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Bilici Faruk. Révolution française, Révolution turque et fait religieux. In: Revue du monde musulman et de la Méditerranée, n°52-53, 1989. Les Arabes, les Turcs et la Révolution française. pp. 173-185. www.persee.fr/doc/remmm_0997-1327_1989_num_52_1_2298

 

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Plan
D’une révolution à l’autre?
1. L’héritage
2. L’événement
Les trois niveaux de laïcisation1 . La formation de l’Etat laïc en Turquie
2. Laïcisation de la société
3. Une laïcisation paradoxale de la religion?
Bibliographie


TEXTE INTÉGRAL

 

« Si l’économie du monde, au xixe siècle, s’est formée surtout sous l’influence de la Révolution industrielle anglaise, sa politique et son idéologie sont, pour l’essentiel, d’origine française. Si la Grande-Bretagne a fourni le modèle du développement économique moderne qui a fait éclater les structures traditionnelles du monde non européen, c’est la France qui lui a donné ses grandes révolutions et qui en a fabriqué les idées, au point que la politique européenne entre 1789 et 1917, fut largement une lutte pour ou contre les principes de 1789, ou contre ceux plus incendiaires encore, de 1793. C’est la France qui a fourni le vocabulaire et les solutions de la politique libérale et radicale démocrate, dans tout l’univers; elle a fabriqué le concept même et le vocabulaire du nationalisme; elle a fourni les codes civils, le modèle d’une organisation scientifique et technique, le système métrique adopté dans la plupart des pays. C’est par l’influence française que l’idéologie laïque du monde moderne a pénétré les civilisations anciennes, enfermées encore sur elles- mêmes et qui jusque-là, avaient résisté aux idées européennes».

(E.J. Hobsbawn, 1969).

Les très nombreuses initiatives scientifiques prises à l’occasion du Bicentenaire de la Révolution démontrent le souci de renouvellement de la recherche en matière de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler «l’exportation» des concepts révolutionnaires qui tendent à vérifier les affirmations de Hobsbawm. Pour ce qui concerne le monde musulman et plus particulièrement le domaine turc, le courant amorcé, dans les années 50 par B. Lewis (1953) et plus tard par N. Berkes (1973), s’est quelque peu estompé. Quant aux travaux comparatifs, ils sont quasiment inexistants ou se sont arrêtés à des degrés de généralités trop abstraites pour être opérants (S.N. Eseinstadt, 1984).

Peut-on établir des parallèles entre les révolutions française et turque, produites certes toutes deux à des périodes de transition historique, et marquées par des crises financière, économique, politique et institutionnelle, mais dans deux pays ayant un développement politique, idéologique et économique tout à fait différent ? Des historiens comme C. de Vaux vont jusqu’à établir des analogies chronologiques entre la France et l’Empire Ottoman quant aux effets de la Révolution française : la Charte française fut adoptée après Charles X en 1830 sous la monarchie de Juillet, celle de la Turquie, la «Charte des réformes» (Tanzimat fermani) en 1839 ; le code civil français fut promulgué en 1804, celui de l’empire Ottoman (Mecelle) fut composé en 1868; les lycées français furent réformés en 1830, alors que le lycée Galatasaray d’Istanbul fut ouvert en 1868, en France la troisième République fut instaurée en 1871, en Turquie la première monarchie parlementaire fut fondée en 1876…

Le sociologue et juriste Z.F. Findikoglu répondait en 1939, au moment où on célébrait le cent cinquantième anniversaire de la Révolution française et le centième anniversaire de la Charte de Tanzimat ottomane, avec véhémence que toutes ces comparaisons étaient de pures fictions car avant toute chose, toutes les réformes ottomanes étaient imposées «par le haut», tandis que « 1789 et les phases qui l’ont suivi furent l’œuvre des masses conscientes et déterminées à faire plier l’autorité».

Cependant dans tous les cas, plus qu’un mythe et en tant qu’élément fondateur et créateur d’attitudes, la France révolutionnaire (mais surtout la France révolutionnée) a tout au long du xixe siècle, trouvé de profond canaux de pénétrations au moins auprès des élites intellectuelles et bureaucratiques ottomanes (surtout militaires) pour culminer avec la Révolution kémaliste. Du «Comité de Salut public» des Unionistes à l’« Assemblée constituante» des nationalistes en passant par des notions comme «nation», «Etat de droit», «liberté», «égalité»… des intellectuels ottomano-turcs ne cessent de se référer aux idéaux de la Révolution française, ou, tout en gardant cette référence à l’esprit, de dénoncer les héritiers de la «Grande Révolution» de l’avoir trahie.

La grande œuvre de la Révolution turque fut certainement la laïcisation juridique et institutionnelle de la Turquie. Il s’agit d’une volonté ferme et parfois violente d’évincer le religieux de l’espace public : suppression du califat, nationalisation des biens des confréries et ceux provenant des waqf (fondations pieuses), laïcisation de l’enseignement, création de nouveaux espaces de sociabilité, déplacement du sacré et de la fête et surtout adoption d’un code civil entraînant la suppression de toutes prérogatives du personnel religieux sur la vie familiale. Cependant peut-on parler d’une dêsislamisation comme on parle de la déchristianisation? Est-ce une révolution antireligieuse ou seulement une entreprise ayant mis la religion à la disposition de l’utilité sociale à l’instar de la religion des Lumières? En tout cas le fait religieux est le point central de la révolution opérée d’abord par les Jeunes-Turcs puis les kémalistes. Cette étude se limitera donc à retracer les contours du laïcisme et avec cent cinquante ans de distance de l’influence possible de la Révolution française sur la Révolution turque. Aussi après avoir évoqué l’héritage et l’événement, il sera question de définir les trois niveaux de laïcisation en Turquie, en tenant compte en filigrane des références françaises : Etat, société et religion.

 

D’une révolution à l’autre?
1. L’héritage

L’idée d’un Empire Ottoman uniformément et paisiblement religieux à la veille de 1920, et donc remué de fond en comble par la sécularisation agressive du mouvement kémaliste est un lieu commun. De la même façon le caractère théocratique attribué au régime ottoman est plus qu’un contre-sens. Car dans un véritable régime religieux, non seulement les autres religions n’ont pas le droit de cité mais les écoles faisant partie de la même religion ne sont pas reconnues en tant que telles. Ce qui n’était pas le cas sous le régime ottoman. En revanche ce que l’idéologie officielle ne pouvait pas admettre jusqu’à la fin du xviiie siècle c’est que l’on puisse organiser la vie publique en dehors de la religion, concevoir un espace sans l’ingérence divine. Aussi les dérogations apportées à l’Islam, tant à l’âge classique de l’Empire qu’au cours du siècle des réformes, le furent-elles toujours après consultation et autorisation — quelques fois forcée — des autorités religieuses. C’est dans le même esprit que les relations entre l’Europe occidentale et la Porte furent considérées à des degrés divers sous l’angle religieux. C’est cela qui fait dire à B. Lewis que la Révolution française est vue par les dirigeants et intellectuels ottomans comme le premier grand bouleversement social qui, en Europe, trouve son expression intellectuelle en des termes non religieux. Ce qui explique également la bienveillance de la Porte à l’égard du régime révolutionnaire à ses débuts. Sa surprise et sa déception seront d’autant plus grandes lors du démembrement de Venise, du déploiement de la flotte française en Méditerranée et du débarquement en Egypte, qu’elle avait été parmi les toutes premières puissances à reconnaître officiellement la République et à installer des ambassadeurs permanents à Paris.

Dans le contexte de guerre, le Reis ûî-Kûttab (ministre des affaires étrangères), Ahmet Atif Efendi, chargé de préparer un rapport sur la République française fustigeait de ses critiques l’athéisme et le matérialisme des révolutionnaires qui, selon ses termes, n’ont pas hésité à fermer les églises, tuer et expulser les moines et abolir la religion et la doctrine chrétienne au nom d’une égalité et liberté à tout prix.

Ahmet Atif Efendi connaissait apparemment les idées de Voltaire et de Rousseau et il les prenait à partie violemment. Mais ni lui, ni les janissaires ni les oulémas ne pourront plus arrêter la pénétration des idées révolutionnaires. Le XIXe siècle ottoman sera un très grand chantier de modernisation dans tous les domaines, y compris en matière religieuse. Les concepts de liberté (serbestiyet et plus tard hiïrriyet), d’égalité furent diffusés par des diplomates, journalistes, techniciens européens et ottomans. A la question de savoir comment l’Empire pouvait être sauvé, les réponses étaient multiples mais toutes laissaient une part importante à l’introduction dans l’Empire des institutions et techniques européennes et notamment françaises.

Toutes les réformes entreprises (armée, éducation, administration, droit, économie, finances, langue, communication, tenues vestimentaires, suppression des timar, etc.) par Selim III (1789-1807), Mahmut II (1808-1839), Abdûlmecit (1839-1861) et même par Abdûlhamit II (1876-1909) tentent de reculer les limites du religieux dans l’espace politique et social. Deux innovations principales réduisirent fortement l’autorité des oulémas : en 1857, un ministère de l’Education reprenait et étendait les anciennes prérogatives personnelles du souverain concernant les écoles et les institutions d’enseignement supérieur, l’administration laïque ôtant ainsi au clergé musulman cet important domaine; en 1879, un ministère de la Justice assura la direction des tribunaux et des magistrats nouveaux mis en place par les réformateurs, restreignant ainsi une nouvelle fois les attributions des kadi. Mais malgré tout, la vision du monde et les grands projets politiques restèrent longtemps sous l’emprise islamique et les oulémas ont continué d’exercer des hautes responsabilités dans les nouvelles institutions jusqu’à la fin de la Guerre d’Indépendance turque.

La littérature inspirée de la littérature française au détriment de celle d’Iran fut déterminante dans la diffusion des idées révolutionnaires. Sjinasi (1826-1871), Ziya Pasa (1825-1880), Namik Kemal (1840-1888) et Tevfik Fikret (1867-1915) n’ont cessé de chanter, sous le despotisme d’Abdûlaziz et d’Abdûlhamit II, les idées de liberté, égalité, patrie, nation… qui n’avaient pas, à l’origine, la même connotation dans la Dar’ul-Islam. Parmi eux surtout Namik Kemal, sincère et fervent musulman, mais également admirateur de Montesquieu et de Rousseau a passé sa vie à défendre, à travers son œuvre littéraire immense les droits de l’homme et l’Etat de droit comme étant les règles fondamentales de la loi de la nature et de l’Islam. Il n’est pas le premier et il ne sera pas le dernier intellectuel musulman à annoncer que les grandes idées qui ont fait progresser l’humanité découlent directement de l’enseignement de l’Islam.

Les espoirs immenses placés sur la Révolution jeune-turque de 1908 sont assez vite déçus par la terreur puis par la dictature du triumvirat. Pourtant la proclamation de la constitution ouvrait une ère sans précédent de mouvements intellectuels et culturels. Les élections organisées avaient pour devise «liberté (hiïrriyet), égalité (mûsavat), fraternité (uhuvvet). Sur les cahiers des écoliers on pouvait lire ces fameux trois mots magiques. Certaines pièces de monnaies portent également ces trois mots. C’est à cette époque-là que pour la première fois l’histoire de la Révolution française est écrite de façon détaillée et avec des analyses allant au- delà de l’histoire événementielle. La France et 1789 restaient donc les principales sources du symbolique et de l’inspiration politique. Mais ce n’était plus tout à fait les Lumières du xviiie siècle qui dominaient la réflexion des intellectuels mais plutôt les sciences sociales du xixe siècle. Quatre tendances se dégageaient correspondant à des pensées de sociologues français qui n’étaient pas forcément révolutionnaires. On peut citer bien sûr Auguste Comte, dont la sociologie positiviste inspira, par le biais de Pierre Lafitte, à Ahmet Riza (1859-1930) les bases idéologiques de l’Union et Progrès et influença profondément l’évolution du radicalisme laïc en Turquie; Le Play et surtout Demoulins chez lequel le prince Saba- haddin puisa sa pensée individualiste et décentralisatrice; enfin les travaux sociologiques d’Emile Durkheim ont influencé considérablement Ziya Gôkalp qui a élaboré le cadre conceptuel du nationalisme turc. Malgré toute leur naïveté, l’ensemble de ces écoles ont préparé les éléments théoriques de la révolution turque. Mais celle-ci en tant qu’événement commence également, dans une certaine mesure, par la révolution jeune-turque qui a renversé avec violence un ordre politique ancien pour en établir un nouveau.

La crise identitaire (turquisme, ottomanisme, occidentalisme ou islamisme) dans laquelle les Jeunes-Turcs se débattaient, offrait paradoxalement un éventail d’idées fécondes pour les futurs révolutionnaires en matière religieuse. Certaines étaient de véritables prophéties qui feront partie du programme révolutionnaire kémaliste. En voici un exemple. Il s’agit de deux articles publiés, en 1912, dans le périodique Ictihad dirigé par Abdullah Cevdet, autre théoricien du mouvement jeune-turc et farouche anticlérical. Dans ces articles intitulés «un sommeil très éveillé» l’auteur rêve : le sultan n’a qu’une épouse et pas de concubine; les princes, soustraits aux soins des eunuques et des serviteurs du harem reçoivent une éducation approfondie, service militaire compris; le fez, aboli, est remplacé par une coiffure nouvelle; les femmes, habillées à leur gré quoique sans extravagance, ne subissent plus en ce domaine la tyrannie des oulémas, des policiers ou des voyous de rues; elles choisissent leur mari comme bon leur semble, finis les mariages arrangés; couvents et tekke sont fermés et leurs revenus attribués à l’éducation; toutes les medrese, supprimées elles aussi, sont remplacées par de nouvelles écoles modernes, littéraires et techniques; seuls les oulémas peuvent, désormais, porter le turban et la robe; plus de vœux et d’offrandes aux saints, l’argent ainsi économisé étant consacré à la défense nationale; exorcistes, rebouteux et autres charlatans ont disparu tandis que le traitement médical de la malaria est devenu obligatoire; les déformations populaires de l’Islam sont rectifiées; des écoles pour l’éducation pratique des adultes sont mises en place; une commission de philologues et d’hommes de lettres établissent un dictionnaire et une grammaire d’un turc dûment fixé et purifié; sans rien attendre de leur gouvernement ou de l’étranger, les Ottomans, de leur propre initiative et par leurs propres efforts, construisent des routes, des ponts, des ports, des chemins de fer, des canaux, des navires à vapeur et des usines; en commençant par les textes régissant la terre et les waqf, tout le système juridique est transformé (P. Safa : 51-55).

Ce qui n’était qu’un rêve avant la Grande Guerre est devenu une quasi-réalité quelques années après par la Révolution kémaliste.

 

2. L’événement

Quelle qu’ait pu être la part de l’héritage des réformes sécularisatrices tentées auparavant et dont avait été témoin la génération de 1923 pour la Turquie, il serait erroné de sous-estimer le caractère novateur de l’œuvre révolutionnaire et la surprise causée par l’ensemble des lois sur l’Islam pour la quasi-totalité des populations vivant en Turquie.

Surprise car le mouvement indépendantiste est entrepris, dès 1919, au nom de l’Islam et du Sultan afin de sauver « le patrie des musulmans et le calife des mains des infidèles». La légitimation nécessaire à la poursuite de cette guerre fut puisée dans la réserve idéologique du religieux. La victoire sur les puissances alliées fut obtenue grâce à la collaboration de l’armée, des ouléma et des notables locaux. Le personnel religieux a participé activement aux décisions mais aussi sur le iront aux combats avec les milices gagnées à la cause. En délivrant des fetva (avis religieux) contre ceux du Sultan impuissant contre les occupants de l’Empire, les mufti anatoliens ont fourni de précieuses sources de légitimation à Mustafa Kemal et à ses compagnons. La première Assemblée Nationale a ouvert ses portes avec de grandes manifestations religieuses.

Dans cette Assemblée, composée de 370 députés, une soixantaine faisait partie du corps des ouléma ou de confréries. Quelques ministres étaient également des religieux. Dix des principaux cheykh des ordres Mevlevi, Bektaçi et même Naçibendi siégeaient parmi les députés. Ces religieux participèrent activement aux travaux parlementaires. Le chef héréditaire des mev- levîy Veled Celebi Izbudak, homme de lettres et patriote, auteur de plusieurs articles de presse, fut même député à l’Assemblée de 1923 à 1940 et y joua un rôle d’une certaine importance.

Ainsi à ses débuts, comme d’ailleurs dans le cas français, rien ne laissait prévoir le conflit si brutal entre la Révolution turque et la religion.

 

Les trois niveaux de laïcisation

 

L’œuvre de cette Révolution en matière religieuse peut s’analyser sur trois niveaux : l’Etat, la société et l’appareil religieux lui-même.

 

1 . La formation de l’Etat laïc en Turquie

La laïcisation de l’Etat dans la révolution kémaliste se manifeste d’abord au regard de la monarchie. Comme le Roi de France, le sultan tenait son pouvoir par droit divin. Il est halife-i muslimîn (calife des musulmans) et à ce titre, sans comparaison aucune avec le Pape, il détient un pouvoir hautement symbolique, pouvoir mis en exercice surtout à partir du dernier quart du xviiie siècle pour enrayer le déclin de l’Empire ottoman. Contrairement à la France monarchique, le renversement du calife et même sa mise à mort étaient des pratiques courantes. Mais jusqu’à la Révolution kémaliste aucun mouvement n’a mis en cause l’inviolabilité de l’institution califale. Les révolutionnaires jeunes-turcs, tout en voulant limiter les prérogatives du Sultan, tentèrent même de redorer le blason de la fonction du calife afin de gagner la sympathie des musulmans du Caucase et du Proche Orient.

D’ailleurs Mustafa Kemal et les nationalistes anatoliens prirent grand soin au début d’assurer la continuité des institutions. Il est significatif que lorsque la Grande Assemblée se réunit, elle élit comme vice-président Celâleddin Arif, le dernier président de la Chambre des Députés ottomane. Nombre de parlementaires restaient fermement attachés au sultan-calife et insistaient sur le caractère provisoire et exceptionnel de toutes leurs initiatives.

Cependant le fait d’avoir convoqué, contre la volonté du Sultan, une Assemblée nationale, comme source de légitimation du mouvement national de résistance, non pas dans la capitale mais en Anatolie, était en soi une révolution. Là encore les termes utilisés, Biiyûk Millet Meclisi ou même «Assemblée constituante» (en français dans les textes préparatifs du congrès de Sivas en 1919) bien avant cette convocation, sont considérés, à juste titre, comme directement empruntés à la Révolution française. C’est ainsi que l’on utilise le terme «Révolution anatolienne » aussi bien pour désigner l’événement que le temps long, c’est-à- dire la période des réformes.

Lorsque la «loi des organisations fondamentales» (Teskilât-i Esasiye Kanunu), autrement dit la Constitution provisoire de la Turquie, annonçait, en janvier 1920, le transfert de la souveraineté à la Nation, le Sultanat prenait du même coup pratiquement fin (aboli effectivement le 1er novembre 1922), laissant sa place à un califat purement symbolique. Le Sultan n’avait plus d’autre choix que d’être jugé pour haute trahison, comme Louis XVI, pour «cause d’intelligence avec l’ennemi», ou de partir. Il opta pour la deuxième solution. La proclamation de la République, le 23 octobre 1923, et l’élection de Mustafa Kemal à la présidence achevaient la mise en forme du nouvel Etat.

Dès lors l’institution califale, assumée par un membre de la famille ottomane, devenait une ombre sur la nouvelle République. Le souvenir des armées du calife contre la résistance anatolienne étaient encore trop frais. Lors de la discussion de l’abolition du califat, le 2 mars 1924, les références directes à la solution trouvée par «la Grande Révolution française de 1789», c’est-à-dire exécution du souverain et expulsion de la famille royale, figuraient à l’ordre du jour. Le 3 mars on a décidé seulement l’abolition de l’institution et l’expulsion des membres de là dynastie ottomane.

La Constitution de 1921 déclara l’Islam religion de l’Etat. Celle de 1928 abrogea cette disposition et celle de 1937 déclara enfin expressément le caractère laïc de l’Etat pour achever le processus

 

2. Laïcisation de la société

La Laïcisation de la société est un phénomène plus complexe et plus difficile à définir tant la situation diffère selon les domaines envisagés : justice, mariage, enseignement, calendrier et changement de l’alphabet.

La réforme judiciaire turque est dirigée avant tout contre les prérogatives de l’Islam en droit civil bien sûr mais également en droit pénal. Malgré la clause constitutionnelle destinée à calmer l’opinion publique, à partir de 1924, toute une série de mesures laïcisantes transforme l’appareil judiciaire : suppression des tribunaux religieux (avril 1924); suppression définitive également de tous liens entre le Cheriat et le code pénal avec l’adoption du code italien de 1889 (juillet 1926); adoption après légères modifications du code civil suisse, considéré encore plus moderne que celui de Napoléon (octobre 1926).

Quant à l’enseignement il fut, une fois la République installée, la priorité du nouveau régime. En bon lecteur de Rousseau et de Montesquieu (Ûnsal, 1981) Mustafa Kemal, sous l’influence de Ziya Gôkalp et dès les premiers mois de l’Assemblée nationale mettait l’accent sur la nécessité de réformer l’enseignement et l’éducation qui, selon lui, étaient les sources du retard pris par les Turcs, à cause des méthodes archaïques qu’on y utilisait et surtout des superstitions qu’on y enseignait.

Au cours du fameux 3 mars 1924 on supprimait le ministère des affaires religieuses et des fondations pieuses, et Mustafa Kemal faisait également voter la loi fondamentale de l’unification de l’enseignement. Il ne s’agit pas d’une réforme mais d’une rupture nette et radicale avec le passé. Il en résulte la suppression immédiate des medrese et l’évacuation progressive de toute éducation religieuse dans les établissements scolaires.

Le changement de calendrier, qui, dans le cas de la Révolution française, selon Aulard, est la mesure la plus antichrétienne, indique le degré de volonté mis dans la rupture avec l’ancien régime ottoman mais surtout par la nouvelle délimitation des phases de la vie, un moyen radical de la laïcisation de la société turque. En substituant à l’année hégirienne l’année grégorienne les révolutionnaires turcs ont fait «commencer l’histoire» par la référence chrétienne, qui était pour eux l’équivalent de la civilisation. Ce processus avait été amorcé en 1918 par les Jeunes- Turcs qui firent commencer l’année le 1er janvier mais en gardant l’année hégirienne comme référence. En 1926 les kémalistes adoptèrent l’année utilisée en Occident et plus tard en 1935 le dimanche fut déclaré jour férié à la place du vendredi. Obéissant à des «exigences économiques internationales» cette barrière entre la vie et l’Islam devait être renforcée par les nouveaux lieux de mémoires comme les fêtes nationales commémorant les diverses périodes de la création de l’État-nation : la fête nationale des enfants en souvenir de la réunion de la première Assemblée nationale, le 23 avril 1920; la fête de la jeunesse et des sports, le 19 mai; la fête nationale de la République, le 29 octobre.

Le changement d’alphabet (novembre 1928) en Turquie n’a pas d’équivalent en France. Outre les difficultés d’apprentissages évoquées par les intellectuels, il n’en obéit pas moins à cette logique visant à supprimer les traces du religieux dans la vie publique d’une société où l’écriture dans laquelle le Coran a été révélé revêt une sacralité incontestable.

 

3. Une laïcisation paradoxale de la religion?

Est-il possible de laïciser une religion tendant à régir la société toute entière? La réponse, on s’en doute, est différente selon qu’il s’agit du Christianisme ou de l’Islam et le thème est déjà largement débattu. Mais s’agissant de la laïcisation de l’espace et de la perte de visibilité des deux religions au cours des bouleversements révolutionnaires, un parallèle peut être établi. Bien entendu les deux révolutions n’ont pas agi contre la religion pour les mêmes raisons et avec la même ampleur : la Révolution française a entrepris la laïcisation d’abord pour des raisons administratives mais surtout financières (dettes publiques et déficit budgétaire) qui ont contraint la Constituante à mettre les biens du clergé à la disposition de la nation, d’où la mise en question de l’organisation traditionnelle de l’Eglise et la fonctionnarisation du personnel ecclésiastique élu.

L’ordre chronologique suivi par la Turquie pour la réorganisation de la hiérarchie religieuse fut le même, mais elle découle avant tout des préoccupations politiques liées à la survie du régime : on a aboli d’abord en 1924 la dignité de Cheyh’ùl- Islâm qui laissait sa place à une présidence des affaires religieuses dépendant du Premier ministre. La bureaucratisation des ouléma commencée par Mahmut II, parvenait ainsi à sa conclusion logique : l’Islam devenait ainsi un département de l’Etat.

En revanche et contrairement à la France, c’est auprès des confréries (tarikat) que les réformes laïques de 1924 suscitèrent une opposition farouche. Influentes et disposant d’une audience importante, notamment à l’est de la Turquie, ces confréries s’allièrent aux soulèvements kurdes de 1925 pour exprimer leur désapprobation du gouvernement révolutionnaire. En juin 1925 le même jugement du «tribunal d’indépendance» de Diyarbakir qui condamnait à mort les chefs de la rébellion kurde ordonnait la fermeture de tous les couvents de tarikat du Sud-Est de la Turquie. Sur le plan national, dès le mois de novembre de la même année, une série de décrets, confirmés par des lois, dissolvait et interdisait les confréries, confisquait leurs biens, fermait leurs couvents et prohibait leurs cérémonies.

Ainsi dans la Révolution turque la suppression des confréries obéit à une vision toute laïque de l’homme. Puisque elle nie le fondement théologique des vœux de religion et donc dénie à l’Etat tout rôle pour légaliser le statut social particulier de ceux qui s’enferment, selon le discours révolutionnaire, dans l’oisiveté au dépens d’une société moderne.

Laïcité, mais qu’en est-il de la désislamisation? La Révolution turque n’est jamais allée aussi loin que la déchristianisation multiforme de l’an II. Pourtant certaines pratiques des révolutionnaires turcs pendant les années 30 s’apparentent à une «désislamisation» ouverte. En 1928, dans un rapport publié, une commission de la Faculté de théologie d’Istanbul, créée à la place de la Medrese de Sûleymaniye, affirmait que la religion, en tant qu’institution doit répondre aux besoins de la vie sociale et évoluer au rythme des changements, et proposait la transformation des mosquées en une sorte d’église musulmane où il devait y avoir des bancs et de la musique instrumentale; la prière devait se faire en turc. De ces recommandations on a retenu la turquisation du culte. Devant les tollés, le gouvernement maintint seulement Vezan (appel à la prière) en turc, la prière à l’intérieur devant continuer en arabe. Par ailleurs certaines mosquées furent utilisées pour un usage profane, tandis que, symbole de la Turquie musulmane, Sainte-Sophie fut transformée en musée. L’enseignement religieux fut totalement interdit dans les établissements publics; officiellement les écoles coraniques disparurent pratiquement et les contrevenants à l’interdiction de l’enseignement clandestin furent pourchassés à travers tout le pays.

Les Révolutionnaires turcs justifiaient chacune des décisions laïcisantes comme étant des «exigences de la civilisation contemporaine». Mais la pratique kémaliste de la Révolution n’en était pas moins inspirée du jacobinisme. Le discours prononcé par Mustafa Kemal au banquet offert à Ankara par le Colonel Mougin à l’occasion de la fête nationale française, le 14 juillet 1922, nous éclaire avec précision sur la conscience révolutionnaire du mouvement national turc et sur la manière dont ce mouvement intégrait 1789 dans sa problématique révolutionnaire. Voici quelques extraits de ce discours aux «réminiscences historiques» :

« Quoique la grande révolution française dont nous lisons les pages sanglantes avec admiration et enthousiasme ait jailli du cœur de la nation française, ses résultats n’en furent pas moins d’une portée universelle».

«… N’importe quel homme peut conduire un peuple à la révolution, mais il n’est possible d’atteindre par celle-ci le but national qu’en s’assurant le concours du peuple entier. On n’a trouvé dans le monde le moyen de réaliser cet état de choses pratiquement qu’en faisant assumer les affaires par les assemblées nationales. Les Français ont compris cela. »

Après avoir évoqué l’analogie des conditions (y compris la simplicité de la salle) dans lesquelles furent réunies l’Assemblée Constituante et la Grande Assemblée Nationale, il concluait :

« les raisons qui ont motivé notre soulèvement et notre lutte ne sont ni moins logiques ni de moindre force que celles qui ont conduit les Français (à prendre les armes contre les ennemis extérieurs et intérieurs)».

Plus tard, en 1928 (7 mars), lorsque la Révolution turque cherche sa propre personnalité entre les Révolutions française, russe et italienne, il déclarera, en résumé, au journal parisien Le Matin :

«La Révolution française a répandu dans tout l’univers l’idée de la liberté; aujourd’hui elle est encore la source de cette idée. Mais depuis cette date l’humanité a évolué. La Démocratie turque a suivi la voie ouverte par la Révolution française, mais elle s’est développée avec les caractéristiques qui lui sont propres. »

Cette relative distance, nous la retrouvons systématisée dans la revue Kadro (1932-1934)2, fondée avec le soutien du régime par six intellectuels turcs dévoués à la cause révolutionnaire. Ces idéologues mus par les idées de 1789 et surtout de 1793, ne pardonnent pas aux Français d’alors d’avoir trahi la Révolution par le colonialisme, par l’invasion de la Turquie au cours de la guerre 1914-1918 et même par les scandales politico-financiers sous la IIIe République. Adeptes du régime autoritaire et étatistes, leur critique principale à l’encontre de la Révolution française même est le «manque de discipline et de consensus autour des idées concrètes». Pour eux la liberté des Français de cette période est «trop légère», elle n’a pas cette particularité d’insuffler une satisfaction éternelle et collective comme c’est le cas de la Révolution turque. Elle leur paraît trop individualiste et trop spontanée. En 1934 deux articles, envoyés à Paris, par Sjevket Sûreyya Aydemir, donnent toute la dimension à la fois de la nostalgie des révolutionnaires turcs de 1789 et 1793 et des griefs de ceux-ci vis-à-vis de la France d’alors. Ceux-ci portent d’ailleurs le titre évocateur de «L’Idéologie de la Révolution : devant la tombe de la Révolution de 1789 ». Dans ces articles S.S. Aydemir déplore la façon dont les Français cachent le souvenir des hommes comme Mirabeau, Danton, Robespierre, Saint-Just derrière celui de Napoléon ou des «faux rois qui lui ont succédé» et de poursuivre :

«La démocratie française d’aujourd’hui n’est qu’une réaction et même une détestable trahison de tous les idéaux reconnus et déclarés comme sacrés par la Révolution… Quant à nous, nous ne reconnaissons que la France de 1789-1793».

Selon Aydemeir une révolution commence à perdre son efficacité par la perte de sa mystique (sic). Cela a commencé pour la Révolution française dès après 1793.

Sur le plan religieux le dépouillement de cette revue est révélateur. Les idéologues de la Révolution turque semblent évacuer le fait religieux. Mis à part quelques passages on n’y rencontre pas d’articles ayant pour objet la position de la Révolution en matière religieuse.

Cela s’explique en grande partie parce que la Turquie des années 30 a pu domestiquer l’Islam traumatisé par les moyens coercitifs, mais aussi et surtout par une mise à disposition de l’Islam, maintenant confiné dans la mosquée, au service de l’Etat. Atatûrk semble avoir de la religion une vision hégélienne selon laquelle :

«comme tout est utile à l’homme, l’homme est également utile à l’homme, et sa destination est également de faire de lui-même un membre de la troupe utile à la communauté et universellement serviable… il utilise les autres et est utilisé».

La «désislamisation» est donc arrêtée à la porte de la mosquée et de la famille, à condition que l’Islam serve la République. C’est ainsi que depuis la création de la République, les hutbe (prêche du vendredi) sont prononcés au nom de celle- ci et dans les années 30 une bonne partie des sujets de ces hutbe était imposée par l’organe officiel religieux de l’Etat, la Présidence des Affaires religieuses, et portait sur le service militaire, la sacralité de l’impôt, l’ordre public, la nécessité […]

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