source : http://journals.openedition.org/lrf/881


Francesco Buscemi, « Révolution /révolutions : l’Italie et la mémoire de 1789 », La Révolution française [En ligne], 4 | 2013


L’arrivée de troupes napoléoniennes en Italie en 1796 façonne la manière dont les italiens conçoivent le changement en politique. Tout d’abord, l’article veut démontrer comment la drôle de révolution apportée par les armées françaises soit décrite comme une régénération intime et profonde de la société italienne. Dans les nouveaux régimes républicains les citoyens sont censés vivre la vie politique comme une expérience religieuse ou sentimentale. Dans le XIXe siècle, alors que le contact avec les idées et les hommes de la Révolution française est un des ingrédients principaux des origines culturelles du Risorgimento, les patriotes italiens ne se lézardent pas sur le souvenir de la décennie révolutionnaire. Ils lancent plutôt un défi intellectuel et politique au modèle révolutionnaire français, en cherchant de distinguer leur activisme pour l’unification italienne de la mémoire de 1789. À cette entreprise les modérés et les démocrates qui composent le mouvement nationaliste italien participent avec le même zèle, même si leurs finalités restent très différentes.


PLAN
  1. Révolution/régénération : le triennio repubblicano italien (1796-1799)
  2. Révolution / réformes : Le siècle des révolutionnaires sans révolution.

INTRODUCTION

« Le passé nous tue. La Révolution française, je le dis avec conviction, nous écrase. Elle pèse sur le cœur du parti, comme un cauchemar, et l’empêche de battre. Elle nous éblouit de l’éclat de ses luttes géantes. Elle nous fascine de son regard de victoire. Nous sommes à genoux devant elle. Nous lui demandons tout, hommes et choses. » Giuseppe Mazzini, Foi et Avenir, Bienne, Imprimerie de la Jeune Suisse, 1835.
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Tel est le verdict prononcé par Giuseppe Mazzini en 1835, dans un opuscule publié à Bienne intitulé Foi et Avenir. On aura l’occasion de revenir sur le sens de ces mots sous la plume de Mazzini, le plus connu des révolutionnaires du Risorgimento italien, l’infatigable organisateur de conspirations contre les royaumes italiens du XIXe siècle et l’une des voix les plus influentes, sinon vénérées, du mouvement démocratique du nationalisme italien. Nous pouvons nous servir de cette citation en tant qu’introduction au sujet que je voudrais esquisser ici. Le passé nous tue, disait Mazzini : la révolution française se présentait comme un lourd héritage pour tout révolutionnaire italien. D’un côté, c’est un modèle qui fascine les patrioti de la nation italienne en raison de ses luttes géantes ; de l’autre côté, c’est un véritable cauchemar, si l’on considère la déception suscitée par la faillite de l’expérience napoléonienne (et d’après Mazzini, de celle aussi des Trois Glorieuses de 1830). Ce cauchemar n’a cessé d’être alimenté par la « légende noire » de la Révolution, qui disqualifie tous ceux qui s’en réclament, en les assimilant à des terroristi. Dans le même temps, cependant, la révolution de France avait donné à l’Italie une grammaire du changement politique qui est partagée par presque tous les acteurs de l’histoire italienne du XIXe.

Je diviserai mon exposé en deux parties. Dans la première partie, je traiterai du triennio repubblicano, 1796-1799, de cette drôle de révolution, qu’on a longtemps définie comme passive, sans doute trop superficiellement. Je consacrerai la deuxième partie au problème de la mémoire de 1789, et de 1796 évidemment, dans le lungo Risorgimento italien, en interrogeant la manière dont l’élaboration de cette mémoire façonne une nouvelle conception de la Révolution. Si le passé de la France révolutionnaire écrasait l’action des tous les révolutionnaires, pour légitimer la révolution nationale italienne, il ne restera d’autre option aux patriotes italiens que de « tuer la Révolution française ». Le nouveau modèle de révolution nationale naît précisément de ces critiques féroces de 1789.

Avant de brosser un rapide tableau de ce siècle d’histoire italienne, je me permets de faire quelques remarques méthodologiques, ou plutôt de vous dévoiler mon modus operandi, ce qui me paraît être l’un des objectifs de ce numéro de la revue : contribuer à la discussion sur la façon dont les historiens utilisent le mot « Révolution ».

La manière dont le terme « Révolution » a été interrogée lors de la journée d’étude du 9 septembre 2011 n’est pas sans lien avec les réflexions développées par un maître de l’historiographie italienne, Carlo Ginzburg, autour de ce qu’il désigne comme la « stérilisation des outils » de l’historien2. Avec cette métaphore qui assimile le travail de l’historien à celui du chirurgien, C. Ginzburg invite à distinguer dans notre analyse le langage des chercheurs et le langage des acteurs historiques. En effet, il s’agit de comprendre comment les mots que les historiens utilisent pour poser des questions aux documents sont déjà chargés de significations stratifiées dans le temps, dont nous devons avoir conscience. « Révolution », bien sûr, fait partie de ces mots. Comment est-il possible de distinguer notre conception du terme révolution de celle des acteurs historiques, des révolutionnaires ? Est-ce qu’il faut réprimer, en admettant que cela soit possible, notre image mentale de l’expérience révolutionnaire pour échapper à l’anachronisme ?

C’est une question parmi les plus passionnantes du métier d’historien, mais je pense que le matériel le plus intéressant sur cette question nous vient des réflexions des ethnologues. Nous devons à l’ethnologue américain Kenneth Pike la première formulation du problème3. En partant d’une analogie avec les termes phonemics et phonetics, il créa les termes de emic et etic. Avec le terme emic, Pike désignait le langage des acteurs sociaux ; avec les termes etic, il se référait au langage des observateurs scientifiques. Les termes d’emic et etic sont bientôt devenus un outil heuristique fondamental pour les ethnologues, bien au-delà des intentions de Pike. On retrouve la même distinction chez l’ethnologue américain Clifford Geertz, qui adoptait plutôt les termes de experience-near concepts et experience-distant concepts4. Les concepts proches de l’expérience étaient ceux utilisés par les acteurs pour définir ce qu’ils pensent, imaginent, etc., tandis que les concepts distants de l’expérience sont ceux que les analystes utilisent pour expliquer les expériences des acteurs. Le point que je souhaite mettre en exergue à travers cette distinction heuristique réside dans le fait que les deux termes ne sont pas en concurrence : il ne peut pas exister un historien écrasé par le langage emic, et un autre historien complètement concentré sur ses propres catégories. La tâche de l’historien est de partir d’une question etic, qui dépende donc inévitablement de ses convictions et outils d’analyse, pour arriver à une réponse emic, qui soit fidèle aux convictions de ses informateurs, des acteurs historiques.

 

Cela nous porte donc à reformuler nos questions liminaires sur la Révolution. En partant d’une idée etic de la Révolution française comme événement structurant de la modernité politique et de l’âge contemporain, nous demanderons aux acteurs, ou bien aux sources historiques, leur réponse emic : qu’est-ce qu’ils ont ressenti comme étant l’enjeu de la Révolution, comment l’ont-ils définie, comment a-t-elle changé leurs vies ou était-elle censée les changer ? Les pages qui suivent visent plus particulièrement à déterminer à quel niveau s’opère le changement que la Révolution était supposée apporter, et donc d’examiner la manière dont la décennie révolutionnaire modifie durablement la façon dont hommes politiques et femmes conçoivent l’expérience politique.


Révolution/régénération : le triennio repubblicano italien (1796-1799)

La suite sur : https://journals.openedition.org/lrf/881#tocto1n1


Révolution / réformes : Le siècle des révolutionnaires sans révolution.


CONCLUSION

Au XIXe siècle, on dirait que l’Italie est le pays qui parle le plus de révolutions et qui en fait pourtant le moins. Cette drôle de révolution qui est passée à l’histoire sous le nom de Risorgimento – littéralement « résurrection », encore un mot emprunté au lexique religieux – doit beaucoup à la Révolution française qui l’a précédée de presque un siècle, en termes de pratiques culturelles du politique et du langage. Mais les révolutionnaires italiens, tout libéraux ou démocrates qu’ils fussent, ne pouvaient pas fonder la source de leur action dans la décennie révolutionnaire, dont la légende noire était encore bien vivace. Mazzini et les démocrates pensent la révolution comme le moment fondateur durant lequel le peuple prend conscience d’être une nation, c’est-à-dire, une communauté fondée plus sur les devoirs réciproques des individus que sur leurs droits. Ils pensent ainsi s’émanciper de la protection française et inventer une nouvelle théorie révolutionnaire. Les modérés à la Manzoni se trouvent dans l’embarras d’avoir favorisé le renversement des institutions italiennes pré-unitaires à travers une révolution, bien qu’ils aient souvent soutenu des positions contre-révolutionnaires, voire réactionnaire pendant la Restauration. Voilà pourquoi ils s’efforcent de démontrer l’existence de révolutions légitimes à coté de celles illégitimes.

Les Italiens qui avaient découvert la politique avec l’arrivée des français en 1796 avaient importé de la France des principes, des rhétoriques, des institutions et une inspiration à la régénération de la société. Au XIXe siècle en revanche, ils doivent effacer toute empreinte française de leur modèle politique. Il leur fallait alors tuer la Révolution pour pouvoir imaginer une révolution nationale en Italie.

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