via Crise du leadership: «comment la France a oublié le modèle Bernadotte» – Bilan


15 janvier 2019 – par Matthieu Hoffstetter


Pour Ludo Van der Heyden, titulaire de la chaire de gouvernance d’entreprise à l’INSEAD, les crises françaises sont liées à un modèle de leadership qui n’assure pas la prise en compte de l’intérêt général avant l’intérêt particulier. Alors que la Suède vient de commémorer le 200e anniversaire du couronnement de Bernadotte, le professeur compare son style à celui de Napoléon, qui a marqué la France mais dont le leadership impérial n’est pas exemplaire.
Crise du leadership «comment la France a oublié le modèle Bernadotte»
Charles XIV Jean de Suède, alias Jean-Baptiste Bernadotte, né à Pau et devenu général de la république française puis roi de Suède. Crédits: DR

Et si la Suède avait davantage tiré profit de la Révolution française que l’Hexagone? Cette idée iconoclaste est tirée de la réflexion menée par Ludo Van der Heyden, titulaire de la chaire de gouvernance d’entreprise à l’INSEAD. Pour lui, à travers le général Bernadotte, militaire français qui a été appelé à régner sur le royaume scandinave, les valeurs de la démocratie république ? ont paradoxalement davantage imprégné la culture de la monarchie nordique que celle de la république française.

Bilan: D’où vous est venu l’idée de comparer les empreintes laissées par Bernadotte en Suède et Bonaparte en France?
Crise du leadership «comment la France a oublié le modèle Bernadotte»_Ludo Van der Heyden. (INSEAD)
Ludo Van der Heyden. (INSEAD)

Ludo Van der Heyden: Je suis Belge. Enfant, j’ai pu voir l’impressionnant Panorama de Waterloo. Et je suis Anversois, ville qui s’est remise à fonctionner grâce à Bonaparte, qui a remis en oeuvre le port, à l’arrêt depuis 200 ans suite à la scission des Pays-Bas espagnols qui ont fait que les Hollandais ont «coupé» l’Escaut et l’accès à la mer. J’ai donc grandi avec une forme de familiarité avec Napoléon.

Or, voici une quinzaine d’années, un collègue spécialiste de stratégie – le professeur Chan Kim inventeur de la Stratégie dite de l’Océan Bleu – m’avait demandé de trouver des bons exemples de Fair Process. Comme l’INSEAD est à Fontainebleau, Napoléon semblait tout trouvé: la ville lui reste très associée. J’ai ainsi débuté en 2000 à étudier son leadership. C’est un exemple fascinant et très riche car avec lui, on n’a pas une bataille ou un moment unique, mais un parcours complet, une ascension depuis ses fonctions de sous-officier jusqu’à son règne d’Empereur des Français. Il finit PDG d’une entreprise familiale (n’oublions pas à quel point il a impliqué sa famille dans le gouvernement de la France et de ses possessions) qu’il détruit par hubris.  Son cas est assez typique du «rise and fall» de nombreux CEO.  On peut penser à Jean-Marie Messier, mais aujourd’hui, l’exemple le plus frappant est Carlos Ghosn: il gagne une formidable bataille au Japon (son Austerlitz), sauve Renault dont il vient, devient empereur d’un géant mondial… et finit trahi sur une île. Bernadotte est un modèle de leadership beaucoup plus proche du Général de Gaulle et bien éloigné de celui de Napoléon, que l’on compare pourtant parfois. Deux tiers des PDG français prennent Napoléon comme exemple, selon une étude que j’avais lue voici quelques temps. Tandis que les Français soit ne savent rien sur Bernadotte, soit le voient comme un traître. Or, je me suis plongé dans son histoire et j’ai découvert un être remarquable.

Pourriez-vous nous resituer rapidement son parcours?

C’est un fils d’une famille de la bourgeoisie du Béarn, pays fier et prudent, qui s’engage dans l’armée du roi de France. Au cours de la Révolution française, il va gravir les échelons peu à peu et atteindre le grade de général. Il va notamment se distinguer sous Kléber dans les campagnes aux Pays-Bas et en Allemagne, après quoi il est envoyé en renfort à Napoléon lors de la campagne d’Italie, ce dernier ne supportant pas qu’on lui fasse la moindre ombre, ne reconnaîtra jamais ni ses talents ni ses contributions. Beau-frère de Joseph Bonaparte par son mariage à Désirée Clary, la fiancée trompée de Bonaparte – certains disent que ceci lui a sauvé sa tête – il va être appelé par la Suède à devenir prince régent du royaume dont la succession au trône est vacante, et va ensuite fonder une dynastie qui règne encore aujourd’hui (il est le seul parmi les maréchaux à avoir réussi cette durabilité qui va bien sûr profiter à son pays d’adoption). Sitôt sur le trône, il va moderniser son pays avec les idées républicaines françaises (dont les hautes écoles, la technologie,…) mais toujours en respectant les Suédois et le parlement. Pressé des deux côtés, et considérant Napoléon perdu après le désastre russe (il aura la sagesse de décliner les exigences d’alliance pour une opération qu’il jugea de suite comme fatale) il se joindra à l’Europe et participera activement au renversement de Napoléon. Ce qui lui vaudra une haine tenace de la part des bonapartistes qui ont tué son image en France (et continuent à le faire). L’empereur lui-même a écrit dans ses mémoires que sa fortune a changé dès lors que Bernadotte s’est mis à contrecarrer ses projets.

En quoi son parcours et son leadership diffèrent-ils de celui de Bonaparte?

Avec Napoléon, il faut distinguer le général Bonaparte, dont tout le monde s’accorde à louer le génie militaire, l’audace, la gestion des troupes, de l’empereur Napoléon, PDG de la France. Dans ce rôle, son destin et ses résultats sont associés avec la… Bérézina: le terme est resté ainsi synonyme d’échec absolu.

Bernadotte, c’est un autre style. Lors de ses campagnes militaires, ses troupes sont toujours des plus disciplinées, ce qui vaudra la reconnaissance de ses ennemis allemands et suédois. Son armée est républicaine (comme d’ailleurs toute l’Armée du Rhin), bien tenue et ne « vit pas sur le pays », ni s’enrichit. Moins de violences, et tout abus de la part de ses hommes puni. Bernadotte est respecté par les populations civiles dans les territoires conquis, et de même on dit qu’il était le supérieur de cette époque le plus apprécié de ses hommes. Il est connu pour avoir pris garde à épargner la vie de ses hommes, et finira par détester la guerre qui, selon lui, enlève au pays sa jeune génération.

Quand les Suédois l’invitent à venir présider aux destinées de leur pays, il en a assez d’être traité injustement par Napoléon et Berthier qui gèrent le quartier général, et n’hésite pas longtemps.  Quand il arrive en Suède, le pays est moribond, corseté par l’aristocratie, et défait par la Russie qui lui a enlevé la Finlande. Il va vers un milieu noble et un modèle monarchique qu’il a connu dans sa jeunesse en France. Le fils de juge à Pau va vivre son apogée en Suède et non en France. C’est un homme du peuple qui a gravi les échelons, un exemple de réussite républicaine remarquable. Et il va s’employer à appliquer en Suède ce qu’il a emmagasiné pendant quinze ans de Révolution en France.

Il va, avec son fils Oscar, moderniser la Suède de manière durable, et cela pendant les 41 ans de leurs deux règnes successifs. Effectivement, la rencontre, sous un leadership bienveillant, d’un apport substantiel de la Révolution française sur un substrat suédois va être des plus heureuses. La Suède va regagner ses titres de gloire (entre autres en choisissant le camp européen contre Napoléon), va ensuite devenir neutre, se faire oublier du monde, et se moderniser pendant des décennies. Ceci va lui permettre d’aborder le XXe siècle sans avoir subi de nouveaux conflits, de révolution ou de troubles sociaux durables. C’est tout l’apport d’un général républicain de grande valeur qui se transforme en homme d’État remarquable et laissant un acquis durable.

Il faut se rappeler combien la Suède était en piteux état à son arrivée. Bernadotte a créé des écoles (à la française), a respecté le parlement, a été leader sur les missions qu’on lui confiait, mais jamais comme un fou furieux, gardant ce côté béarnais, pris en tenaille entre deux grands voisins. Il a refusé de s’embarquer dans une conquête de la Finlande au détriment de la Russie (ce pourquoi on l’avait fait venir), mais a par contre récupéré la couronne norvégienne détenue par le rival traditionnel danois. C’est grâce à lui que la Suède prend le relais du Danemark comme puissance nordique.

Bernadotte n’a pourtant pas été très proche des Suédois: il a vécu la vie d’un roi et chef d’état, avec quelques proches conseillers, tant suédois que français. Il vécut mal qu’aucune famille aristocratique suédoise ne voulut que leur fille épousa Oscar; il rebondit en favorisant le mariage de son fils à la fille d’Eugène de Beauharnais, prince de Leuchtenberg, le réunissant ainsi pour de bon aux Bonaparte et aux aristocrates allemands. Il y avait cependant un respect mutuel basé sur la conscience que toutes les parties tiraient avantage de cette union, et que le but était la prospérité des Suédois. Il n’apprit jamais le Suédois, son fils prononçant ses discours, et reçut de cette manière une instruction inégalable. En bon béarnais, être protestant fut facile pour lui, et sa femme resta catholique. C’est bien lui et son fils qui ont rendu les Bernadotte suédois et les Suédois bernadottiens.

En quoi était-il issu d’une culture ou d’un milieu qui a pu favoriser ce leadership respectueux?

Il y a divers éléments explicatifs. Déjà, il faut se pencher sur sa ville et sa région d’origine. Bernadotte est né et a grandi à Pau. Or, cette ville et le Béarn sont des bastions de la Réforme. Les habitants, entre Espagne et France, sont baignés dans cette culture du juste milieu, du pragmatisme, du compromis. Il était malléable et adaptable, mais épris de justice, les Béarnais limitant les pouvoirs absolus du Roi lors de leur intégration à la France. Il y a eu des dérives conservatrices à la fin de la vie de Bernadotte, mais il fut respecté par son peuple jusqu’à la fin, fidèle à sa maxime «L’amour du peuple est ma récompense».

Bernadotte n’était pas quelqu’un qui forçait les choses de manière violente, il attendait les opportunités et les saisissait. C’est quelqu’un qui étudiait les événements, et toujours évita les risques inconsidérés. Il fut excellent face à un Napoléon au sommet de son pouvoir, qui tenta de lui imposer une contribution suédoise à la campagne de Russie. La neutralité suédoise fut pour lui le moindre risque entouré de voisins puissants.

C’est un des généraux forgés par les idéaux de la Révolution française, qui a pleinement intégré les valeurs de celle-ci. On ne reconnait pas assez l’ensemble de ces grands généraux républicains: Kléber, Moreau, Bernadotte, Dumas … qui tous ont été combattus férocement par Napoléon et son fidèle Berthier. Une partie de la France voulait une monarchie parlementaire, qui aurait pu être bien représentée par l’un d’eux. Parmi eux Bernadotte est le plus plausible et le favori du tsar pour l’après-Napoléon en France.  Le destin choisit Talleyrand, qui fit revenir les Bourbons et la Restauration, véritable arrêt républicain, et commença une longue période indécise et de soubresauts, alors qu’au Nord, la Suède moderne se construisit sous un leadership français.

Quels enseignements en tirez-vous pour l’actualité française?

Je ne suis pas historien. Je regarde l’histoire avec mes biais d’aujourd’hui. Ce qui m’intéresse ce sont les leçons pour la période contemporaine. Pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient et construire sur les acquis et éviter les erreurs du passé.  Encore faut-il une analyse sans biais ni concession.  Les Français célèbrent l’énorme Napoléon, ses batailles, les grands faits, mais se livrent finalement assez peu à des analyses plus fines et de long terme sur les impacts de la Révolution et de ses avatars.

Les Gilets Jaunes sont encore portés par les images du passé, entre autres parce que les Français n’ont jamais eu une République qui fonctionne sur la durée: ils se voient comme les Révolutionnaires de 2018-2019, comme en 1789. Leur méthode n’est pas républicaine, ni à la base, ni au sommet. Et en grande partie au début, les Français, enthousiasmés par les révolutions du passé, sont séduits avant de sombrer dans des réalités trop souvent décevantes. Après Napoléon I, on fait revenir Napoléon III ; après la IVème République on construit une Vème finalement assez impériale, mais qui doit impérativement être mené par un vrai républicain pour éviter les dérives.

Les Français se perdent depuis des années à chercher la 3e voix. Cette 3e voix elle est là, c’est la Suède, et elle est d’apport français ! Il y a dans ce pays une culture de la contestation violente qui est populaire mais pas républicaine.  Cette culture de la confrontation, elle est aussi jusqu’au sommet de l’état où on impose au lieu de chercher le compromis… Emmanuel Macron veut se donner l’image d’un leader infaillible qui ose des coups, qui prend des paris, parfois des coups de poker comme Napoléon. Peut-être pourrait-il s’inspirer davantage de Bernadotte qui comprit les attentes de son peuple et de ses besoins, et les mena bien au delà de leurs attentes. Mon point est simple :  de la base au sommet, la France gagnerait de réévaluer le modèle Bernadotte. Le 200ème anniversaire de son accession au trône est une occasion manquée (y compris par François Bayrou, maire de Pau).

Et dans la sphère économique? Y a-t-il des leaders Bernadotte?

Les Bernadotte, dans le business, ils existent mais on les entend pas ou peu. J’évoquais en introduction le cas Carlos Ghosn. Celui qui est plus proche de Bernadotte que de Napoléon, c’est Louis Schweitzer, son prédécesseur, qui n’aurait en aucun cas, je crois, été associé aux dérives que l’on reproche aujourd’hui à l’impérial Ghosn.

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