provinces, villes, confréries, corporations ont leurs patrons, – historiques ou légendaires, – dont le rôle tutélaire est né parfois d’un calembour. « La croyance à l’efficacité des reliques était si répandue et elle a produit de tels effets dans le domaine de la civilisation et de l’art qu’on pourrait définir le Moyen Âge l’époque du culte des reliques » (p. 55). Églises et chapelles sont d’immenses reliquaires. Certains de ces lieux saints ont eu un singulier prestige et les routes qui y menaient une importance exceptionnelle. D’ingénieux historiens ont montré – quelquefois exagéré – l’influence des routes de pèlerinage : elles ont servi de « voie de pénétration » à l’art français, – à la littérature comme aux arts plastiques. Viæ francigenæ.

Si les abbatiales sont l’œuvre des moines, les cathédrales sont celle des communes. Ressources et bras sont employés à élever la maison de Dieu, la Chaise Dieu (casa Dei). « Toutes les fois qu’on tirait du fond de la carrière de grands blocs de pierre attachés à des câbles, les gens du pays et ceux mêmes des contrées voisines, nobles ou roturiers, se faisaient attacher aux cordes par le bras, par la poitrine et les épaules, et conduisaient les fardeaux à la manière des bêtes de somme. »

Soit pour accueillir les pèlerins, soit pour contenir la cité entière, – à la différence, comme on l’a observé, du temple grec, où ne pénètre pas la foule, – l’église (èxxXqoia, assemblée) s’élargit, s’étale, comporte un déambulatoire pour une circulation à sens unique. En même temps qu’en surface, elle gagnera en hauteur, grâce au progrès de la technique, à la solution du problème de la voûte par la croisée d’ogives. Un « élément de beauté », l’émouvante montée de la nef lumineuse, est né d’un « expédient de chantier ». Ce n’est pas le lieu d’insister sur ce point, mais Réau observe avec raison que ce Moyen Âge si décrié a beaucoup innové ; et nous avons remarqué déjà qu ’il arrive à l’homo faber de progresser, quand l’homo ratiocinans stagne ou régressé.

Mais les architectes qui ont servi la foi, le mysticisme des masses, ont servi aussi les préoccupations didactiques des clercs. « Prière pétrifiée », l’église est en même temps une « encyclopédie de pierre » (p. 40). Réau montre fortement que toute la décoration, à l’origine, constitue un procédé d’apologétique (p. 25). I.e christianisme avait commencé, à l’exemple du judaïsme, par proscrire les images : « Vous ne ferez pas d’image taillée, ni aucune figure de ce qui est en haut dans le ciel et en bas sur la terre, ni de ce qui est sous les eaux » (‘Exode, XX, 4) : pour « toucher les yeux et par ce canal l’esprit de croyants illettrés » (p. 22), la cathédrale a offert une « prédication muette », de véritables « sermons illustrés » (pp. 24, 63). À la suite d’Émile Mâle, notre collaborateur analyse le symbolisme scolastique, qui anime sculptures, peintures murales et retables, vitraux, émaux, tapisseries, broderies (pp. 23-41).

I. ‘iconographie symbolique, inspirée par les théologiens, si elle pouvait édifier les clercs, était toutefois bien savante et compliquée pour parler toujours à la masse un langage intelligible. L’art a servi aussi à matérialiser les vies des saints, la Légende Dorée, de « beaux contes bleus pour grands enfants crédules » (pp. 48, 52). Et, d’autre part, l’attrait de la maison sacrée, pour ces grands enfants, a été rehaussé par un double répertoire de sujets familiers qui reflétèrent, les uns l’idéalisme chevaleresque, les autres le réalisme bourgois.

À mesure qu’on avance dans l’étude du Moyen Âge, on voit, sur l’art, croître l’influence de l’aristocratie, puis celle de la bourgeoisie et du peuple : « Il semble que le ciel se rapproche de la terre » (p. 61) : à la sérénité succéderont le pittoresque, le trivial et le pathétique. La littérature se développe et exerce sur les arts plastiques une action de plus en plus sensible 34.

*

« On a tort, dit Gustave Cohen, de voir trop le Moyen Âge à genoux, le front dans la poussière, courbé sous la férule de l’Église » (p. 299).

Ce n’est pas qu’il méconnaisse le caractère « religieux, entièrement et profondément » de cet âge. « Il est impossible, dit-il, de comprendre la littérature médiévale, si l’on sous-estime l’influence de l’Église et de la foi chrétienne, qui à partir du VIe siècle devient commune à toute l’Europe et à la civilisation occidentale » : « de même que pour l’architecture, la sculpture et la peinture, l’Église est la grande inspiratrice d’une partie notable de notre littérature d’alors ». Et il étudie les manifestations littéraires de cet esprit religieux. Il en relève les traces dans l’épopée et la poésie. Il caractérise, sobrement et lumineusement, ce théâtre qui, sorti de l’église, n ‘est point, par un choc en retour, sans avoir inspiré les architectes. Il montre l’emprise de la religion sur le roman et le « triomphe du divin » dans la mystique équipée du saint chevalier Galaad pour la quête du Graal, surtout dans le chef-d’œuvre où Dante exprime « les plus hauts mystères de la terre et des deux », et qui est « la synthèse du Moyen Âge entier ».

Cependant, les chansons de geste, la poésie courtoise, le roman d’amour, la satire font apparaître d’autres aspects de la vie médiévale. Les pages que leur consacre G. Cohen, dans leur vigoureux raccourci, enrichissent singulièrement la psychologie de cette époque, – qu’il ne faut pas trop simplifier.

Si ingénieuse que soit la théorie de J. Bédier sur le rôle des routes de pèlerinage et des monastères dans la création des chansons de geste, G. Cohen résiste ; il limite ce rôle à leur diffusion. Il voit naître l’épopée, dès le XIe siècle, d’un « enchevêtrement d’influences savantes et populaires ». Histoire, sans esprit historique, histoire romancée, tel en est le caractère essentiel. Histoire romancée, où domine, en somme, l’esprit féodal, avec la bravoure, la bravade, l’orgueil, la volonté de puissance, – un individualisme forcené qui fait le desréé, le démesuré, en révolte aussi bien contre l’Église que contre le roi et dont le sort final sera le châtiment ou la conversion. Histoire romancée, où tous les grands faits ont leur écho : assaut des barons contre la royauté, lutte des Sarrasins et des Francs, « voyage » en Terre Sainte. Histoire romancée, où s’exprime dans une œuvre d’une exceptionnelle beauté – et par une sorte d’anticipation – le sentiment national. G. Coben a écrit ici sur la chanson de Roland, sur l’esprit clunisien qui l’inspire, à la fois mystique et dynamique, des pages substantielles : il montre comment y est rendu « l’enthousiasme collectif et national qui anime la France du XIe siècle prenant de plus en plus conscience de son unité, de sa force et de sa foi, et prête à l’employer en conquêtes lointaines sur les Infidèles, naguère menaçants » (p. 347) ; et il insiste, avec Bédier, sur la « caresse » de ces mots : la douce France, France douce la belle, « qui reviennent sans cesse comme un refrain de tendresse berceuse » (p. 340).

Malgré la douceur de ce sentiment, la chanson de Roland est rude encore. Au XIIe et aux XIIIe siècles fleurit dans les cours seigneuriales une littérature nouvelle qui traduit une transformation de la société aristocratique. Sur la poésie et le roman courtois, sur leur rapport avec les mœurs, sur cette invention de la courtoisie, cette exaltation de l’amour, ce triomphe de la grâce et de la beauté féminines, on trouvera, sous la plume de G. Cohen, de pénétrantes analyses qui complètent d’importantes indications de L. Réau. Avec les Cours d’amour et l’art d’aimer, un << renversement complet des valeurs » se produit, qui du Midi gagnera le Nord. Là, sous l’influence celtique, dans l’incomparable Tristan, l’amour se nuance d’éléments divers : l’apport féodal et chrétien se mêle à l’amour courtois ; la passion est à la fois troublée et excitée par le remords et l’angoisse ; mais là aussi, dans la règle de soumission de l’amant à celle qu’il aime, se manifeste, « non seulement une victoire de la culture la plus raffinée, mais une conquête de la spiritualité et de la douceur sur la force ».

Nous aurons à reprendre ces indications, à étudier les formes, le progrès de la « vie de société » et l’action de la femme dans les volumes consacrés aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Mais remarquons encore, avec nos collaborateurs, que cette apothéose de l’amour devait aboutir, non seulement à un idéal néo-platonicien, mais au mysticisme religieux. L’Eglise a dérivé et popularisé un sentiment qui, sous sa forme chevaleresque et profane, devait l’inquieter. « Progressivement isolé de son objet propre », ce sentiment aboutit à l’amour divin et s’identifie avec lui (p. 384). La sublimation de la « dame » a entraîné le développement du culte de Notre-Dame : les Cisterciens en ont été « les premiers et les plus fervents chevaliers » ; ils ont été suivis par d’autres ordres, et, à travers la chrétienté, presque toutes les grandes cathédrales seront consacrées à la Mère-Dieu, – tandis que, dans l’art dramatique, apparaîtront les miracles de Notre-Dame.

Notons enfin qu’avec le développement des villes, à partir du XIIIe siècle, la bourgeoisie, d’esprit réaliste et critique, inspire d’autres formes d’art littéraire et exerce en même temps sur les arts plastiques une action novatrice. La comédie, la satire, la littérature en prose naîtront. Dans telle comédie, le Jeu de Robin et Marion, – comme dans le second Roman de la Rose, – éclatera la révolte contre les privilèges ou les idéaux de l’aristocratie. La sculpture et, d’une façon générale, les arts subordonnés à l’architecture auront tendance à se libérer d’elle, a se « détacher du mur », et cesseront d’être exclusivement religieux. Naturalisme, vérité parfois triviale ou grossière, ou brutale et macabre : tout cela, qui contaminera la religion et contrecarrera l’idéalisme, prépare des temps nouveaux où l’individualité grandira™.

La période de transition entre le Moyen Âge et les temps modernes, le XVe siècle, sera étudiée dans un volume spécial. Au cœur de cet âge complexe, qu’embrasse une appellation unique et arbitraire, du XIIe au XIVe siècle, il faut reconnaître, avec Louis Réau et Gustave Cohen, qu’il y a vraiment une des grandes époques de la civilisation – et qui est française.

*

Le titre de ce volume, en rapprochant l’art du Moyen Âge et la civilisation française, n’a rien d’artificiel. Contrairement à des théories qui exagéraient le rôle ou de l’Allemagne ou de l’Italie, il est établi aujourd’hui que celui de la France a été prépondérant. « La France du XIIIe siècle, a écrit Émile Mâle, se peut comparer à l’Athènes de Périclès : elle a créé pour tous les peuples » C’est le génie français qui a affranchi l’art d’Occident des influences orientales (p. 110). Le chapitre de L. Réau intitulé le primat de la France expose les raisons politiques, économiques, spirituelles qui ont fait d’elle le centre d’élaboration d’arts plastiques qui ont rayonné sur tout le monde chrétien. Les causes d’ordre spirituel sont capitales : « Paris, foyer de toute science ; Cluny, métropole de l’Europe monastique ; Avignon, résidence des papes : dans le prestige incomparable de ces trois noms réside le secret de la primauté de l’art français ».

On suit, dans tout ce livre, de pays en pays, les migrations des formes d’art qu’on a vues naître en terre française. La croisée d’ogives, apparue au cœur de la France, s’impose à la chrétienté. Les cathédrales, en tous lieux, y sont des répliques de celles de Paris, Amiens, Bourges, Laon, Chartres, Reims… Moines, pèlerins, maîtres d’œuvre itinérants ont été les colporteurs de I’opus francigenum. C’est la France qui a créé la décoration originale des portails et des chapiteaux (p. 193) : elle inventait une décoration qui n’a pas d’analogue dans l’art grec ; elle ressuscitait la sculpture, morte depuis environ 600 ans ; et à partir du XIIe siècle, une statuaire, étonnante de vie, a produit des chefs-d’œuvre comparables, par la noblesse ou la grâce, à ceux de l’antiquité. Or partout où a pénétré l’architecture française, la sculpture l’a accompagnée, et, dans sa merveilleuse expansion, elle a atteint même l’Orient.

C’est de cet Orient, au début, qu’étaient venus les modèles de la plastique, avec l’enluminure, la broderie, l’orfèvrerie, l’ivoirerie : le bas-relief serait une miniature agrandie. La France n ’a pas tardé à régner dans ces arts – dits mineurs – et, à son tour, elle a fourni des modèles à l’Europe.

Quant à la peinture, – si, pour la fresque, héritière de la mosaïque, l’Italie « antigothique » tient le premier rang, non sans subir l’influence française18 ; si, pour le « tableau », la même Italie a été plus précoce, – pour le vitrail, « fresque translucide », et la tapisserie, « fresque mobile », « peinture en laine », – comme pour la miniature, – la France a été sans rivale ; son influence est éclatante : « Toute histoire de la peinture européenne qui ne prendrait pas comme point de départ l’art parisien du temps de saint Louis et de Charles V se condamnerait d’avance à ne rien expliquer » (p. 276).

Nous ferons plus lard sa place à la musique dans l’histoire de la civilisation. Notons que l’hégémonie française, à l’époque dont nous nous occupons ici, n‘est pas moins indiscutable dans le domaine des sons que dans celui des arts plastiques (p. 276).

Et pour clore par la littérature cette revue rapide, si la chanson de geste, « sous forme d’imitation et de traduction », s’est répandue, avec le christianisme, en Scandinavie et en Allemagne, la poésie courtoise et le roman courtois ont connu une diffusion plus grande (p. 350). Tristan et Iseut surtout, << la belle légende d’amour et de mort », a dû aux prestiges de l’art d’étendre au loin son pouvoir de séduction et d’émotion. Cet affinement de la sensibilité par le respect ou le culte de la femme, c’est « le don gratuit et magnifique que la France fit au monde occidental » (pp. 368, 384).

*

De tout ce que nous avons dit – avec L. Réau et G. Cohen – il ressort bien que l’art du Moyen Âqe est un art collectif. Doublement collectif : il exprime les sentiments ou les idées de la masse ou de groupes ; il s ’adresse à la masse ou à des groupes. Il subit des influences sociales, politiques et économiques. Il prend un caractère social par occasion, quand il est utilisé à des fins sociales, quand il sert aux revendications du peuple. Mais il n’est pas social, si l’on veut employer un vocabulaire qui réponde à des principes d’explication profonde. L’art, d’une façon générale, n’est i>as social essentiellement : l’activité de jeu est d’essence individuelle. Il a été socialisé dans la mesure où, par des institutions diverses, les sociétés l’ont incorporé à leur vie. Le présent sujet nous invitait à rappeler ces distinctions capitales60.

Dans nos indications et nos réflexions sur l’art médiéval, nous sommes loin d’avoir épuisé le contenu et les suggestions de ce livre. Nos deux collaborateurs ont donné ici la quintessence d’un savoir de rare qualité. Savoir qui, chez Louis Réau, est, si l’on peut dire, plus visuel encore que livresque : le monde presque entier des arts plastiques lui est familier par les voyages, par la contemplation directe des œuvres. Savoir qui, chez Gustave Cohen, procède d’un commerce intime avec les créations du Moyen Âge, d’une sympathie qui est allée, pour le théâtre, jusqu’à la tentative de le ressusciter sur la scène. Chez l’un et l’autre, cette connaissance profonde de l’art – et de la vie sous-jacente – amène, sur toutes sortes de problèmes, – genèse de l’œuvre d’art, influence des milieux divers, rapports de l’art et des mœurs, de la masse et de I ’artiste, – de précieuses remarques® ; et elle fait jaillir, en abondance, les formules frappantes, les pages heureuses de description ou d’analyse.

HENRI BERR.

 

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