Marc Gjidara, professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)
Rapport présenté au Colloque international organisé par l’Université Paris Sorbonne et l’Académie croate des sciences et des arts, sur « La Croatie et la France – La Croatie et l’Europe : rapports intellectuels et culturels entre la Croatie et la France à travers l’histoire », les 6 et 7 décembre 2012 à la Sorbonne.
L’OUVERTURE DE LA CROATIE AUX INFLUENCES FRANÇAISES DANS L’ORDRE JURIDIQUE ET INSTITUTIONNEL
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Dans l’histoire, la Croatie a toujours été plus ouverte à la France que l’inverse. C’est à l’époque napoléonienne que la réception du système juridique et institutionnel français a été la plus marquante. Si cette empreinte dans l’ordre administratif fut brève, les idées révolutionnaires, l’œuvre et les réformes napoléoniennes, ont fortement inspiré la pensée politique croate et renforcé les tendances à l’affirmation nationale, face aux divers hégémonismes qui se sont exercés au cours des temps. Cette imprégnation française s’est confirmée dans l’ordre constitutionnel avec l’accession à l’indépendance. L’Etat croate une fois reconnu, il a fallu le doter d’institutions efficaces et affranchies d’une idéologie devenue anachronique. La quête de références a été hésitante, et les modèles dont s’est inspiré le législateur croate, recourant à une espèce de « shopping juridique » et plutôt par transpositions mécaniques mal assimilées, ne se sont pas révélés les plus appropriés. Un retour aux modèles européens continentaux s’est amorcé à la faveur du cheminement vers l’Union européenne. La Croatie, pays unitaire, de tradition juridique européenne continentale, redécouvre le « french modèle », à travers l’intensification des échanges prenant en compte les besoins croates spécifiques notamment dans l’ordre administratif. L’offre française de services et d’expertises est soutenue par les plus hautes instances des deux pays et se développe dans un cadre universitaire, annonciateur d’une formalisation adéquate et trop longtemps attendue du partenariat franco-croate, en vue d’une refondation de l’administration croate et de son contrôle, devenue urgente, afin de permettre à la Croatie de trouver sa place au sein de la Communauté des Etats européens. C’est en se conformant loyalement aux standards européens, eux-mêmes fortement influencés par la pensée juridique française, que la Croatie vaincra les pesanteurs sclérosantes et les réflexes misonéistes dans l’appareil d’Etat, qui nuisent à sa « compétitivité » internationale dans l’ordre juridique et institutionnel et par conséquent au plan économique.
Ključne riječi: Croatie, France, influences par la « French modele »
La Croatie a toujours été ouverte aux influences européennes en général et françaises en particulier, même si la réciproque n’est pas aussi évidente. Un récent rapport du Sénat français datant de 2003, rédigé à la suite de la mission effectuée par une délégation du groupe interparlementaire France-Croatie, a souligné cette ignorance dans laquelle sont les Français vis-à-vis des Croates. Mais le rapport conclut dans une formule heureuse : « l’histoire nous les a rendus ». Les auteurs du rapport n’ont pas manqué de rappeler, au passage, l’attitude de Louis XIV abandonnant aux représailles autrichiennes la noblesse croate en rébellion contre Vienne. En revanche, au cours des deux dernières décennies, la Croatie a tenu à commémorer les grandes dates qui ont particulièrement marqué l’histoire de France et les rapports franco-croates au plan des idées politiques, juridiques et au plan institutionnel. Il y a eu d’abord la célébration du Bicentenaire de la Révolution française en 1989, à l’initiative du Musée d’Histoire croate de Zagreb et du Musée archéologique de Split, puis celle du Bicentenaire du Code Civil en 2004 à l’initiative de la faculté de droit de Rijeka, et enfin celle de la création des Provinces Illyriennes qui s’est étalée sur plusieurs années et de nombreux colloques à l’initiative de l’Académie croate des sciences et des arts et des Universités de Dubrovnik, Zadar et Split, en 2006, 2008 et 2009.
Le professeur Eugen Pusić a dit à quel point la Révolution française avec les changements qu’elle a suscités, est devenue partie intégrante du système de pensée et de valeurs dont s’est réclamée la Croatie, au fur et à mesure de l’émergence du sentiment national. Le prestige du Code Civil et le pouvoir de l’administration napoléonienne sont à mettre en corrélation, d’une part avec la rédaction de la constitution croate de 1990 directement inspirée de celle que la France s’est donnée en 1958, et d’autre part avec le développement des rapports entre juristes des deux pays à travers les partenariats universitaires d’abord et ensuite avec l’instauration des « Journées Juridiques et Administratives franco-croates » qui se tiennent annuellement depuis 2007 à Split, avec la participation active du Conseil d’Etat français et grâce au soutien des ministères et des plus hautes juridictions croates concernés, ainsi que de l’Université, de la Ville et de la Région de Split.
I – LA RÉCEPTION SUBIE MAIS FÉCONDE DU SYSTÈME JURIDIQUE ET INSTITUTIONNEL FRANÇAIS A L’ÉPOQUE NAPOLÉONIENNE
Cela concerne l’application du Code Civil ou « Code Napoléon » et la réorganisation administrative des Provinces illyriennes, qui ont véhiculé les grands principes révolutionnaires. L’intention de Napoléon était d’introduire en Illyrie « nos doctrines, notre administration, nos Codes » dans la perspective d’une « régénération européenne»
§ 1. L’application éphémère du Code Civil français et son influence durable
C’est le décret du 15 avril 1811 qui a imposé le Code Civil dans les Provinces illyriennes, porteur de messages tels que la volonté d’abolition du système féodal et le principe de l’égalité civile de tous devant la loi et le juge. Il convient de noter que si ce Code a été plutôt imposé aux pays occupés par Napoléon, il a été introduit de jure dans les régions croates. Le professeur Dragutin Ledić a pu écrire, que cela « signifie qu’il fait partie de l’histoire du droit croate, car son influence sur l’état des rapports de droit civil se fit sentir bien plus longtemps que durant la période où il s’est directement et concrètement appliqué du fait de l’autorité française ou napoléonienne ». C’était précisément l’objectif du principal rédacteur du Code Civil, Portalis, qui affirmait que si la nation française a su conquérir la liberté par les armes, elle saurait la conserver et l’affirmer par des bonnes lois civiles, qui sont le plus grand bien que les hommes puissent donner et recevoir.
En France, le Code Civil venait après la restructuration de l’appareil politique et administratif de l’Etat, parachevant le processus d’unification de la nation française. A cet égard, le Code Civil correspondait à l’aspiration profonde de bien des peuples européens, notamment à celle du peuple croate.
Porteur de valeurs nouvelles, il a permis la diffusion en Europe de droits jusqu’alors inconnus, et l’abolition de pratiques ancestrales. Certes, toute la Révolution n’était pas dans le Code, mais tout le Code était débiteur de la Révolution. Napoléon, dont le but était la reconstruction générale de l’Etat français, a aussi voulu faire du Code Civil un instrument de sa politique étrangère, souhaitant l’introduire dans tous les territoires conquis, pour renverser les régimes absolutistes, féodaux ou confessionnels. Cela lui permettait d’apparaître conservateur en France où l’acquis révolutionnaire était capitalisé, et révolutionnaire hors des frontières.
La fonction de « constitution civile » du Code Napoléon a été exportée partout où l’on visait les mêmes objectifs, c’est-à-dire forger l’unité nationale autour de sa législation civile, écrite, unique, stable et égalitaire. Tel était le cas en pays croates, où comme ailleurs en Europe il y avait un désir général d’unification et de rationalisation du droit étatique. Pour les peuples en voie d’affirmation politique ou de renaissance nationale, le mérite du Code Civil était double : il renouvelait l’organisation de la société civile en devenant un outil de paix sociale, et il s’exprimait dans un style juridique limpide, expressif et concis, facilement mémorisable. Il est vrai qu’à l’époque, en plus de la puissance militaire et diplomatique, la France bénéficiait d’un contexte linguistique favorable.
C’est cette dimension réformatrice et unificatrice qui a fait du Code Civil un instrument de progrès au début du 19ème siècle. Selon Feuerbach, « là où arrive le Code Napoléon, on voit naître une nouvelle ère, un nouveau monde, un nouvel Etat ». Le prestige acquis par le Code Civil a été un phénomène majeur de l’histoire juridique universelle. Certes, les conquêtes napoléoniennes (et par la suite la colonisation) ont joué un rôle indéniable dans son expansion, mais la force des valeurs et de l’esprit véhiculés par le Code ont été déterminants. Car à la fin du 18ème et au début du 19ème siècle, il ne fait pas de doute que le Code Civil français a été le plus important du point de vue intellectuel et le plus fécond du point de vue historique.
Au-delà du Code Civil, c’est le droit français qui va devenir un objet d’exportation, même s’il est vrai que c’est souvent par la pression sur les pays conquis ou alliés que l’on a voulu faire du Code Napoléon le droit commun de l’Europe. Il est admis que celui-ci a joué un rôle d’unification de l’Europe, avant la construction européenne amorcée un siècle et demi plus tard. Même après la chute de Napoléon et de l’empire, le Code Civil a été maintenu en vigueur dans plusieurs des pays où il avait été introduit par la conquête.
Si, dans les provinces croates, les lois françaises furent abrogées après la reconquête autrichienne, le Code Civil est resté en vigueur jusqu’en août 1814. En dépit de la brièveté de son application, malgré l’absence de préparation suffisante et de traduction préalable, qui ont handicapé la transposition du droit civil français, le Code Civil a laissé deux apports juridiques et politiques essentiels pour l’avenir.
Il s’agit d’une part, de l’affirmation au moins formelle de l’égalité de tous devant la loi et le juge, et d’autre part, de la proclamation du droit de propriété privée de la terre qui a vocation à appartenir à ceux qui la travaillent. A cela on peut ajouter, que les idées et les réalisations dues à la présence française ont joué un grand rôle dans le processus de construction de la nation. Le Code Civil a montré comment un texte juridique et le droit peuvent jouer un rôle majeur dans l’application de la maxime « Une nation, un Etat, une loi ».
En Croatie, comme ailleurs en Europe, le Code Civil de 1804 a prouvé qu’il convenait à tout pays dont la société civile devait être refaçonnée et mieux protégée.
§ 2. Le renouvellement institutionnel dans l’ordre administratif
C’est tout un nouveau droit, privé et public, ainsi qu’une administration réformée, que l’Illyrie napoléonienne a accueillis. Ce modèle institutionnel était certes issu de la Révolution, mais portait l’empreinte de Napoléon, qui avait radicalement modernisé la France et son empire, dans tous les domaines du droit et de l’administration. Certes ce modèle s’appuyait sur la force militaire, mais il jouissait en Europe à l’époque d’un prestige incontestable, d’autant plus que Napoléon voulait à propos de l’Illyrie, rassembler des régions et des populations qui avaient vocation à être unies et que la politique seule avait séparées,8 mais aussi pour s’en servir dans ses rapports futurs avec l’Autriche.
La Dalmatie a été le premier champ d’expérimentation des réformes napoléoniennes. L’héritage vénitien et l’intermède autrichien y avaient laissé une justice inefficace, vénale, lente et encombrée. Le décret du 4 septembre 1806 a fixé les grandes lignes de la réforme de la justice, mise en œuvre par le Provéditeur Dandolo, dans un règlement du 27 octobre 1806 transposant le système français généralisé dans l’empire. La demande de réforme était forte, l’aspiration à simplifier et rationaliser l’application du droit dans la vie quotidienne et dans la justice était réelle. Les droits de l’Homme présentés par la Révolution comme des valeurs universelles étaient exaltés par les esprits les plus avancés, pour qui le système politique et institutionnel français faisait figure de modèle.
La Dalmatie a aussi été la plus durable illustration en matière de transposition du modèle français. La courte période de la présence française a néanmoins permis d’engager certaines transformations essentielles dans tous les domaines, rapprochant cette province de l’organisation moderne de l’Etat. Bien entendu, l’œuvre accomplie a eu un goût d’inachevé, même si la réorganisation du système judiciaire a été la plus systématique. Le plus important pour le Provéditeur était de séparer l’administration de la justice, confiée aux édiles locaux ou aux juges de paix. Il a également distingué la juridiction civile des tribunaux répressifs, et le juge judiciaire ne pouvait pas s’immiscer dans l’action de l’administration, ni faire obstacle à ses décisions. Ce qui était la fidèle transposition de la loi des 16- 24 août 1790, qui fut à l’origine de la juridiction administrative en France, avec à sa tête le Conseil d’Etat, dont l’œuvre jurisprudentielle est toujours au fondement du droit administratif français, qui n’a cessé d’attirer les juristes croates de toutes les époques et dont le regain d’intérêt s’est manifesté au cours de la décennie écoulée. Il est remarquable que l’organisation judiciaire napoléonienne a survécu jusqu’en 1817 en Dalmatie. Si les membres du Conseil d’Etat français ont retrouvé aujourd’hui le chemin de Split, ils renouent avec l’histoire, car nombre de leurs prédécesseurs ont été envoyés de Paris par Napoléon, en Istrie, en Dalmatie, notamment à Zadar, Šibenik, Split et Makarska, pour vérifier comment la justice était rendue et l’état de l’administration sur place.
Toutefois, Napoléon n’a pas considéré que le centralisme appliqué en France métropolitaine et en Italie était approprié aux contrées croates. Il a donc refusé d’y transposer la division en départements, qui était préconisée par Luka Garagnin frère de l’intendant de Dubrovnik. Mais l’organisation et le fonctionnement des autorités locales, au niveau de chaque province et de chaque municipalité, étaient copiés sur ce qui se faisait en France, le tout formant un ensemble cohérent et hiérarchisé, de la base au sommet.
Alors que l’administration vénitienne, pendant des siècles, n’avait ouvert aucune école, il a été créé pendant la période française, une trentaine d’écoles primaires, 7 collèges, 2 lycées avec internat et 40 bourses, une école du niveau de faculté. Par ailleurs, avec l’introduction du cadastre qui a été perçue comme une attaque contre les possessions du clergé et de la noblesse, la parenthèse française a apporté à la Dalmatie d’autres innovations au plan des idées politiques et des institutions administratives, intégrant cette province dans les grands événements du vieux continent.
C’est à partir de 1809 qu’un système uniforme, jusque là propre à la Dalmatie, a été étendu à toute l’Illyrie, des Alpes aux Bouches de Kotor. Le Code de commerce promulgué en 1807 en France a été appliqué en 1808 en Dalmatie puis dans le reste des Provinces illyriennes, où le Code pénal a été introduit le 1er novembre 1811. On peut considérer qu’au début de 1813, toutes les lois fondamentales, à l’exception du Code rural, étaient en vigueur. Dans le domaine fiscal, les impôts recouvrés en France furent introduits en Illyrie en juillet 1810 (impôt foncier, impôt personnel, patentes). Leur recouvrement fut problématique en raison de l’absence de cadastre dans les provinces du sud, alors que dans celles du nord la documentation cadastrale avait été emportée par les Autrichiens. En outre, la fiscalité était liée à la mise en œuvre des dispositions du Code Civil, faute de quoi il était impossible d’établir les droits d’enregistrement.
Quoi qu’il en soit, l’administration « à la française » était assurée, grâce à l’organisation et au fonctionnement des services déconcentrés, qui, tout comme en métropole, étaient chargés d’assurer la présence de l’Etat sur toutes les parties du territoire, de superviser les autorités locales, de vérifier l’application uniforme des lois, et de connaître l’état de l’opinion dans les contrées les plus lointaines.
Même si le bilan des changements institutionnels a été assez modeste, la France de l’époque a posé les jalons de la démocratie représentative, apportant d’indubitables progrès dans l’administration, la justice et l’instruction, même si l’effet bénéfique le plus positif a concerné les voies de communication. Cela explique qu’une partie des réformes opérées par les Français a été conservée même après l’instauration de la domination autrichienne.
§ 3. Les effets différés et les survivances de l’œuvre napoléonienne
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