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Birnbaum Pierre. Les Juifs d’Etat sous la Troisième République : de l’assimilation sociale aux emplois de prestige et d’autorité. In: Romantisme, 1991, n°72. Panorama. pp. 87-95.

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TEXTE INTÉGRAL

Non seulement la Révolution française et son accomplissement définitif sous la Troisième République rendent possible une émancipation étatique des Juifs à travers l’accès au personnel politique et administratif national, mais cette émancipation de type universaliste favorise l’entrée d’autres Juifs d’Etat dans la haute fonction publique où ils détiennent désormais des emplois de prestige et d’autorité que l’abbé Grégoire voulait autrefois leur interdire. A partir de l’institutionnalisation de la République, nombre de Juifs, délaissant la seule émancipation sociale et le statut dépassé de « Juif de Cour », vont désormais, sur des critères purement méritocratiques, se hisser jusqu’aux sommets de l’Etat et incarner eux aussi la puissance publique en action.

L’Etat « fort » qui a vu le jour au sein de la société française est le seul dans l’Histoire moderne et même dans l’Histoire tout entière à ouvrir presque tous ses Grands Corps aux Juifs, qui deviennent, paradoxalement au moment même où la France traverse tant de crises sociales et idéologiques majeures, préfets ou sous- préfets, conseillers d’Etat, Présidents de Cour d’Appel, juges dans les Tribunaux les plus importants, Vice-Président de la Cour de Cassation ou encore généraux, sans pour autant se trouver dans l’obligation de se convertir comme en Allemagne ou en Autriche-Hongrie. Dans le cadre limité de cette étude, il ne peut être question de rendre compte des origines sociales, des carrières, des modes d’insertion dans différentes institutions particulièrement structurées, des valeurs, des manières de penser de tous ces hauts fonctionnaires juifs, de même que de leurs rapports, d’une part avec la société globale, d’autre part avec leurs coreligionnaires et l’ensemble de la communauté. De telles analyses des pratiques et des comportements sont pourtant indispensables pour réfléchir au mode d’émancipation des Juifs dans un type d’Etat particulièrement institutionnalisé et différencié qui leur ouvre ses portes sur des bases méritocratiques au-delà de la simple analyse des discours auxquels s’en sont tenus trop souvent les historiens des Juifs de France. Avant d’aborder le fameux problème du destin de l’ethnicité, du maintien d’un sentiment particulariste jusqu’au sein du processus d’émancipation étatique, évoquons quelques cas exemplaires de ce mode d’entrée dans un Etat « fort ».

Dans le domaine de la politique, l’exemple des frères Reinach vient immédiatement à l’esprit tant ils incarnent l’image même des Juifs d’Etat ayant tous réussi les concours généraux lors de leur scolarité à tel point que les contemporains en furent vraiment surpris et impressionnés. Leurs succès scolaires sont à l’image de ceux de nombreux Juifs qui se tournent désormais vers les grandes écoles, voie royale vers l’Etat : ainsi, durant l’année 1897-1898, L’Univers israélite note que 20 Juifs sont reçus à Polytechnique, 4 autres étant admis à l’Ecole Normale Supérieure. Représentés dans ces Ecoles prestigieuses de même qu’à l’Ecole des Mines ou encore des Ponts et Chaussées depuis plusieurs générations, ils peuvent désormais, avec le triomphe de la République et, bientôt, de la laïcité, devenir, sur des critères méritocratiques, des Juifs d’Etat

Hermann Reinach, le père de ces trois futurs sur-diplômés est un Juif allemand naturalisé français en 1870, qui a épousé la fille d’un banquier juif de Cassel, Julie Buding, la famille s’installant dans les beaux quartiers, à Saint- Germain-en-Laye. Hermann reste fidèle à la communauté juive, à laquelle il fait de fréquents dons. A sa mort, en 1899, L’Univers israélite déplore le décès d’« un de nos plus dignes et plus charitables coreligionnaires ». Théodore est reçu à l’Ecole Normale Supérieure et deviendra un grand orientaliste au Collège de France. Joseph fait ses études de droit et, dans le sillage de Gambetta, entre à La République française, journal de grande influence dans les combats politiques nationaux, créé et dirigé par Gambetta, et dont Reinach deviendra beaucoup plus tard directeur à son tour. Il participe au combat contre le boulangisme et se bat même, en 1887, en duel avec un membre de la Ligue des patriotes. En 1889, il est élu député de Digne et, devant les sévères attaques antisémites, il rétorque : « On me reproche d’être né dans une religion qui n’est pas la religion catholique… il est vrai que je ne suis pas catholique mais cela m’a donné peut-être plus de force et d’autorité pour défendre comme je le fais la cause de la tolérance ». Il sera sans cesse réélu, jouera un rôle de premier plan dans la lutte en faveur du capitaine Dreyfus. Défendant du bec et des ongles la Révolution française, il apparaît comme un vibrant patriote. Touché pourtant par le scandale de Panama, alors qu’il n’a rien à se reprocher, il est à nouveau l’objet d’attaques antisémites très violentes ; il sera probablement le Juif d’Etat le plus souvent, le plus sauvagement caricaturé ou attaqué en France dans la presse partisane mais aussi de grande diffusion, témoin la lettre suivante adressée au Journal des Basses-Alpes à l’intention du Ministre de l’Intérieur :

Vous savez sans doute, Monsieur le Ministre, que nous sommes représentés par un député juif qui s’appelle Joseph Reinach. Il n’est pas de chez nous… Sans être des piliers d’église nous faisons baptiser nos enfants, nous les envoyons à la messe, au catéchisme, nous leur faisons faire la première communion, nous nous marions à l’Eglise et nous enterrons les nôtres en terre bénie, avec l’assistance d’un curé. Etre représentés par un Juif, cela ne nous va guère.

Joseph Reinach est de tous les combats en faveur de la République, contre le boulangisme, contre le socialisme, pour la laïcité, l’éducation, l’hygiène sociale. Il est au centre de tout le jeu politique pendant de très longues années, de Gambetta à Jules Ferry ou Clemenceau. Il exerce une influence politique considérable sur la formation ou l’échec des gouvernements successifs. L’affaire Dreyfus sera un tournant chez ce Juif d’Etat détaché de la religion, profondément assimilé aux valeurs universalisas :

II était Juif, observe-t-il en parlant de Dreyfus, Juif de Mulhouse d’extraction simple qui a quitté les riches usines pour le métier des armes, élève des grandes écoles, il est impossible qu’il ait commis le plus ignoble des crimes. Ces Juifs d’Alsace, si longtemps malmenés, humiliés, suspectés se sont montrés pendant la guerre égaux en dévouement et en courage aux plus vieux des Français.

Avec Bernard Lazare, Zola, Clemenceau et Jaurès, il participe au combat pour Dreyfus et les cris « morts aux Juifs » résonnent souvent à ses oreilles. Il devient la cible privilégiée de tous les pamphlétaires antisémites de France. Pour Drumont, « ce Reinach apparaît véritablement comme la personnification du faux Français… C’est vraiment le type du Juif allemand, du Juif d’invasion ». Imperturbable, Joseph Reinach qui craint un instant que cette violence répandue sur tout le territoire ne conduise finalement au « massacre, aux vêpres juives, la Saint-Barthélémy d’Israël », poursuivra son destin de Juif d’Etat émancipé, demandant plus tard à s’engager, tout comme le capitaine Dreyfus, dans les rangs de l’armée pendant la Première Guerre Mondiale, tenant le carnet quotidien des actes de courage de l’armée française durant cette longue et terrible guerre.

On se marie entre Juifs chez les Reinach : un seul des trois frères Reinach se marie avec une non-Juive ; la quasi-totalité des enfants que l’on peut suivre sur deux générations presque jusqu’à la fin de la Troisième République, se marie avec des femmes juives, et presque toujours à la synagogue. Même s’ils cherchent tous à adapter le judaïsme au rationalisme du Siècle des Lumières en en abandonnant les aspects plus traditionnels, les Reinach demeurent tout à la fois des Juifs et des membres importants de l’Etat. Et Joseph Reinach est par exemple élu en février 1883 au comité central de l’Alliance Israélite Universelle (dont d’autres députés ou ministres juifs sont aussi présidents ou vice-présidents comme Crémieux, Javal ou encore, plus tard, René Mayer), se préoccupant dès lors du sort des Juifs des pays de l’Est soumis aux violents pogromes.

Pourtant Théodore Reinach qui sera tout à la fois un savant reconnu, spécialiste de la Grèce ancienne, et un député fort actif réélu dans la première circonscription de Chambéry, « résolument opposé à l’anarchie et à la diminution de la patrie et [qui] veut le maintien intangible du principe de laïcité » , est plutôt, en ce qui le concerne, à la pointe d’un judaïsme libéral qu’il entend adapter à une société chrétienne. Fondateur de l’Union Libérale Israélite, il souhaite introduire « la Beauté » dans les nouvelles synagogues où retentiront les orgues, et qui seront décorées de figures afin de les distinguer des « synagogues allemandes ou polonaises d’autrefois où les offices sans beauté se célébraient au milieu d’un brouhaha assourdissant, dans une confusion parfois indécente ». Selon T. Reinach, « le judaïsme détaché de l’enchaînement originel au sol et à la nationalité aspire à devenir une croyance vraiment universelle », il se prononce du coup en faveur des mariages mixtes et considère la circoncision comme « une exigence désuète », proposant même que le dimanche devienne le jour de sabbat pour être « en harmonie avec le milieu » de la société ouverte, mesure qui sera appliquée quelque temps. Pour Reinach, l’émancipation, l’égalité pénétrant partout, non seulement dans les lois mais dans les mœurs et dans les idées, le sentiment juif perdra de plus en plus de son âpreté et finira sans doute par s’éteindre complètement. Les Juifs s’absorberont peu à peu dans la masse de leurs concitoyens de confession différente, [le judaïsme] disparaîtra dans un avenir plus ou moins reculé… pour enfanter la religion de l’humanité.

Pourtant, aussi éloigné soit-il des conceptions orthodoxes du judaïsme, aussi favorable soit-il à la transformation des Juifs en Israélites que peu de chose distinguerait de leurs concitoyens dans une société où régnerait désormais « le Beau », Théodore Reinach n’ira pas jusqu’à se convertir comme le faisaient certains Juifs de Cour. Simplement, son judaïsme a perdu toute spécificité, et on comprend dans ces conditions que, contrairement à son frère Joseph, il ne souhaite répondre que par « le silence du dédain » aux violentes attaques antisémites de Drumont. Il est vrai que, comme l’observera plus tard, en exagérant quelque peu, Léon Blum, « les Juifs de l’époque de Dreyfus, ceux qui appartenaient à la même couche sociale, qui, comme lui, ayant franchi des concours difficiles, s’étaient introduits dans le cadre des officiers d’état-major ou dans les corps d’administration civile les plus recherchés, s’exaspéraient à l’idée qu’un préjugé hostile vînt borner leur carrière irréprochable ».

Cette interprétation des conséquences extrêmes de l’émancipation étatique, qui opposerait radicalement les Juifs aux Israélites, doit être très largement nuancée tant sont nombreux les Juifs appartenant au personnel politique qui, dans l’espace public, n’abandonnent en rien leur particularisme. Les exemples ne manquent pas de fidélité à l’identité juive même si elle n’entraîne que rarement une véritable pratique religieuse. Pour les 52 Juifs membres du personnel politique que nous avons étudiés, nous avons pu trouver des renseignements sur 27 épouses : en nous en tentant à ces données, nous constatons que trois députés ou sénateurs seulement ne se conforment pas aux pratiques « endogamiques » et se marient avec des catholiques. L’analyse des chroniques funéraires nous indique également souvent la présence d’un rabbin, et c’est parfois le Grand Rabbin Zadoc Khan lui-même qui officie et prononce des discours officiels.

Entre 1870 et 1940, on trouve en France un certain nombre de préfets et de sous-préfets juifs dont le premier, Lisbonne, est nommé, dès la fondation de la Troisième République, par Gambetta lui-même. Nombre d’entre eux mériteraient une analyse particulière qui n’est guère envisageable dans le cadre limité de cette étude. A la grande famille des Reinach dans le personnel politique, on peut faire correspondre dans la haute fonction administrative, la dynastie des Hendlé, qui seront préfets ou sous-préfets de père en fils. Ernest Hendlé crée cette famille administrative : très actif dans l’administration du Gouvernement de la Défense Nationale, il est nommé en 1871 par Jules Favre préfet du Nord puis de la Creuse, et devient l’un des grands préfets de la Troisième République. Son fils Albert sera sous-préfet en 1893, puis préfet en 1907 dans le Calvados avant de devenir, en 1921, conseiller d’Etat. Le fils d’Albert entre à son tour dans l’administration préfectorale en 1930 et sera, par exemple, en 1936, secrétaire général de la Préfecture du Lot-et-Garonne. Il meurt en 1938 des suites des nombreuses blessures reçues durant la guerre de 1914-1918, et qui lui avaient valu la Croix de Guerre, la Croix du Combattant et de nombreuses médailles alliées. Les trois générations de Hendlé adhèrent au sens de l’Etat et se dévouent au service public : en tant que hauts fonctionnaires, ils sont eux aussi, comme tous les membres du corps préfectoral, au cœur du système politico-administratif. Donnons-en deux exemples de nature purement symbolique : à la mort d’Ernest Hendlé, le 13 février 1900, les drapeaux sont en berne et les funérailles se déroulent en présence du Président du Conseil général, de nombreux préfets, de Waddington, sénateur et ancien Président du Conseil, du général commandant le 3e corps d’armée, du Premier Président de la Cour d’Appel, tandis que défilent les troupes de la cavalerie et de l’infanterie. Dans un tel cadre, où la République montre ses fastes, en présence de plusieurs milliers de personnes, le Grand Rabbin Zadoc Kahn prononce l’oraison funèbre. Le deuil général est proclamé, sur tous les monuments publics le drapeau est en berne pendant plusieurs jours. Lors du mariage d’Albert Hendlé, son fils, alors sous-préfet, qui a lieu le 1er mars 1893, avec Marthe Ricqlès, fille d’industriel, à la synagogue de la rue de la Victoire, c’est l’Etat lui-même à travers ses élites qui assiste à cette cérémonie religieuse : le Président du Conseil est là de même que de nombreux ministres, Jules Simon ainsi que le Préfet de Police, de très nombreux préfets et notables politique. De père en fils, les trois Hendlé défendent la République de manière très active, combattent l’emprise de l’Eglise, renforcent le rôle de l’Etat, de la laïcité et des structures jacobines de l’administration départementale. Juifs d’Etat par excellence, véritables administrateurs professionnels, ils pratiquent pourtant, eux aussi, des mariages de nature « endogamique » qui ne sont pas sans conséquences ; ainsi dans le dossier administratif confidentiel d’Albert Hendlé, en 1901, on trouve cette étonnante remarque : « estimé en dépit de son origine israélite qui lui a aliéné certaines sympathies ». C’est dire que l’Etat républicain et universaliste ne dédaigne pas lui aussi de recourir à des remarques antisémites à l’intérieur même de l’administration !

A l’extérieur, les choses sont pires. Comme les Reinach, les Hendlé, eux aussi au sommet de l’Etat, sont la proie des pamphlétaires antisémites : La Libre Parole par exemple attaque sans cesse « Les Youtres puissants que sont les Hendlé Père et fils ». Comme on le constate, dans la République enfin triomphante certains Juifs accèdent à la tête de l’Etat, mais voient se déchaîner contre eux un antisémitisme politique aussi féroce que l’antisémitisme économique dirigé contre les Juifs de Cour. Il s’applique indistinctement à tous les Juifs d’Etat, lesquels ont parfois entre eux des relations familiales qui les désignent encore davantage aux coups des critiques antisémites. Ainsi, la sœur d’Ernest Hendlé, Rachel, épouse Léon Cohn qui, ami lui aussi de Jules Simon et des fondateurs de la République, devient, en 1877, préfet du Loir-et-Cher avant de s’implanter durant une très longue période dans la Haute-Garonne, où, depuis Toulouse, il dirige d’une main de fer le département. Notons qu’en 1889, X Annuaire de la Société des Etudes Juives le compte parmi ses membres. Lui aussi est désigné explicitement comme « israélite » même dans des rapports écrits et confidentiels internes de l’administration et, à l’extérieur, la presse locale l’attaque sans cesse comme « le Juif de Toulouse ». On ne saurait ici multiplier les exemples et analyser les carrières d’un Abraham Shrameck qui sera Ministre de l’Intérieur, d’un Isaïe Levaillant qui deviendra Directeur de la Sûreté, c’est-à-dire chef de la police, avant de démissionner et d’être nommé rédacteur de L’Univers israélite et d’accéder au Consistoire Central où il joue un rôle tout à fait crucial à partir des années 1905 M. D’autres, comme Eugène Sée, animent eux aussi le grand corps de l’administration. Mais la nomination de Sée en 1877, comme préfet dans la Haute-Loire sera accueillie dans le journal local, Le Réveil de la Haute-Loire, par l’exclamation suivante : « Le Ministère veut-il donc transformer le département en synagogue ? ».

Dans la Justice encore davantage, certains Juifs parviennent assez vite au niveau le pus élevé. Dès 1862, Philippe Anspach est nommé Président de la Cour de Cassation. Sa carrière brillante le conduit à faire partie de la haute bourgeoisie et sa fille épouse en grande pompe un Rothschild. Gustave Bedarrides, nommé en 1840 substitut du Procureur du Roi, deviendra au terme d’une longue carrière, en 1877, Président de la Chambre de la Cour de Cassation et doyen de tous les magistrats de France. Ayant épousé Joséphine Crémieux, il est alors le parent d’Adolphe Crémieux, le Ministre de la Justice, qui pousse sa carrière. S’étant hissés au niveau le plus important de la hiérarchie et devenant eux aussi des Juifs d’Etat tout-puissants, ils n’en restent pas moins liés l’un et l’autre au monde juif : tous deux sont élus au Consistoire Central et siègent régulièrement dans cette instance très fermée du judaïsme français. Et pourtant, dans le rapport administratif personnel de Bedarrides de 18449, on peut lire : « il appartient à la religion israélite, il a les formes, les idées de la Société chrétienne » : en 1880 au contraire, dans un autre rapport interne, on peut lire que « comme tous ses coreligionnaires juifs, il a l’esprit des affaires et de l’adresse dans sa conduite ». D’autres magistrats s’élèvent eux aussi à ce niveau de la hiérarchie judiciaire, comme A. Bloch qui devient, en 1897, Président de la Chambre d’Appel de Paris ; Charles Berr, qui épouse Pauline Lévy, lui succède à ce poste crucial en 1903 et sera doyen des Présidents de Chambre. La Libre Parole s’exclame : « Voici l’homme qui se propose pour l’un des postes les plus enviés de la magistrature : c’est de l’outrecuidance ». Un peu plus tard, en 1925, Eugène Dreyfus accède à son tour au poste de Premier Président de la Cour d’Appel de Paris. On pourrait aisément multiplier les exemples. Notons plutôt ici que d’autres Juifs sont nommés au Conseil d’Etat, l’autre structure judiciaire de droit public, la plus importante dans l’ordre public. Camille Sée y siège dès la fondation dé la Troisième République, de même que Camille Lyon, Georges Saint Paul, J. Helbronner, Georges Cahen-Savaldor, Paul Grunebaum-Ballin, Léon Blum et d’autres encore dont certains seront Présidents de Section dans cette important instance de l’Etat. Au tournant du siècle comme dans rentre-deux- guerres, certains de ces très hauts magistrats de l’Etat, comme Camille Lyon, siégeront également au Consistoire Central ou dans des commissions du Consistoire de Paris, tels Georges Saint Paul et J. Helbronner.

Ce rapide tour d’horizon ne saurait être achevé sans une brève indication portant sur l’entrée des Juifs dans l’armée. Dès les premières années du XIXe siècle, les Juifs accèdent aux fonctions d’officiers et, au milieu du siècle, nombre d’entre eux, par centaines, deviennent capitaines ou colonels. Pour eux, à cette époque, l’armée est probablement le lieu privilégié de mobilité étatique et d’entrée dans l’Etat. En France, l’étatisation des Juifs passe d’abord par l’armée, phénomène qui a longtemps été sous-estimé à cause des interprétations purement idéologiques des retombées de l’affaire Dreyfus. Il n’est pas question ici dé retracer dans tous ses détails cet élément pourtant essentiel et presque toujours négligé de l’émancipation étatique. On désire simplement évoquer là encore, comme pour l’administration préfectorale ou encore le monde judiciaire, une grande famille de serviteurs de l’Etat dont les enfants, d’une génération à l’autre, atteignent les niveaux les plus élevés.

Né en 1843 à Carpentras, Samuel Paul Naquet-Laroque, fils d’Isaac Naquet, entre à l’Ecole Polytechnique en 1863, épouse Myriam Milhaud, devient colonel en 1894, puis général en 1900. Après des campagnes brillantes contre les Allemands en 1870 puis en 1914-18, après également s’être distingué lors de la conquête de l’Algérie et de la Tunisie, il meurt en 1921. Son fils Elie est élevé à Saint Cyr et entre dans l’armée. Son frère, Louis David Naquet, épouse Laure Elisabeth Vidal-Naquet, fille de Mardochée Vidal-Naquet, président du Consistoire Israélite de Marseille. Il est lieutenant en 1893, capitaine en 1902 et participe à la campagne du Tonkin ; il meurt bravement en septembre 1914 à son poste. Leur sœur Noémie Naquet épouse Adrien Brisac, né à Metz. Leurs fils, Pierre Salomon Isaac Brisac, s’engage en 1915 dans l’armée, fait toute la guerre, est blessé à Verdum avant d’entrer plus tard à Polytechnique ; il participe à de nombreuses campagnes, du Maroc au Levant, rejoint la Résistance en 1940, s’évade et devient chef d’état-major du général de Lattre de Tassigny avant de devenir lui- même général puis commandant de l’Ecole Polytechnique. Il s’est marié avec Edith Crémieux, jeune femme très pratiquante, à la synagogue de Marseille. En 1945, il participe aux activités du Consistoire de Paris alors qu’il dirige l’Ecole Polytechnique. Lorsqu’il meurt en 1975, c’est le Grand Rabbin Bauer qui prononce l’oraison funèbre. Son fils Michel, Saint-Cyrien, deviendra à son tour général de Brigade en 1985 et est actuellement adjoint au Commandement de la 1ère Armée, à Strasbourg. Du milieu du XIXe siècle à l’époque contemporaine, cette grande famille de serviteurs, au niveau le plus élevé, de l’armée témoigne de l’étatisation des Juifs de France qui demeurent néanmoins fidèles à leurs origines. On pourrait évoquer ici bien d’autres exemples de ce fait social tout à fait essentiel, illustrant là encore la spécificité de l’Etat fort construit en France sur des bases mérîtocratiques et laïques. Ainsi, Eugène Abraham Lévy est nommé général en 1880 et, à travers l’affaire Dreyfus, poursuit une brillante carrière de général de division, époque durant laquelle le lieutenant-colonel Emile Dreyfus, fils de Moyse Dreyfus et de Rosette Lévy, mène paisiblement sa carrière.

L’antisémitisme qui s’exprime ouvertement dans les rapports internes de l’armée est beaucoup plus rare que dans d’autres institutions de l’Etat. Ainsi, en 1876, on note que « le général Leopold Sée appartient au culte israélite, ce qui lui constitue des relations un peu à part quoique très honorables », observation qui témoigne du soin avec lequel on s’efforce presque toujours de limiter étroitement toute expression officielle de l’antisémitisme dans l’armée, même si bien évidemment on trouve des officiers qui ne font pas mystère de leurs sentiments antisémites. Retenons surtout que non seulement un certain nombre de Juifs deviennent généraux mais que, de plus, beaucoup d’entre eux se marient avec des femmes juives. Quelques-uns d’entre eux, comme le général Brisac mais aussi bien, avant lui, les généraux Abraham Sée, Weiller ou encore Geismar sont très actifs au Consistoire, le dernier étant même Président du Keren Keyemeth Le Israël. Il est évident que bien des préfets, des juges ou encore des généraux deviennent athées ou s’éloignent du judaïsme et nous aurions pu en présenter ici un certain nombre d’exemples ; pourtant, si certains d’entre eux rejettent tout lien avec leur communauté d’origine, très rares sont ceux qui se convertissent ou encore changent de nom.

Par-delà l’assimilation et l’entrée dans la société civile sur des bases égalitaires, c’est bien l’étatisation des Juifs de France qui fait figure de phénomène original tant il est lié à la constitution d’un Etat particulièrement fort et différencié. On a longtemps cru que le franco-judaïsme qui en est la conséquence impliquait, tel un jeu à somme nulle, la fin de toute dimension ethnique au profit d’un sentiment purement universaliste dirigé vers la citoyenneté et l’Etat. Aujourd’hui certains soulignent au contraire la persistance tout au long du XIXe siècle de certaines pratiques dans la société globale qui relèvent d’un particularisme de type ethnique ; d’autres avancent, de manière paradoxale, que les effets inattendus de l’étatisation que nous avons décrite conduiraient, par-delà la création, dans une perspective universaliste, de l’Alliance Israélite Universelle, à la renaissance d’une politique perçues à l’étranger comme juive, et aboutissant involontairement au sionisme lui-même, auquel les Juifs de France se sont le plus souvent explicitement opposés. Ce qui nous semble, quant à nous, le plus révélateur de la spécificité du devenir des Juifs dans la société française, c’est tout à la fois le caractère extrême de l’assimilation lorsqu’elle se produit seulement à travers l’entrée dans la société par des processus de mobilité ascensionnelle liés à l’expansion économique et, au contraire, les conséquences plus limitées de la seule étatisation, les Juifs d’Etat demeurant, de manière peut-être quelque peu surprenante, souvent plus fidèles à leur particularisme d’origine que les modernes Juifs de Cour.

(Université Paris I)

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