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Elle n’est ni la première ni la dernière. Nombreux sont les pays qui ont accédé à la modernité sans passer par ses violences. Pourtant, elle a éclipsé toutes les autres. Nous avons demandé à quatre historiens qui enseignent à l’étranger pourquoi la Révolution française hante encore l’imaginaire mondial.
LE SYMBOLE MÊME DE LA RÉVOLUTION
Annie Jourdan
Professeur associé à l’université d’Amsterdam.
«A Sainte-Hélène, Napoléon confiait qu’une « révolution est un des plus grands maux dont le ciel puisse affliger la terre. C’est le fléau de la génération qui l’exécute ». Il y a du vrai dans ces propos. Qu’on songe aux obstacles qu’ont dû affronter les révolutionnaires ! La Révolution française fut surtout une immense promesse, « une prédiction pour le mieux », dirait Kant. Politiquement, tout d’abord, parce qu’elle mit fin à la monarchie absolue et lui substitua une république représentative, plus ou moins démocratique selon les périodes.
Juridiquement ensuite, parce qu’elle instaura une justice fondée sur le jury et la publicité. Elle abolit ce qu’on appelait alors le mystère de l’État. Socialement aussi, parce qu’elle détruisit la féodalité et créa une société égalitaire où les sujets du roi se métamorphosèrent en citoyens responsables, dotés de droits. La guerre avec l’Europe permit à ces acquis de se diffuser hors des frontières. Des Républiques-soeurs s’en inspirèrent, sans pour autant suivre la lettre du modèle. Culturellement, enfin, l’épopée a eu un grand retentissement : symboles, monuments, éducation, apparences et moeurs, l’espace public tout entier fut transformé.
La Révolution a aussi légué au monde la foi en la volonté humaine, capable de créer un monde nouveau, plus juste que celui qui précédait. Tout cela a frappé l’imaginaire des Français et des étrangers qui, à quelques notables exceptions près, aimaient en retracer les actes héroïques et en célébrer les principes. Le XIXe siècle européen et atlantique subit cette influence. En témoignent les révolutions sud-américaines et le printemps des peuples de 1848 qui la prenaient pour exemple.
De nos jours, la référence à 1789 continue de faire recette auprès des révolutionnaires arabes, en dépit des grandes différences. Malgré ses violences et son échec final, la Révolution française a éclipsé les autres références en la matière. Par sa démesure – tel un volcan d’une force irrésistible, commentait encore Napoléon – elle est devenue pour le monde le symbole même de la révolution. »
LE DROIT À LA LIBERTÉ DES PEUPLES
Haïm Burstin
Professeur d’histoire moderne à l’université de Milan.
«Dresser l’inventaire de toutes les conquêtes que la Révolution a livrées à l’humanité est un exercice auquel se consacrent depuis deux cents ans les historiens ainsi que tout bon manuel scolaire. Il s’agit, à juste titre, de démontrer la valeur universelle des principes issus de ce grand événement, fondateur de la modernité, qui a rendu célèbre la France dans le monde entier. Néanmoins cet exercice risque de tourner aujourd’hui à la liturgie commémorative.
Nombreux sont en effet les pays qui ont atteint la modernité par des voies moins éclatantes, mais pas pour autant moins efficaces. Et il ne faut pas oublier que, si le message révolutionnaire, exporté en Europe par les armées napoléoniennes, a été souvent reçu avec un grand enthousiasme, il a aussi suscité des formes de résistance ouverte qui se sont inscrites dans notre mémoire collective.
Néanmoins une idée irréductible se dégage de cette expérience et des espoirs qu’elle a fondés : celle du droit des peuples à la liberté et à l’autodétermination. Un droit non simplement proclamé, mais exercé concrètement par le recours aux moyens les plus divers et imposé par la révolte consciente et autonome des masses.
En dépit des tentatives, plus ou moins récentes, de relecture ou de révision, à chaque fois qu’un pays a prétendu ou prétend encore exercer ce droit, c’est de la Révolution française qu’il s’inspire explicitement. Aujourd’hui encore, lorsque nos démocraties, quelque peu fatiguées, se sentent concrètement menacées, c’est vers les valeurs de la Révolution qu’elles se tournent. Toute galvaudée qu’elle puisse paraître, la devise républicaine ne cesse d’acquérir, à chaque fois qu’elle est revendiquée, des applications et des contenus nouveaux. »
LE NATIONALISME
David Bell
Professeur d’histoire moderne à l’université de Princeton.
« »Impossible de ne pas être attentif à ce grand passage d’ombres. » Les mots de Victor Hugo à propos de la Convention s’appliquent aussi à toute la Révolution française. Depuis plus de deux cents ans le monde y a prêté attention. Mais soyons clairs : les ombres n’ont pas de véritable puissance sur les vivants. Ce sont plutôt les vivants qui se servent des expériences du passé selon leurs propres idées et leurs propres préoccupations. Pol Pot, lecteur trop enthousiaste de Gracchus Babeuf, est donc un héritier de la Révolution française, tout comme un dissident soviétique qui aurait brandi le slogan de « Liberté, Égalité, Fraternité ». La Révolution française n’est responsable ni de l’un ni de l’autre.
Mais plusieurs inventions politiques de la Révolution constituent un « legs », même si elles ont pris par la suite des formes que leurs auteurs français n’auraient pas reconnues. L’idée d’une déclaration de droits universels en est un exemple, tout comme l’idée de faire d’une telle déclaration la base d’une Constitution nationale. Il faut aussi souligner le projet de « fondre tous les citoyens dans la masse nationale » (l’abbé Grégoire), c’est-à-dire de percevoir les différences de lois, de coutumes, voire de langues comme autant d’obstacles à l’unité nationale, et d’entamer des projets politiques pour les extirper. Selon cette perspective, la Révolution française a contribué à la naissance du nationalisme.
Surtout, il faut penser au phénomène même de révolution. « Le peuple français semble avoir devancé de deux mille ans le reste de l’espèce humaine ; on serait tenté même de le regarder, au milieu d’elle, comme une espèce différente. » (Robespierre). Ce sont les Français qui ont, les premiers, imaginé qu’un mouvement politique révolutionnaire pouvait viser rien moins que la régénération de l’humanité entière, et que quelque chose de si vaste et de si explosif pouvait être dirigé de façon consciente par des hommes éclairés. Voici un exemple que le monde n’a cessé d’imiter.
La violence en est indissociable. Le débat sur les responsabilités de la Terreur est loin d’être clos. Quoi qu’il en soit, le spectacle de la guillotine reste, lui aussi, un élément de la Révolution française qui a hanté pendant très longtemps l’imaginaire mondial. »
LA DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME
Lynn Hunt
Professeur à l’université de Californie, Los Angeles.
«La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 a immédiatement suscité des débats en Europe et aux Amériques et alimenté des controverses sur les fondements de ces droits et sur leurs extensions possibles. Le tout premier article du texte – « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » – a clairement inspiré le premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 – « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ».
De par ses prétentions plus universelles que spécifiquement françaises, la déclaration de 1789 a également servi de modèle à tous les débats sur les droits des hommes qui eurent lieu par la suite. Elle ne compte en effet aucune référence à l’histoire de France ni à sa tradition juridique ; en dehors d’une mention au « peuple français », elle évoque de façon abstraite, et donc universelle, l’homme, les hommes, la nation, le droit et la société, et non la France, le catholicisme ou le roi.
Cet universalisme ouvrit les vannes d’un torrent de revendications politiques. Aussitôt, les comédiens exigèrent des droits qui leur avaient été déniés à cause de leur profession. Les protestants réclamèrent leur intégration politique puisque la Déclaration ne spécifiait aucune restriction de nature religieuse. Puis les juifs plaidèrent leur cause sur les mêmes bases. Dans le même temps, la Déclaration donna naissance au féminisme politique en encourageant des personnalités comme Condorcet, Olympe de Gouges et Mary Wollstonecraft à rappeler que les droits de l’homme signifiaient ceux de la femme aussi. Les femmes ne les obtinrent pas, mais les Noirs affranchis, puis les esclaves eux-mêmes en bénéficièrent, du moins en théorie, ce qui prouve que, une fois déclarés, ces droits furent investis d’un pouvoir qui se révéla presque indéniable.
La simple mention du fait qu’ils existaient, et ce depuis toujours, modifia le cours de l’histoire et posa les termes du débat politique moderne, comme l’entendaient ses auteurs, pour chaque être humain de ce monde. »
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