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Hafez Saleh Magdi Abdel. Les rapports culturels entre la France et l’Egypte. In: Cahiers de l’Association internationale des études francaises, 2004, N°56. pp. 57-66
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Communication de M. Magdi ABDEL HAFEZ SALEH
(Université ďHelwan-Le Caire)
au LVe Congrès de l’Association, le 7 juillet 2003
TEXTE INTEGRAL
L’histoire des rapports culturels entre la France et l’Égypte est très longue et très riche. En réalité l’Egypte était présente en France avant l’Expédition de 1798 par le fait de relations politiques, commerciales et bien entendu de l’égyptomanie qui trouve sa première expression dès le XVI° siècle. Pour mémoire, la ville de Nîmes fut fondée par des légionnaires venus d’Egypte comme en témoigne une monnaie de la ville portant le crocodile et le palmier. Dans la Gaule romaine, le culte d’Isis fut florissant. Dès le Moyen Age, des commerçants se rendent en Basse-Egypte pour recueillir des reliques. Au XVI° siècle, les négociants de Marseille et de Provence s’installent au Caire et à Alexandrie d’où ils rapportent nombre d’objets antiques qui meublent leur « cabinet de curiosité ».
L’arrivée des troupes de Bonaparte n’était donc en aucun cas le premier contact entre les deux peuples. Jusqu’à aujourd’hui, les Égyptiens n’ont jamais oublié que la première imprimerie connue en leur pays a été importée par les savants de l’Expédition. Sans oublier que des savants et artistes qui ont accompagné cette campagne étaient au nombre de 167, en plus de 19 hommes du génie civil et de 16 géomètres et dessinateurs de cartes. Sans compter les astronomes, les botanistes, les chirurgiens, les chimistes, les archéologues, les zoologues, les mathématiciens, les minéralogistes, les professeurs et les interprètes . Et la présence de ces savants ne fut pas vaine puisqu’ils ont contribué à la fameuse Description de l’Egypte. Vous savez bien l’importance historique et scientifique de cette œuvre. Au bout de moins de quatre ans l’Expédition est partie avec le bonheur et la douleur des deux parties. Mais malgré le conflit et l’amertume de la guerre, une seule chose a pu résister, à savoir ces profondeurs culturelles qui ont imprégné la vie des Égyptiens.
Mohamed Ali, pacha d’Egypte, avait décidé de faire entrer l’Egypte dans le monde moderne. Son choix s’est porté directement sur la France ; il commença à envoyer des cadeaux au roi de France, dont la célèbre girafe qui émerveilla le peuple de Paris, suivie d’un obélisque qui orne actuellement la place de la Concorde. Des Français, dont des Saint-Simoniens, se rendirent en Egypte pour entreprendre des réformes ou y édifier des constructions. Les Saint-Simoniens construisirent aux frais du pacha le barrage du Delta. Un plan de percement du Canal de Suez fut également dressé par eux. Mais, si des Français vinrent en Egypte, des Égyptiens se rendirent dès lors en France. En effet, à l’instigation du Français Jommard, on envoya la première mission des étudiants égyptiens sous la direction du Français. Rifai al Tahtawi fit partie de cette mission en qualité d’Imam puis il est devenu un des brillants étudiants de cette mission. Cette mission comprenait quarante-quatre étudiants : onze pour étudier la gestion militaire, civile et politique, huit pour la marine, le génie civil et militaire et l’artillerie, deux pour la médecine et la chirurgie, cinq pour étudier l’agriculture, la minéralogie et l’histoire naturelle, quatre pour étudier la chimie, quatre pour étudier l’hydraulique et la fonte des métaux, trois pour étudier l’imprimerie et le percement des métaux, un pour la traduction et un autre pour l’architecture. Cinq revinrent pour des raisons de santé ou pour incapacité. Cette mission s’est prolongée cinq ans, de 1826 à 1831. Elle a formé l’élite qui a permis à la France d’être présente dans la vie culturelle et intellectuelle de l’Egypte et cela jusque de nos jours. Car les étudiants égyptiens n’ont pas cessé d’être envoyés à Paris et dans les capitales de l’Europe. 114 étudiants égyptiens firent jusqu’en 1833 leurs études en France . Sans oublier que l’université égyptienne, inaugurée le 21 décembre 1908, a envoyé sa première mission en Europe en 1915, neuf étudiants dont six en France ; sans compter les étudiants qui partirent à leurs frais faire leurs études en France (5). De nombreux étudiants bénéficièrent du mécénat de princes égyptiens.
Il ne faut pas oublier non plus que c’est un Français, Ferdinand de Lesseps, qui sous le règne de Said pacha, effectua le percement du Canal de Suez. Cela nous permet de conclure que la présence de la France au sens civilisateur et intellectuel, dans la vie culturelle contemporaine en Egypte, a pris un caractère institutionnel. Sa dynamique et son efficacité trouvent leurs racines dans l’histoire.
La relation entre la France et l’Egypte tout au long des deux siècles qui ont suivi l’Expédition fut riche et fertile, et d’une spécificité unique. Une spécificité différente de la spécificité de la relation entre la France et le Liban ou de celle de France et de l’Afrique du Nord. Durant ces deux siècles la France demeura le symbole des Lumières, de la liberté et des nouvelles tendances dans l’art, la pensée, la littérature et la vie puisqu’elle est devenue une passion chez les Égyptiens. Si on dit aujourd’hui que l’Institut d’Egypte a gardé son nom et ses fonctions parce qu’il a été fondé par Bonaparte, que peut-on dire de toutes ces institutions qui ont été établies après le départ des Français avec des appellations en français ? Ainsi de l’association égyptienne d’études historiques, de l’association égyptienne d’économie politique, de recensements et de la législature avec sa prestigieuse revue : Egypte contemporaine, qui est restée jusqu’aux années 40 publiée en Français, ou bien de l’association de géographie… (6) Dans ce sens, on peut ajouter beaucoup d’organes qui sont restés fidèles à cette profondeur culturelle française. A titre d’exemple, les banques en Egypte écrivaient leur procès-verbaux, leurs feuilles de dépôt, leurs chèques et toute leur gestion financière en français. Il suffirait de constater que la banque d’Egypte (banque misr) garde son logo en français. Voyez aussi les archives toujours avec leurs enregistrements en Français, et cela jusqu’en 1948 (code civil égyptien).
Si on se penche un peu sur l’histoire, on constatera plusieurs détails qui peuvent confirmer nos propos : les décrets, depuis 1866 sous le règne du khédive Ismail, et jusqu’en 1880, étaient écrits en français. Les procès verbaux, depuis les premiers conseils des ministres le 28 août 1878, ont été écrits en français et cela jusqu’au début des années 30. Le régime des Tribunaux mixtes a gardé la langue française de 1878 jusqu’en 1948 (date de son abolition). On peut ajouter que le système d’enseignement en Égypte a gardé un lien étroit avec la France, en marque de protestation contre l’occupation britannique. Bien plus, l’aristocratie égyptienne a toujours pris soin de parler en français par geste de patriotisme contre les Anglais. Cela veut dire que la langue française, à certains moments, est devenu un outil de résistance contre l’Angleterre. Rifai al Tahtawi a rendu hommage à cette langue en écrivant : « Au nombre des choses qui aident les Français à progresser dans les sciences, il faut compter la facilité de leur langue et tout ce qui la rend parfaite ».
Sous le règne du khédive Ismail, qui voulait que le Caire fût une capitale à l’européenne, un vaste programme d’haussmannisation du Caire se mit en place. Jardins et artères principales furent installés sur le modèle parisien. Des Français furent effectivement mobilisés pour la besogne, un bois de Boulogne avec cascade fut installé à Guizeh, et le percement de la célèbre rue Mohamed Ali fut effectué, avec des arcades, à l’exemple de la rue de Rivoli. Le palais d’Abdine fut édifié sur l’exemple versaillais.
Mais si Paris vint en Afrique, le Caire à son tour se déplaça à Paris. Effectivement, à l’exposition universelle de 1867, trois pavillons égyptiens furent installés, le premier sur le modèle du temple de Dendera, le second sur le modèle d’un palais du Caire et le troisième sur le modèle d’ateliers à l’égyptienne (7).
Un aspect reste toujours caché, à savoir qu’il y a beaucoup d’artistes et d’hommes de lettres français qui sont venus en Egypte pour suivre les traces de l’Expédition ; ils sont revenus avec des croquis qui reflétaient la magie de l’Orient. Cela a attiré quelques grands artistes français de la fin du XIXe siècle comme Renoir, Emile Bernard, Fromentin, Fourchilat, Frères, Clément, Giraud et Dunot, ainsi que d’autres peintres et des musiciens. Ils ont choisi la rue de Khoromfich au quartier d’al Gamalieh pour y installer leurs ateliers, leurs clubs et leurs récitals (8). Les Égyptiens connaissaient l’art qui faisait partie de la religion. La venue des artistes français a fait entrer pour la première fois dans nos mœurs le tableau encadré et les galeries. Influencé par la France, le khédive Tawfic inaugura la première exposition des beaux-arts à l’opéra du Caire en 1891. Cette exposition a continué jusqu’en 1902, date de son transfert à la rue de Madabegh, où on l’a appelée « le complexe artistique » (9). Au début du XXe siècle, le prince Youssouf Kemal, formé en France, fonde l’École des Beaux- Arts à Darb al Gamamiz sur le conseil de son ami le sculpteur français Guillaume Leblanc, premier directeur de l’École. La plupart des professeurs de ces écoles étaient français et on y appliquait les programmes des Beaux- Arts de Paris : peindre les statues romaines, la nature morte, les portraits, le paysage naturel et la nature. La méthodologie de cette école contient les études de dissection, la vision géométrique en trois dimensions, la représentation sphérique des personnes et des formes par l’ombre et la lumière, l’utilisation des couleurs graduées, le dessin au charbon et les couleurs de pastel — tout cela par une méthode académique classique (10). Il n’était pas étrange que les premières missions à l’étranger pour étudier l’art se dirigent vers la France. On peut citer en exemple le sculpteur égyptien Moukhtar, en 1912, puis le peintre Ahmed Sabry ; tous les deux gagnèrent le prix du salon de Paris. Après la seconde guerre mondiale sont venus avec les troupes alliées de jeunes intellectuels français, des peintres, des poètes et des écrivains qui ont transféré à l’avant-garde des artistes égyptiens beaucoup d’idées révolutionnaires. Ainsi du groupe L’art et la liberté du poète Georges Henein, des artistes comme Ramsis Younan, Kamel al Tilmissani et Fouad Kamel. Ce groupe a préconisé au début le surréalisme et en même temps le marxisme en se référant à André Breton et Paul Eluard ; il s’exprimait en français (11).
On constate par ailleurs que la première affiche de salle de cinéma fut écrite en français. La revue intitulée La Réforme écrivait en 1896 : « Les travaux ont commencé dans une salle de la bourse de Tossoun pacha pour y installer les projecteurs du cinématographe ». Deux jours après, la même revue nous apprend que le cinématographe a projeté son premier film à Alexandrie. Beaucoup de projections concernaient la France et ses colonies. Cela a permis que la première expérience visuelle à l’œil émerveillé du spectateur égyptien vienne de France. Et l’on sait que les spectateurs de ces projections étaient, selon La Réforme, des étudiants accompagnés par leur professeurs « pour leur donner l’occasion de regarder cette merveilleuse application de la physique (12) ».
Dix jours après, les spectateurs du Caire découvraient les premières projections du cinématographe dans la salle Le Hamám Shneider, près du bureau du prince Halim pacha. M. Henri Delometrologuo avait acquis la licence de ces projections. Les premiers tournages de scènes égyptiennes furent effectués grâce à un Français M. Bromio, le premier photographe de la maison des Frères Lumières à Lyon. En 1933 le cinéma égyptien a envoyé Ahmed Badrakhan et Maurice Cassab à Paris, pour étudier la mise en scène et la réalisation(13).
Les monuments égyptiens remplissent le Louvre en tant que patrimoine de la civilisation humaine et non pas uniquement de l’Egypte. La France n’a jamais cessé l’aide à la découverte et la restauration des monuments égyptiens à travers les décennies précédentes à tel point qu’elle est devenue un vrai partenaire à la protection et l’entretien de notre patrimoine.
Il est vrai qu’à certains moments il y a eu régression de la francophonie en Egypte, par exemple avec l’abolition en 1948 de l’école de droit français au Caire, qui avait été fondée sous le règne du khédive Ismail. Cette école de droit a été abolie avec la fin du régime des capitulations et des tribunaux mixtes. Une autre marque de régression fut la fermeture provisoire de l’école égyptienne à Paris par le khédive Abbas I. Cette école avait été fondée par Mohamed Ali. Les missions scolaires reprirent sous Said pacha et ont continué jusqu’à la veille de la première guerre mondiale. Malgré tout ce qu’on peut dire, on ne peut pas oublier que mon passeport égyptien est écrit en arabe et en français — c’est habituel depuis la loi des nationalités de 1924. On utilise encore les mots français en égyptien pour désigner les choses ayant trait à plusieurs métiers dans la vie quotidienne (étiquette, mode, vêtements et parfums). Vous savez que la télévision, introduite en Egypte dans les années soixante, garde son nom français. On ne peut pas oublier que tous les noms de nos rues dans le vieux Caire étaient écrits en Français ; de même dans les plus prestigieuses villes sur le Canal de Suez. Dans le musée du Caire, les cartels antérieurs aux années 60 étaient écrits en français.
Aujourd’hui, la France participe aux grands projets du Caire : le métro, réplique du métro parisien ; le nouvel hôpital de kasr al Aini, hôpital qui avait été fondé par un Français à l’origine de la réforme du système sanitaire, Antoine-Barthélémy Clot bey ; la bibliothèque d’Alexandrie ; le satellite égyptien Nile sat. Sans oublier l’extension commerciale en Egypte de la chaîne Carrefour, ou une université francophone près du Caire. Mais la question que l’on se pose aujourd’hui est la suivante : est-ce que toutes ces activités peuvent entretenir la francophonie en Egypte, c’est-à-dire le rapport culturel entre ces deux peuples ? Je pense qu’étant donné ce qui se passe aujourd’hui dans le monde : la globalisation, la révolution de la communication, les problèmes écologiques, les crises politiques et humanitaires, la francophonie peut jouer un rôle fondamental pour une simple raison : cette globalisation a pris un caractère anglo-saxon pesant, avec des aspects négatifs. Par contre, la position actuelle de la France, opposée à l’engagement américain et britannique en Irak, peut présenter un nouveau visage de globalisation basée sur la justice et le droit. Surtout si l’on se rappelle la position de la France à l’égard de la généralisation du traité du G.A.T.T. dans le domaine de la culture, lorsqu’elle a appelé à la diversité culturelle. L’attitude de la France pendant la guerre d’Irak, son attitude vis-à-vis du monde arabe en général, en particulier en ce qui concerne le problème palestinien, tout cela peut faire face à l’hégémonie d’une seule superpuissance, tout cela nous incite à trouver de nouvelles alternatives capables d’envisager tous ces dangers en nous appuyant sur la civilisation de la francophonie.
Magdi Abdel Hafez Saleh