Güneş IŞIKSEL et Emmanuel SZUREK [dir.], Turcs et Français. Une histoire culturelle, 1860-1960, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, 387 p. ISBN : 978-2-7535-3349-3. 22 euros.
Tables de matières
- Préface de François Georgeon
- De Paris à Constantinople : translations intellectuelles
- Archéologues et militaires : servir la France auprès des Turcs
- À l’ombre de la Turquie nouvelle
- L’université turque, acteur et enjeu des relations scientifiques internationales
- Autour de Jean Deny, vers une histoire de la turcologie française
4° de couverture
La présence française en Turquie apparaît aujourd’hui comme un lointain souvenir, un fragment parmi d’autres de cet espace francophone transnational qui, de L’Europe centrale à la Méditerranée orientale, a connu son apogée au tournant du xxe siècle. De cet archipel culturel, le rivage turc aura pourtant été le maillon fort. Nulle part la poésie, la philosophie et les ouvrages de médecine, mais aussi les manières de table, les recettes de cuisine, les articles de mode, les magazines de charme et les troupes de théâtre venues de France n’auront été aussi bien accueillis, écoutés, consommés, adaptés et réinterprétés que sur les bords du Bosphore.
Pour être franco-turque, cette configuration culturelle n’a rien de symétrique. Émergeant dans le contexte de la guerre de Crimée, elle est indissociable des enjeux diplomatiques, économiques et militaires qui inspirent l’action des décideurs français en Orient. Plutôt que d’un « empire culturel » français en Turquie, cet ouvrage offre le récit d’une extraversion sous dépendance. La culture française a été un filtre ou un levier grâce auquel les bourgeoisies ottomanes, puis turques, se sont approprié un corpus de références européennes, dans un contexte de globalisation de la culture occidentale. En outre, les dispositions impériales des exportateurs culturels n’ont jamais cessé de croiser, sur le terrain, les stratégies de distinction des importateurs culturels. L’échange franco-turc, enfin, n’est pas un fait bilatéral. Il se noue à Paris et à Istanbul, mais aussi à Salonique, Jérusalem, Beyrouth, Odessa et Alexandrie. Outre des Turcs et des Français, il mobilise des Arméniens, des Grecs, des Juifs et des Kurdes de l’Empire ottoman, ainsi que toutes sortes d’Européens, sans compter ceux qui ne se rangent ni d’un côté ni de l’autre.
Cela étant dit, l’échange culturel franco-turc est profondément transformé par les bouleversements démographiques qui affectent la Méditerranée orientale pendant la Première Guerre mondiale. L’apparition de la « Turquie nouvelle » favorise l’assujettissement de l’échange culturel franco-turc aux acteurs étatiques. La parenthèse se referme quand la Turquie, intégrant l’alliance atlantique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, importe les références drainées dans le sillage d’un nouveau partage de l’ordre international.
INTRODUCTION
Güneş I§iksel et Emmanuel Szurek
Texte intégral
1920. Le capitaine Seignobosc dresse le bilan de la guerre en Orient. Et juge. En choisissant le camp des puissances centrales, la Turquie a retardé la victoire des Alliés. Il faut « refranciser la Turquie », la faire « renaître en s’appuyant avec confiance sur cette France qui fut sa créatrice ». Car, l’ancien officier de la mission française en est convaincu, la Turquie a longtemps été une « seconde France » :
« Avec la France, la Turquie a des brouilles passagères qui se terminent vite par une réconciliation. L’influence de notre pays est tellement lointaine, tellement profonde en Orient qu’il ne saurait en effet en être autrement. Dans les grandes villes de Turquie, le Français éprouve le sentiment d’être pleinement chez lui. Les enseignes des magasins, celles relatives aux directions des bateaux et des chemins de fer, les aiches dans les diverses administrations, sont écrites en français. Dans la rue, on entend surtout parler notre langue, et à Constantinople, en particulier, on peut très bien se passer d’interprète ou de guide. La capitale ottomane représente le Paris de l’Orient. On a, en Turquie, l’illusion continue d’être encore en France. Quatre siècles de relations ininterrompues avec notre pays ont opéré ce prodige ! Nos commerçants, nos voyageurs, nos missionnaires, ont réussi à transformer la Turquie barbare en terre française où, sous le régime des Capitulations, nos nationaux ont pu vivre d’une existence indépendante, possédant leurs églises, leurs tribunaux, leurs écoles. En résumé, jusqu’en 1914, la Turquie est restée une seconde France. » Capitaine Seignobosc H. , Turcs et Turquie, Paris, Payot, 1920, p. 129 sq. et p. 242
1999. L’ancien ambassadeur de la Turquie à Paris Hamit Batu intervient dans le cadre formel de « rencontres stratégiques » bilatérales, avec en ligne de mire la perspective toujours prochaine d’une intégration de la Turquie dans l’Union européenne. À sa manière le diplomate turc évoque également la trace profonde que la culture française aurait laissée chez « beaucoup » de ses compatriotes :
« La Turquie, pendant plus de deux siècles et jusqu’à ces quarante dernières années, a été soumise à l’influence culturelle presque exclusive de la France, dans tous les domaines. Sa modernisation s’est poursuivie en se fondant sur des modèles français. Ses juristes, ses écrivains, ses artistes se sont tournés vers la France. Si aujourd’hui, comme presque partout, la langue anglaise et l’influence culturelle américaine sont devenues prépondérantes en Turquie, il n’en est pas moins vrai que les façons de voir et de penser de mes concitoyens portent les traces de cette forte empreinte française. Pour essayer d’exprimer tout cela en un mot, je dirais que beaucoup de Turcs, aujourd’hui, pensent encore souvent en français. »
À l’évidence, son arrogance coloniale nous rend l’officier français du début du xxe siècle plus étranger que la courtoisie diplomatique de notre contemporain turc. Il reste que, malgré la distance qui les sépare, ces deux hommes nous font effleurer une seule et même substance historique, aujourd’hui plus improbable et oubliée que jamais : quelque chose comme une « séquence française » sur les bords du Bosphore. Sans doute, n’apparaît-t-elle plus, avec le recul des années, que comme un fragment parmi d’autres de cet archipel francophone qui, de Salonique à Jérusalem, de Beyrouth à Odessa, de Bucarest à Alexandrie, a connu son apogée au tournant du xxe siècle. De cet espace transnational le rivage ottoman, puis turc, aura pourtant été le maillon fort. Nulle part l’exportation de biens culturels français aura été aussi intense, l’espace d’un petit siècle qui court de la guerre de Crimée à la guerre froide, que du côté d’Istanbul (et un peu plus loin). Cet ouvrage raconte donc un moment révolu de l’histoire culturelle de la Méditerranée, revisité à l’occasion du colloque Jean Deny, tenu en mars 2010 au sein du département d’histoire de l’École normale supérieure.
Situations historiographiques
Culture. Le mot est traître et déchaîne les sciences sociales. Les sociologues et anthropologues appréhendent extensivement sous le nom de « cultures » (au pluriel) « l’ensemble des pratiques et des représentations d’un groupe6 ». Plus proches du sens commun, les historiens privilégient généralement une acception restrictive du mot : « la » culture (au singulier) désigne alors un corpus strictement sélectionné de « classiques » (belles lettres, beaux-arts, sciences et techniques etc.). Un gouffre sémantique et épistémologique sépare â l’évidence ces deux acceptions du mot – gouffre que l’exploration et l’agrandissement continus des « territoires de la culture » par les historiens, depuis les années 1970, ne viendra pas forcément combler. La seule vigilance qui vaille consiste â ne pas troquer un sens pour un autre. Certains auteurs de ce livre adoptent sans discussion l’acception étroite, « élitiste » du mot. D’autres s’inspirent des nombreux mots d’ordre promus depuis un quart de siècle par les historiens et les sociologues pour faire travailler la notion : « transferts culturels », « histoire sociale des pratiques culturelles », « histoire culturelle du social », mais aussi « histoire transnationale » ou « croisée ».
Plusieurs contributeurs ne sont pas des spécialistes du monde turc et apportent un regard extérieur sur la configuration étudiée, loin de tout fétichisme turcologique. D’autres témoignent au contraire d’une proximité vibrante et de longue haleine avec leur objet, ce qui donne â leur contribution une tonalité parfois très personnelle. Il reste que ni l’hagiographie ni l’angélisme ne sont la coloration dominante de ce volume. Loin de sacraliser la « rencontre », « l’amitié » et le « dialogue des civilisations », plusieurs auteurs livrent le récit de rendez-vous manqués (Alexandre Toumarkine sur Georges Dumézil), de déceptions partagées (Guillaume Tronchet sur les enseignants français en Turquie dans les années 1930), de postérités contestées (Jean-François Pérouse sur l’urbaniste Henri Prost), quand elle ne sont pas tout bonnement éclipsées (Edhem Eldem sur Robert Mantran). Car une chose est pour nous essentielle : quelles que soient les perspectives adoptées, l’histoire de l’échange culturel franco-turc, c’est encore de l’histoire sociale.
On constatera aisément en parcourant les pages de l’index final que les Ottomans et les Turcs sont sensiblement moins représentés que les Français dans ce livre. De même, face â une écrasante majorité d’hommes, seules quelques « voyageuses d’Anatolie » (Timour Muhidine) échappent aux fonctions artistiques, ancillaires, matrimoniales ou mondaines auxquelles les femmes sont généralement cantonnées dans les sources. Expliquer ces dissymétries constitue l’un des enjeux de l’ouvrage. Le lecteur verra défiler des figures dominantes de la IIIe République (Célestin Bouglé, Jérôme Carcopino, Sébastien Charléty, Georges Dumézil, Jean Marx, Antoine Meillet). D’autres noms célèbres sonneront plus familièrement aux oreilles turques (Adnan Adıvar, Reşit Saffet Atabinen, Pertev Naili Boratav, Selim Nüzhet Gerçek, Fuat Köprülü, Mustafa Şekip Tunç). Il reste que le paysage humain de cet ouvrage est assez contrasté et fait apparaître des figures moins attendues. Ce sont pour la plupart des enseignants et leurs étudiants, des journalistes, des diplomates en mission, des experts en tout genre, des messieurs des ministères, des conseillers militaires, des archéologues de guerre, des drogmans levantins et des orientalistes parisiens.
Peu d’artistes et d’écrivains apparaissent dans l’ouvrage. Les correspondants de la presse française et les reporters dans la Turquie de l’entre-deuxguerres occupent en revanche deux contributeurs (Timour Muhidine et Olivier Decottignies). La question importante de l’enseignement francophone primaire et secondaire en contexte ottoman puis turc, déjà bien étudiée, est peu abordée ici. L’histoire de l’enseignement supérieur constitue au contraire un axe fort et novateur du livre, tant en ce qui concerne l’histoire des relations universitaires internationales (Guillaume Tronchet, Güneş Işıksel) qu’en ce qui relève du développement des disciplines elles-mêmes. Nous espérons apporter du neuf sur l’histoire sociale et intellectuelle de l’Université turque, saisie à travers le développement de la sociologie (Enes Kabakçı) et de la philosophie (Dilek Sarmış) mais aussi du côté des sciences « dures », c’est-à-dire médicale (Claire Fredj) et géographique (Nicolas Ginsburger). Mais l’Université française n’est pas en reste qui accueille le développement de la turcologie comme branche spécifique de l’orientalisme, au Collège de France (Gilles Veinstein) ou à l’École des langues orientales (Emmanuel Szurek). En résumé, ce qu’on touche du doigt au fil des pages c’est, sans prétention à l’exhaustivité, cette population relativement méconnue d’intermédiaires culturels qui sont les principaux acteurs et les véritables bénéficiaires du commerce franco-turc.
Deux impératifs historiographiques contradictoires se présentaient à nous. Le premier était de prendre au sérieux le mouvement de nationalisation des cadres cognitifs puis juridiques qui affecte la société ottomane jusqu’à la Première Guerre mondiale, processus à la fois puissant et laborieux, au terme duquel les musulmans turcophones de l’Asie Mineure apprennent à se penser comme « Turcs ». Le second consistait à se prémunir de toute vision statiste ou nationaliste, c’est-à-dire à désarticuler, d’un côté, les catégories du droit, de la nationalité et de l’État (français, ottoman, turc), de l’autre les nomenclatures d’une pratique culturelle internationale qui, pour être « franco-turque », n’en est pas moins l’affaire de Tatars de Russie, de Kurdes, d’Arméniens, de Juifs, de Grecs, de Belges, de Suisses et d’Autrichiens autant que de Français-de-France et de Turcs-de-Turquie – sans oublier les hérauts de petites patries, les apatrides, et les indifférents.
S’agissant des acteurs officiels, outre la nature profondément asymétrique du système de relations qui structure l’échange culturel franco-turc dans sa dimension d’État à État ou d’Empire (français) à Empire (ottoman) – voir l’étude de Nicole Chevalier sur les fouilles archéologiques françaises en Asie Mineure pendant et après la Première Guerre mondiale –, c’est bien la multiplicité des rapports de force internationaux que soulèvent les différentes contributions du livre. Loin de tomber dans les ornières du bilatéralisme ou de l’ethnocentrisme (gallocentrisme, turcocentrime), plusieurs auteurs (Loubna Lamrhari, Nicolas Ginsburger, Guillaume Tronchet) insistent sur l’omniprésence de la référence allemande, qui polarise le comportement des acteurs français, ottomans et turcs.
Quant à l’alliance diplomatique entre Moscou et Ankara, dans l’entredeux-guerres, elle se révèle somme toute peu présente, à l’exception peut-être de quelques isolats disciplinaires (linguistique, turcologie). De même que le soft power américain, du moins jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Après 1945, en revanche, les lignes de division de la guerre froide viennent profondément cliver le champ intellectuel turc : la France, de premier partenaire culturel qu’elle était, devient un lieu de refuge pour les universitaires turcs accusés de sympathies communistes (Güney Iyıksel).
La question de la langue constitue un autre fil d’Ariane de ce livre. La dimension proprement linguistique pose inévitablement celle du pouvoir. L’investissement personnel que représente l’apprentissage d’une langue aussi éloignée que le français pour un turcophone et que le turc pour un francophone n’est pas sans conséquence sur la façon dont les individus se positionnent dans bien des domaines de l’échange culturel franco-turc : cela implique, autrement dit, d’interroger et de documenter l’articulation, fréquente mais non systématique, entre francophonie et francophilie chez les premiers, entre turcophonie et turcophilie chez les seconds. Une autre modalité importante est la question de la traduction, laquelle se pose tantôt sous le motif véhiculaire et intellectuel de la science ou de la littérature, tantôt sous l’espèce vernaculaire et professionnelle de savoirs pratiques (Claire Fredj sur les langues de la médecine ottomane, Francizka Heimburger sur l’interprétariat militaire pendant la campagne d’Orient). L’étude des disciplines philologiques amène enfin à interroger les passerelles entre les enjeux scientifiques et diplomatiques : de la pratique drogmanale vers l’orientalisme académique (Gilles Veinstein) ; de la turcologie de cabinet vers la géopolitique (Güney Iyıksel).
Organisation de l’ouvrage
Dans une première contribution, Emmanuel Szurek propose un essai de définition et de périodisation de l’objet franco-turc. Il s’agit d’abord de repérer les multiples facettes de l’échange culturel et de recenser les approches théoriques que requiert son investigation, dans une configuration sociale et politique complexe. Puis l’auteur inscrit cet objet dans une historicité propre, dont les bornes temporelles épousent deux conflits internationaux : d’un côté, la guerre de Crimée représente une soudaine accélération des flux entre la France et l’Empire ottoman ; de l’autre, la guerre froide sonne la fermeture progressive de la parenthèse franco-turque. Entre ces deux termes chronologiques se joue le drame inextricable de l’extraversion des peuples et de la mise en dépendance des populations.
De Paris à Constantinople. Translations intellectuelles
La première partie du livre envisage ensuite plus spécifiquement les phénomènes de translation et de réappropriation intellectuelles auxquelles donne lieu l’importation des formes culturelles et linguistiques françaises dans la capitale ottomane à partir du milieu du xixe siècle. Les auteurs, qui ont épluché divers organes de presse professionnelle ou spécialisée, mettent au jour les effets de génération qui déterminent la différenciation ou la requalification sociale des disciplines dans l’Empire ottoman (médecine, philosophie, sociologie). Claire Fredj montre ainsi comment l’usage de la langue française dans la pratique médicale ottomane façonne les contours d’un groupe professionnel à la fois intercommunautaire et multiconfessionnel. Son analyse dans la longue durée (1839-1914) met en lumière les interactions et les tensions entre les différents acteurs de cette élite au moment où l’on observe à la fois l’occidentalisation de la discipline médicale et la fragmentation progressive de ses cadres par le répertoire national.
Les deux autres contributions, d’Enes Kabakcı et de Dilek Sarmis, offrent pour leur part un regard nouveau sur deux courants philosophiques très présents sur la scène intellectuelle ottomane : le positivisme et le bergsonisme. Enes Kabakcı met en évidence les inflexions de la réception de la pensée d’Auguste Comte dans l’Empire : entre le milieu du xixe siècle et le premier quart du xxe siècle, le référentiel positiviste, au départ associé à une démarche d’ordre essentiellement épistémologique, est progressivement remodelé pour endosser, formaliser et cautionner la pensée politique des jeunes-turcs 13, puis, de manière plus générale, celle du nationalisme turquiste. Dilek Sarmis propose quant à elle une réflexion centrée sur les réceptions de Bergson dans l’intelligentsia stambouliote au lendemain de la Première Guerre mondiale, notamment dans le cercle de la revue Dergâh (1921-1923). Dans la capitale ottomane occupée par les Alliés, où les jeunes-turcs sont volontiers rendus responsables de la débâcle, le bergsonisme offre une ressource alternative aux courants matérialistes et à la sociologie positive en vogue dans les cercles intellectuels proches du pouvoir unioniste, et favorise l’émergence d’un courant philosophique spiritualiste, voire mystique, qui nourrit le développement de la pensée conservatrice à l’époque républicaine.
Archéologues et militaires
Servir la France auprès des Turcs
La deuxième partie traite de deux catégories spécifiques de praticiens : les archéologues et les militaires. Pour ces derniers le terrain micrasiatique représente un espace d’expertise professionnelle et combattante. Ici l’Anatolie se présente souvent comme un champ d’affrontement entre impérialismes européens (en particulier entre la France et l’Allemagne), voire comme un lieu de secondarisation des acteurs autochtones (ottomans, turcs). Mais il arrive aussi, particulièrement après l’avènement de la « révolution kémaliste » que ces derniers puissent jouer de la compétition inter-impérialiste et infléchir en leur faveur l’offre « culturelle » des différentes puissances européennes.
Deux contributions s’inscrivent tout d’abord dans la longue durée, par delà la rupture de la Première Guerre mondiale et du passage de l’Empire à la République. Ainsi Nicole Chevalier met en évidence les vicissitudes de l’action archéologique française en Asie Mineure au premier xxe siècle (1912-1939). Elle montre que le poids pris par l’École française d’Athènes ou même l’Institut d’archéologie du Caire témoigne, en négatif, de la relégation de l’Anatolie dans l’ordre des priorités archéologiques françaises. Mais la prise de conscience tardive de la pénétration scientifique allemande dans la région conduit les décideurs français à réinvestir le terrain micrasiatique. Les fouilles menées pendant la guerre, puis à la faveur de l’occupation française qui suit l’armistice, entérinent ce réinvestissement progressif, lequel doit néanmoins composer avec une autorité nouvelle à partir des années 1920 : le gouvernement d’Ankara. Loubna Lamrhari propose pour sa part une étude des représentations du personnel militaire français en poste à Istanbul des années 1880 au début des années 1930. Son étude longitudinale fait écho au travail de Nicole Chevalier : l’armée, plus encore que l’archéologie, constitue un pré carré allemand dans l’Empire ottoman finissant, et l’Allemagne est un acteur décisif des échanges franco-turcs, au point qu’une véritable « obsession allemande » anime les officiers français en poste en Turquie tout au long de la période.
Les deux contributions suivantes, de Francizka Heimburger et Jacques Thobie, concentrent leur analyse sur un espace-temps beaucoup plus restreint, qui permet de mettre en évidence les problématiques sociologiques et les realia de la « rencontre ». Francizka Heimburger étudie ainsi la mobilisation des compétences linguistiques pendant la campagne d’Orient, au cours de la Première Guerre mondiale. Au-delà des viviers de recrutement attendus que forment les brevetés et professeurs de turc de l’École des langues orientales de Paris, l’auteure fait émerger toute une population de Français d’Orient, gate keepers subalternes, que leur maîtrise de la langue turque fait affecter au corps des interprètes militaires. L’auteure nous rappelle ainsi que la rencontre militaire est elle aussi parfaitement éligible au questionnaire de l’histoire culturelle. C’est enfin le récit de fondation de l’Institut français d’archéologie de Stamboul (1930-1932) que nous livre Jacques Thobie. Attentif aux tractations au sommet entre Paris, Ankara et Péra, entre les autorités turques, le service des Œuvres du Quai d’Orsay et le futur directeur de l’institut Albert Gabriel, l’auteur, lui-même ancien directeur de l’institution, met en évidence les difficultés quotidiennes qui émaillent le lancement de cet établissement archéologique, dont la vocation s’élargit à la turcologie et à l’étude de la littérature turque au cours de la décennie 1930.
À l’ombre de la Turquie nouvelle
La troisième partie du livre témoigne du bouleversement que représente la « révolution kémaliste » et permet de mesurer l’apparition d’un certain nombre de figures d’écrivains ou d’« experts » français ou européens dont l’ascension personnelle se conjugue avec l’essor de la Turquie nationaliste sur la scène internationale. Ces « professionnels de la Turquie nouvelle » servent autant les intérêts de la Turquie que de la France : journalistes et écrivains, ils contribuent à redéfinir l’image publique de la Turquie dans leur pays ; spécialistes d’art ou d’urbanisme, ils trouvent sur le terrain turc des opportunités professionnelles. Mais avec le recul leurs réalisations font parfois l’objet d’appropriations contradictoires.
Olivier Decottignies s’attache ainsi à reconstituer la trajectoire du Suisse Paul Gentizon qui fut l’envoyé spécial puis le correspondant particulier du Temps à Istanbul de 1922 à 1928. En tant que journaliste d’influence, ce dernier contribue à façonner les perceptions françaises de la « modernité turque ». Loin cependant d’abolir les préjugés orientalistes, le regard de l’observateur occidental endosse la construction par les élites kémalistes de l’Anatolie orientale comme un « Orient intérieur », rétrograde et fanatique. Timour Muhidine identifie pour sa part une cohorte d’écrivaines-journalistes dont les pérégrinations à travers le pays – et jusque dans les cercles officiels – témoignent d’une très forte fascination pour le nouveau régime et pour son président. Leurs productions donnent lieu à des effets d’intertextualité qui ont contribué à figer les représentations profanes du fait kémaliste en France et mettent au jour la contribution des acteurs étrangers au culte national et international dont Mustafa Kemal fait l’objet dès l’entre-deux-guerres.
La contribution de Jean-François Pérouse revisite quant à elle la figure de l’urbaniste et architecte Henri Prost (1874-1959) dont la carrière turque est profondément liée aux entreprises de réagencement d’Istanbul par les révolutionnaires d’Ankara. L’auteur examine l’intégration de l’expert français dans les milieux des architectes-urbanistes stambouliotes, avant d’interroger les appropriations diverses, parfois polémiques, voire violentes, dont l’œuvre (réelle ou imaginaire) de Prost a fait l’objet jusqu’à nos jours. Enfin, Pierre Pinon retrace la trajectoire biographique d’Albert Gabriel (1883-1972), ici envisagé non comme le fondateur de l’Institut français d’archéologie de Stamboul mais comme l’un des principaux promoteurs de la catégorie d’« art turc » au xxe siècle. L’étude des réseaux accumulés en un demi-siècle par l’architecte français donne à voir un exemple archétypal de ces fonctionnaires français de « l’amitié franco-turque » dont la réussite personnelle se conjugue avec celle de la Turquie nouvelle.
L’Université turque,
acteur et enjeu des relations scientifiques internationales
L’étude des mobilités estudiantines et professorales auxquelles la quatrième partie du livre est consacrée, doit permettre de mettre en évidence et en correspondance les logiques d’autonomisation et d’internationalisation du champ académique turc dans la première moitié du xxe siècle. L’avènement du régime républicain consacre en effet la diversification croissante de l’approvisionnement académique et permet aux Turcs de faire prévaloir leurs propres intérêts politiques et scientifiques en jouant de la rivalité franco-allemande mais aussi en tirant parti des tensions internes â la société allemande.
Nicolas Ginsburger se penche sur deux universitaires allemand et français appelés â enseigner la géographie et la géologie en Turquie entre 1915 et 1943 : Erich Obst et Louis Chaput. Il replace la trajectoire intellectuelle et institutionnelle de ces deux savants dans le paysage universitaire turc, allemand et français, avec le souci de mettre en évidence les échanges entre maîtres étrangers et disciples turcs. Il conclue au faible enracinement de leur postérité scientifique, rapidement balayée par la pénétration des modèles anglo-américains après la Seconde Guerre mondiale. Alexandre Toumarkine restitue quant â lui l’importance de la période turque dans la trajectoire intellectuelle et professionnelle de Georges Dumézil, qui est chargé d’enseignement â l’université d’Istanbul de 1925 â 1931. Son étude permet de montrer comment les stratégies impérialistes du Quai d’Orsay ont pu rencontrer la demande politique du personnel kémaliste, au moment où celui-ci entreprend une réforme visant â séculariser l’enseignement théologique en Turquie. Elle interroge également la place de la Turquie dans la trajectoire intellectuelle de l’historien des religions. Enfin, l’examen de la correspondance échangée entre Paris et les titulaires français de chaires universitaires â Istanbul et Ankara conduit Guillaume Tronchet â relativiser l’importance de l’action universitaire française dans la Turquie des années 1930. Son étude montre que, faute de moyens et d’une volonté politique forte concernant ce pays, la « diplomatie universitaire » française relève autant voire davantage du « marché de dupes » et de la mystification que de la coopération bilatérale.
Autour de Jean Deny
Vers une histoire de la turcologie française
La cinquième et dernière partie du volume est dévolue â l’histoire sociale et intellectuelle des études turques, telle qu’elles s’affranchissent de l’orientalisme classique. Jusquâ la fin du xixe siècle, le « métier d’orientaliste » requiert des compétences relativement ubiquitaires, tant sur le plan disciplinaire (histoire, philologie, ethnologie) que sur le plan proprement professionnel, conduisant ses représentants â osciller en permanence entre le monde des administrations expatriées (consulaire, coloniale, drogmanale) et les arts de faire académiques. L’autonomisation progressive de la turcologie témoigne â cet égard d’une rupture qui est â la fois sociologique, politique et épistémologique, et que l’on ne peut saisir que dans une perspective transnationale.
Les contributions de Gilles Veinstein comme de Guy Basset offrent un cadre contextuel pour saisir les mutations internes â l’orientalisme européen et méditerranéen. Dans une première contribution, Gilles Veinstein cartographie les différents espaces dévolus â l’étude des langues de l’Orient musulman sur la place parisienne depuis la Renaissance. Trois institutions retiennent particulièrement son attention : le Collège royal, qui dès 1538 accueille Guillaume Postel ; l’École des jeunes de langues (1669), qui forme les drogmans des échelles du Levant jusqu’au xixe siècle ; l’École des langues orientales (fondée en 1795). Focalisée sur le premier quart du xxe siècle et sur des individus plutôt que sur des institutions, l’étude de Guy Basset offre une mise en perspective « familiale » sur l’orientalisme français. Son texte se concentre sur l’analyse des réseaux académiques de René Basset (1855-1924), orientaliste de renom, doyen de la faculté des lettres d’Alger, codirecteur de L’Encyclopédie de l’Islam et père de l’arabisant Henri Basset et du berbérisant André Basset. C’est à ces réseaux orientalistes et universitaires que le professeur de turc de l’École des langues orientales de Paris Jean Deny (1879-1963) conforte son appartenance lorsqu’en janvier 1916 il épouse Suzanne Basset, fille de René Basset et sœur de Henri et André Basset.
Les deux contributions suivantes se concentrent davantage sur l’émergence de la turcologie en tant que discipline autonomisée de l’orientalisme, et adoptent pour cela une perspective d’histoire transnationale. À travers l’étude sociologique de la trajectoire intellectuelle et professionnelle de l’individu Jean Deny, Emmanuel Szurek met en évidence les phénomènes d’interdépendance entre autonomisation de la turcologie internationale et montée en puissance du turquisme dans l’Empire ottoman : c’est-à-dire les complicités de structure entre nationalisme turc et études turques, ordre politique et ordre épistémologique. Dans une perspective proche, mais adoptant une focale plus resserrée, Günes Isıksel analyse l’élaboration du premier Grundriss de turcologie. Menée dans les années 1950 sous l’égide de l’UNESCO, cette entreprise académique internationale donne lieu à une série d’altercations violentes qui traduisent l’importation des lignes de clivages géopolitiques suscitées par la guerre froide dans le champ des études turques européennes.
Enfin, dans la perspective d’une histoire des transmissions intellectuelles, Edhem Eldem revisite l’ouvrage issu de la thèse de Robert Mantran sur Istanbul dans la seconde moitié du xviie siècle (1962). Robert Mantran (1918-1999) fut à la fois le disciple de Jean Deny à l’École des langues orientales, le premier titulaire de la première chaire universitaire (1961) consacrée au domaine turc en France, et le « maître » d’Edhem Eldem (comme ce dernier le rappelait au colloque) à l’université d’Aix-en-Provence dans les années 1980. La thèse de Mantran constitue un cas de croisement intellectuel original entre spécialisation turcologique et répertoire historiographique braudélien : en fin d’ouvrage, cette contribution est en somme la bienvenue pour nous rappeler que les études turques, pour être lourdement déterminées par l’ordre social et politique, n’ont jamais cessé d’être un miroir du monde et un appel du grand large.