via persee
Sauzier A. L’influence du modèle juridique français aux Seychelles. In: Revue internationale de droit comparé. Vol. 47 N°1, Janvier-mars 1995. pp. 154-158.
www.persee.fr/doc/ridc_0035-3337_1995_num_47_1_5020
L’INFLUENCE DU MODÈLE JURIDIQUE FRANÇAIS AUX SEYCHELLES
TEXTE INTÉGRAL
Les Seychelles sont un groupe d’îles dans la région du Sud-ouest de l’Océan Indien au nord de Madagascar. L’île principale, Mahé, se trouve à 4° au Sud de l’Equateur. La population s’élève à 68.000 habitants qui résident en grande partie sur les Iles de Mahé, Praslin et La Digue.
La France prit possession des Seychelles, alors inhabitées, en 1756. Les premiers colons français n’arrivèrent qu’en 1770. Ils venaient de l’Ile de France (Maurice). Dès le début, les Seychelles ont été une dépendance de l’Ile de France d’où elles furent administrées.
Pendant les guerres napoléoniennes, les Seychelles subirent le même sort que l’Ile de France, c’est-à-dire occupation par les Anglais, puis cession définitive à la couronne britannique par le Traité de Paris du 30 mai 1814. L’occupation par les Anglais, en ce qui concerne les Seychelles, se fit en mai 1794, bien avant celle de l’Ile de France en décembre 1810. Pendant toute cette période les Seychelles continuèrent d’être administrées depuis l’Ile de France de sorte que les lois édictées à l’Ile de France s’appliquant aux dépendances, s’appliquaient aussi aux Seychelles.
C’est ainsi que les trois grands Codes napoléoniens furent promulgués aux Seychelles par les arrêtés suivants du Général Decaen, capitaine-général et Gouverneur de l’Ile de France et de ses dépendances, dont les Seychelles : 1. le Code civil des Français, sous le titre de Code Napoléon, par un arrêté du 21 avril 1808, Decaen n° 168 ; 2. le Code de procédure civile par un arrêté du 20 juillet 1808, Decaen n° 177 ; 3. le Code de commerce par un arrêté du 14 juillet 1809, Decaen n° 208.
Les trois codes furent appliqués avec des modifications pour les adapter aux conditions spéciales qui prévalaient, en particulier concernant les esclaves qui étaient classés comme meubles. Aucune autre modification substantielle ne fut faite.
Après le Traité de Paris, le gouverneur anglais de l’Ile de France, devenue Ile Maurice, publia une proclamation en avril 1815 par laquelle toutes les lois promulguées par le gouvernement général de l’Ile de France s ‘appliquant à ses dépendances étaient maintenues en vigueur, sauf celles ayant trait à l’esclavage. Les codes mentionnés plus haut étaient donc maintenus aux Seychelles. Tous les changements faits à Maurice en 1903, année où les Seychelles devinrent une colonie de la couronne britannique séparée de Maurice, furent appliqués aux Seychelles, par implication ou par des lois spéciales.
Après 1903, les modifications devaient se faire moins fréquemment qu’à l’Ile Maurice suivant les nécessités pratiques dont les pressions étaient moins grandes aux Seychelles. Ce qui restait du droit français dans la législation seychelloise était tombé dans un état de torpeur, sans évolution, jusqu’à l’ouverture de l’aéroport en 1971 qui a eu l’effet du baiser du Prince Charmant sur la Belle au Bois Dormant. Seychelles s’est ouvert au monde et tout de suite a connu un boom économique. Ceci a nécessité une mise à jour des lois, entre autres du Code civil et du Code du commerce.
Quand la révision du Code civil et du Code de commerce s’est faite en 1973 et 1974, Seychelles étaient encore une colonie britannique. Ceci n’a certainement pas favorisé la circulation du modèle juridique français. Les codes, qui jusqu’alors étaient en langue française, ont été repromulgués en anglais, avec une stipulation expresse qu’ils devaient être pris pour des textes originaux et interprétés comme n’étant pas des traductions. Cette stipulation a heureusement été en partie annulée, en ce qui concerne le Code civil, par une autre stipulation que les règles établies par la jurisprudence qui n’étaient pas contraires au texte même du code devaient continuer à s’appliquer. Par ce biais les juges pouvaient continuer à se référer à la jurisprudence française, en tenant compte de la doctrine, pour élucider les textes et même leur donner une portée plus ample. Toutefois la traduction a mené dans certains cas à une réelle trahison : changement total de la portée du texte original en français. Exemple : le mot « titre » traduit par l’expression anglaise « instrument of title » ce qui veut dire un document écrit. Nous le savons, le mot « titre » a une connotation plus large en droit français.
Une façon simple de rétablir la circulation du modèle juridique français dans cette sclérose, sans pour cela retraduire le texte entièrement en français, serait de mettre l’expression juridique française entre parenthèses après le mot anglais dans tous les cas où le mot anglais pourrait être ambigu ou limitatif. Nous avons dans notre législation une disposition qui donne la pas au terme juridique français sur l’expression anglaise (section 19 de l’Act 22 de 1976). Il faudrait pour cela appliquer cette section au Code civil des Seychelles.
Le nouveau Code civil en anglais promulgué en 1975 est en grande partie basé sur le Code civil français, version 1973. Le détail des articles du Code civil français qui n’ont pas d’équivalent dans ce nouveau Code civil des Seychelles est donné en appendice.
Le Code de procédure civile a été remplacé depuis 1920, dans sa presque totalité, par un Code de procédure civile inspiré de la procédure civile anglaise. Les articles suivants du Code de procédure civile français ont encore force de loi : articles 173 à 187, 193 à 213, 302 à 323, 352 à 362, 626 à 672, 806 à 825, 839 à 854, 865 à 870, 898 à 906, 907 à 952, 966 à 968, 976 à 985, 986, 989 à 996, 998 à 1002.
Il est intéressant de noter que la procédure de l’examen sur faits et articles dans les affaires civiles a été retenue. Cette procédure est inconnue en droit anglais. Elle est essentielle pour rétablir la balance de la justice, vu que le droit seychellois a gardé les règles de la preuve par écrit qui s’appliquent dans les affaires civiles seulement. Dans les affaires criminelles, ces règles ne s’appliquent plus et la preuve par témoins est autorisée dans tous les cas.
Le Code de commerce n’a que très peu d’articles qui sont basés sur le droit français. Ces articles ont trait aux livres tenus par les commerçants, à la preuve testimoniale dans les affaires commerciales et aux sociétés commerciales (partnerships). Les autres articles n’ont rien à faire avec le texte original du Code de commerce français. Les dispositions du Code de commerce sur les sociétés anonymes, les lettres de change et le commerce maritime sont maintenant calqués sur le droit anglais. Je donne, dans un appendice, les articles du Code du commerce français original qui n’ont pas d’équivalent dans le nouveau Code de commerce des Seychelles.
Le Code pénal et le Code de procédure criminelle sont basés sur des codes ayant leur source dans le droit anglais des années 1950. Ils ont été promulgués en 1955. Avant cela le Code pénal était en grande partie basé sur le Code pénal français très proche du Code pénal mauricien. Le Code de procédure criminelle avait dès le XIXe siècle été modelé sur la procédure criminelle anglaise.
En 1903, quand les Seychelles devinrent une colonie de la couronne britannique séparée de Maurice, un Ordre en conseil du Souverain britannique dota la nouvelle colonie d’un système judiciaire séparé de celui de l’Ile Maurice. Les juges de la Cour Suprême avaient les mêmes pouvoirs que les juges de la Haute Cour anglaise. Ils avaient aussi le pouvoir de faire justice en toute équité dans des cas où la loi ne prévoyait pas de remède. Ce pouvoir n’a pas été invoqué fréquemment, mais il a en lui un potentiel de laisser au juge le pouvoir de tracer le cours de la loi dans des sphères où le législateur a peur de légiférer, par exemple, pour faire justice entre concubins dont l’union libre a pris fin.
Ce même Ordre en conseil a introduit la loi anglaise des preuves (law of evidence) dans tous les cas où il n’y a pas de loi spéciale contraire. Naturellement les articles du Code civil qui concernent la preuve testimoniale tombent dans cette classe de lois spéciales.
Pour résumer ce qui a été dit plus haut, c’est dans le domaine du Code civil que le modèle juridique français circule encore aux Seychelles.
Par quel moyen circule-t-il ?
Il a été établi par la Cour Suprême des Seychelles, comme principe de jurisprudence, qu’un texte basé sur le droit français devrait s’interpréter ou s’appliquer selon les normes de la jurisprudence ou de la doctrine française. La seule dérogation à ce principe serait dans le cas où la solution jurisprudentielle ou doctrinale française irait contre le texte même de la loi.
Ce principe n’est pas immuable mais dépend beaucoup des juges qui siègent à la Cour Suprême ou à la Cour d’appel. La tendance des juges, surtout mauriciens ou seychellois, a été jusqu’ici d’appliquer ce principe. La tendance des avocats qui paraissent devant ces cours serait de faire appliquer ce principe.
Nous donnons certains exemples de cas où le principe a été appliqué :
Affaire Attorney General v. Olia 1964 SLR 141
Dans cette affaire la question à résoudre était quel droit d’enregistrement il fallait percevoir sur un acte constituant une société anonyme dans lequel cette société prenait l’actif et le passif d’une autre société. L’actif se composait d’immeubles. Fallait-il percevoir un droit de transfert de propriété sur le montant du passif ? La cour décida dans l’affirmative en se basant sur la jurisprudence et la doctrine française, car la loi d’enregistrement était formulée sur la loi française du 16 frimaire An 12 et du 12 décembre 1798.
Affaire Desaubin v. United Concrete Products (Seychelles) Ltd 1977 SLR 164
Dans cette affaire le plaignant qui habitait une propriété avoisinant celle du défendeur souffrait de la poussière de roches provenant de l’opération de broyage de granit de son voisin. La cour appliqua les principes de la jurisprudence française relatifs au dommage qui excède la mesure des obligations ordinaires du voisinage. L’article 1382 du nouveau Code civil quoique voulant définir le concept de la faute en le limitant, avait laissé la place à une application plus large de l’abus de droit.
Affaire Mangroo v. Dahal 1937 MR 43
C’est une affaire qui est venue devant la Cour Suprême de Maurice. Le principe établi dans cet arrêt a été adopté par la Cour Suprême des Seychelles. Ce principe peut-être énoncé brièvement. Dans les accidents de véhicules motorisés, si l’accident a été causé sans l’intervention humaine, c’est l’article 1384, alinéa 1, qui s’applique. S’il y a eu intervention humaine — négligence ou imprudence du conducteur — c’est l’article 1382 ou 1383 qui s’applique. Il faut prouver la faute. La théorie du risque dans ces cas n’a pas été acceptée. La raison donnée était que la solution jurisprudentielle et doctrinale française allait contre le texte même de la loi. L’article 1384-1, sur le fait de la chose, ne pouvait pas être étendu au cas où l’accident était causé par l’intervention humaine, c’est-à-dire la façon négligente ou imprudente de manier la chose. Cette manière d’interpréter le Code civil provenait certainement de la formation des juristes mauriciens et seychellois dans la tradition juridique anglaise.
Il est intéressant de noter que, dans le nouveau Code civil des Seychelles, promulgué en 1975, un nouvel article 1383-2 a été inséré pour créer une présomption de faute dans les cas d’accidents de véhicules motorisés. Cet article a donné lieu à des difficultés d’application et d’interprétation mais a fait disparaître le principe de Mangroo v. Dahal.
Pour résumer, le moyen de circulation du modèle juridique français se fait à travers les jugements des cours civiles qui se basent sur la jurisprudence et la doctrine françaises dans l’application du Code civil et des autres codes ou lois qui trouvent leur source dans le droit français. Plusieurs éléments favoriseront cette circulation à l’avenir.
Les pays du sud-ouest de l’Océan Indien, c’est-à-dire, Seychelles, Maurice, La Réunion, Madagascar et les Comores ont formé un groupement de coopération sous le nom de Commission de l’Océan Indien. Suivant cette impulsion, les juristes ont fait de même en formant l’Association des Juristes de l’Océan Indien. Cette association se réunit une fois par an à tour de rôle dans chaque pays membre de l’association. La langue commune est le français et le droit commun, sur certains aspects, est le droit français. La Réunion et Maurice ont un rôle de catalyseurs. Il n’y a nul doute que cette association favorisera l’influence du modèle juridique français dans la solution des problèmes juridiques communs aux pays de la région.
Un autre élément dont il faut parler est la formation des légistes seychellois. A l’avenir, la tendance sera de les envoyer faire leurs études à l’Université de Maurice. La Faculté de droit de cette Université a des professeurs qui viennent de l’Université de la Réunion, elle-même affiliée à l’Université d’Aix-Marseille, ou des professeurs financés par des agences de coopération françaises.
Pour terminer, une réflexion s’impose. Le facteur déterminant pour ancrer le système juridique français aux Seychelles a été la simplicité du droit foncier en France à comparer à la complexité de ce même droit en Angleterre. Le colonisateur anglais a toujours hésité à introduire le common law anglais dans son intégralité pour cette raison. Par voie de conséquence, la loi des contrats a dû être gardée, et il était alors logique de conserver les autres provisions du Code civil. Le résultat a été un droit mixte dont le métissage se porte très bien.
André SAUZIER.
Ancien Juge à la Cour suprême et à la Cour d’appel des Seychelles.