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Julienne Janick. La France et l’Irlande nationaliste de 1860 à 1890 : évolution et mutation de liens multiséculaires. In: Étudesirlandaises, n°24-1, 1999. pp. 123-136
www.persee.fr/doc/irlan_0183-973x_1999_num_24_1_1487
Plan
- La France du Second Empire, protectrice et alliée des nationalistes irlandais
- La guerre franco-prussienne : charnière des relations franco-irlandaises
- La IIIe République et la rupture de la tradition franco-irlandaise
- Entre instrumentalisation politique et stéréotypes : la place de la question irlandaise dans la vie politique et culturelle des élites françaises
RÉSUMÉ
Durant la seconde moitié du XIXe siècle, les relations franco-irlandaises s’appuient sur une longue histoire enracinée dans la mémoire des deux peuples. Pourtant, de 1860 à 1890, cette « amitié franco-irlandaise » subit de profondes mutations. Durant le Second Empire, les nationalistes irlandais trouvent toujours en France un refuge et surtout le soutien d’une large partie des élites, et parfois même du gouvernement de Napoléon III. Mais à partir de la guerre franco-prussienne et surtout de la défaite française, les liens franco-irlandais se desserrent rapidement : la France perd son rôle d’alliée militaire,puis politique. Au terme des trois décennies, « l’amitié franco-irlandaise » n’est plus qu’un souvenir, un mythe. Cette évolution est déterminée par l’histoire des deux peuples, et par la vie politique française en particulier ; mais la désaffection de l’opinion publique française s’explique surtout dans une large mesure par la prégnance des stéréotypes français sur l’Irlande.
PREMIÈRES PAGES
Au XIXe siècle, « l’amitié franco-irlandaise » est déjà profondément enracinée dans la mémoire des peuples français et irlandais, s’appuyant sur un lourd héritage : l’installation de religieux irlandais en France dès le VIe siècle et plus encore à partir du XVIe siècle, puis la formation de brigades irlandaises dans les armées françaises et l’appui politique et militaire des souverains français de Louis XIV à Napoléon Bonaparte ont forgé cette « amitié » entre les deux peuples, faisant de la France une alliée, un appui incontournable pour toute tentative de soulèvement irlandais. Durant la première moitié du XIXe siècle, les revendications irlandaises soulèvent encore l’enthousiasme dans les salons parisiens et, réciproquement, c’est vers le gouvernement français que les nationalistes irlandais du mouvement «Jeune Irlande » se tournent en 1848 pour obtenir un soutien politique, et peut-être militaire.
Pourtant, cette tradition pluriséculaire imprimée dans l’imaginaire des Irlandais et des Français subit de profondes mutations durant la seconde moitié du XIXe siècle. Peu à peu, sous le Second Empire et après le conflit franco-prussien, l’écart se creuse entre les attentes des Irlandais et les réactions des élites et des gouvernements français : au terme de cette évolution, à la fin des années 1880, l’amitié franco- irlandaise n’est plus qu’un mythe.
La France du Second Empire, protectrice et alliée des nationalistes irlandais
Sous le Second Empire français, les Irlandais forment une communauté aussi active qu’hétéroclite à Paris : au noyau ancien d’officiers vétérans des brigades irlandaises, les « Anciens Irlandais », parfaitement intégrés dans les cercles conservateurs parisiens, s’ajoutent des visiteurs ou des résidents plus ou moins stables, étudiants, artistes, journalistes et surtout des nationalistes réfugiés en France après l’échec du soulèvement de 1848. C’est à partir de ces derniers que James Stephens, lui-même réfugié dans la capitale française après les événements de 1848, constitue à Paris un pôle du mouvement Fenian, le second pôle étant organisé à New York par John O’Mahony, entre 1858 et 1859 : jusqu’en 1867, le mouvement Fenian se structure autour de ces deux pôles à partir desquels, à l’abri des persécutions britanniques, il développe des ramifications en Irlande, planifie les attentats et les soulèvements mis à exécution en Grande-Bretagne de 1865 à 1867. La capitale française n’est plus seulement un refuge, elle devient un centre actif du mouvement révolutionnaire irlandais dirigé par Stephens qui s’entoure d’un noyau de Fenians très mobile, composé notamment de Thomas Clarke Luby, John et Arthur O’Leary, Joseph Denieffe, Edmond O’Donovan, David Bell et de ses cousins, Andrew, James, Joseph et Patrick Casey.
Bien qu’elles se fréquentent peu, les communautés irlandaises gravitent à Paris autour des mêmes quartiers où elles logent et se retrouvent : le quartier latin, le 17e arrondissement et aux alentours de l’Opéra et du Palais Royal. Ainsi, alors que les étudiants et les nationalistes révolutionnaires habitent plutôt dans les pensions bon marché, particulièrement l’une d’entre elles située 26 rue Lacépède, à proximité du Panthéon, les Anciens Irlandais, tel Miles Byrne qui participa au soulèvement des United Irishmen en 1798 avant de rejoindre la Légion irlandaise, s’installent plus volontiers dans le quartier des Champs-Elysées. Les Irlandais de Paris se croisent dans ces quartiers, parfois aussi au Collège des Irlandais et à l’église passioniste anglophone située avenue de la Reine Hortense, dans le XVIIe arrondissement ; mais ils forment des groupes distincts, animés par des convictions, des objectifs et des intérêts différents. Seul John Patrick Leonard, professeur d’anglais d’origine irlandaise, installé en France depuis 1829, naturalisé français en 1848, parvient à s’intégrer aussi bien parmi les Anciens Irlandais qu’auprès des réfugiés politiques et même des artistes. Quels que soient leur mode de vie ou leurs convictions politiques, tous ces Irlandais partagent un sentiment nationaliste prononcé qu’ils s’efforcent de diffuser auprès de leurs amis français.
En effet, les élites politiques et culturelles françaises restent sensibles à la question irlandaise. Dès le début du Second Empire, les libéraux français, dont une partie est réfugiée à Londres, se sont détournés de la cause de l’Irlande : érigeant leur hôte anglais en modèle du libéralisme, ils concluent à l’immaturité chronique du peuple irlandais, incapable de profiter des bienfaits des institutions libérales anglaises. Au contraire, les républicains français conservent toute leur sympathie pour les irlandaises ; ils dénoncent d’autant plus volontiers l’oppression britannique en Irlande qu’ils subissent eux-mêmes en France la rigueur du Second Empire. Ainsi, en 1867 et 1868, la campagne pour l’amnistie des Fenians emprisonnés et condamnés à mort mobilise les républicains français réfugiés à Londres, et Victor Hugo, également en exil, adresse une lettre à la reine d’Angleterre pour obtenir la grâce d’un Fenian condamné. Mais bâillonnés en France où ils ne jouissent encore que d’une faible audience, les républicains français ne constituent pas un appui pour les nationalistes irlandais. C’est donc essentiellement parmi les conservateurs et parmi les cléricaux que les patriotes irlandais trouvent leur meilleur soutien. Perçue comme une île totalement préservée des tumultes politiques, économiques et sociaux qui agitent les sociétés occidentales depuis le début du siècle, pour les conservateurs français, l’Irlande incarne d’une part l’image d’une société rurale et catholique d’Ancien régime dont ils ont la nostalgie, et d’autre part la lutte contre le libéralisme et le protestantisme abhorrés. Ainsi s’expliquent les efforts déployés par l’illustre évêque d’Orléans, Mgr Dupanloup, en faveur de l’Irlande : informé et directement sollicité par son ami John Patrick Leonard, Mgr Dupanloup lance un appel en faveur des Irlandais en détresse auprès des catholiques de Paris, à l’église Saint-Roch, le 25 mars 1861, et adresse gracieusement aux prélats irlandais qui le lui demandent des exemplaires de ses œuvres, traduites et très appréciées en Irlande. Plus surprenants sont les liens noués par le leader des Fenians à Paris, James Stephens, avec le marquis Boissy du Coudray, sénateur légitimiste, radical, chauvin et très anglophobe, qui le reçoit, lui ouvre son salon, le présentant à la société parisienne comme le « futur président de la république irlandaise ». Stephens fréquente également deux écrivains dotés alors d’une certaine notoriété et surtout choyés par les gouvernements du Second Empire, Léon Gozlan et Jules Sandeau. Ainsi, en France, dès le début du Second Empire, les communautés de nationalistes irlandais trouvent leurs plus solides appuis dans les milieux conservateurs et non plus parmi les libéraux, qui étaient leurs plus fervents hérauts durant la première moitié du siècle, lorsque le droit des nationalités était au centre de leur lutte.
La position adoptée par les autorités françaises reflète cette sympathie pour l’Irlande affichée par les conservateurs français, mais pondérée par la volonté de ménager l’Angleterre. Les consuls français à Dublin témoignent très régulièrement des sollicitations dont ils sont l’objet en tant que représentants de la France et des espoirs que continue à susciter le souvenir des débarquements français en Irlande ; le 19 mai 1865, le quotidien nationaliste The Irishman va jusqu’à affirmer que James Stephens aurait été reçu par Napoléon III en personne, qu’il serait en contact suivi avec Drouyn de Lhuys, ministre des Affaires étrangères et que le mouvement Fenian serait soutenu financièrement par Paris, informations qui ne sont corroborées par aucune source. De fait, l’impératrice Eugénie, dont l’influence sur l’empereur est avérée, se montre particulièrement généreuse dans ses œuvres au profit des Irlandais et Napoléon III, qui souhaite inscrire sa politique dans la continuité de celle menée par son oncle, Napoléon Bonaparte, affiche sa volonté de soutenir les peuples opprimés. En 1868, le gouvernement français rejette une requête des autorités anglaises visant à obtenir l’interception du courrier que le Fenian James O’Kelly se faisait adresser en poste restante en France, au Havre. La même année, Napoléon III refuse l’extradition de deux Fenians impliqués dans l’attentat perpétré à la prison de Clerkenwell, arguant du fait que les deux hommes, James Murphy et Patrick Casey, sont des patriotes en guerre contre un ennemi de leur patrie. Par delà son éventuelle inclination personnelle en faveur de l’Irlande, l’empereur français s’efforce surtout d’utiliser ces affaires pour montrer à l’Angleterre qui accueille les réfugiés politiques français combien la protection d’opposants politiques peut être préjudiciable. Mais comme Louis XIV ou Napoléon Bonaparte, Napoléon III se sert de la cause irlandaise plus qu’il ne la sert. De fait, il sait aussi préserver les intérêts diplomatiques français, comme le prouve la saisie par les autorités françaises d’un pamphlet dénonçant le traitement des prisonniers politiques irlandais, au mois de juillet 1869, saisie justifiée par le souci de ne pas froisser « notre cordiale alliée ».
Sous le Second Empire, de 1851 à 1870, la question irlandaise bénéficie toujours en France du soutien d’une large partie des élites politiques et culturelles françaises et dans une certaine mesure, de celui des gouvernements. « L’amitié franco-irlandaise », le souvenir des liens qui unirent ponctuellement les peuples français et irlandais expliquent la sympathie spontanée exprimée pour l’Irlande ; mais la question irlandaise apparaît surtout comme un vecteur politique, qui permet aux uns d’exprimer leur nostalgie d’une société conservatrice d’Ancien régime, pour les autres de dénoncer l’oppression politique.