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Idées
1789, une révolution toujours actuelle


Pour l’historien Jonathan Israel, la Révolution française et les Lumières sont plus pertinentes que jamais pour repenser la démocratie et la gauche. Mais il faut pour cela reconsidérer les idées dont elles ont été porteuses

Propos recueillis par Marc-Olivier Bherer Publié le 10 juillet 2015 à 16h41 – Mis à jour le 14 juillet 2015 à 09h57. Temps de Lecture 7 min.

1789, une révolution toujours actuelle (Le Monde)
Antoine Dusault

Jonathan Israel est l’un des plus fins connaisseurs des Lumières. Ses travaux remettent les idées au cœur de la Révolution française et contestent ainsi l’influence accordée aux causes sociales, économiques et politiques pour expliquer le soulèvement de 1789. Selon lui, trois courants de pensée s’affrontèrent pour donner forme à la République naissante : les Lumières radicales, attachées à la liberté et à l’égalité, les Lumières modérées, préférant ne pas trop s’éloigner de l’Ancien Régime, et enfin un populisme autoritaire, hostile aux Lumières. La Terreur signe le triomphe de cette idéologie, contraire aux idéaux émancipateurs et démocratiques de la Révolution.

Vous voulez démontrer que l’histoire des idées est centrale pour la Révolution française et les Lumières. Pouvez-vous nous en dire plus ?

L’idée selon laquelle les Lumières brilleraient d’un éclat unique continue d’avoir cours, comme s’il y avait un « esprit des Lumières » formant un tout cohérent. Rien n’est moins vrai. Historiquement, ce courant de pensée a pris deux formes qui se sont opposées : les Lumières radicales et les Lumières modérées. La Révolution française constitue à cet égard l’un des moments les plus forts de cet antagonisme.

Condorcet (1743-1794) incarne parfaitement les Lumières radicales, tant il se fait le champion de la démocratie, du projet républicain et de la raison contre la superstition. Et bien qu’il admire chez Voltaire et Montesquieu la critique du pouvoir de l’Eglise, il regrette que ces deux philosophes aient fait preuve de retenue à l’égard de l’aristocratie et de la monarchie, deux dogmes que Condorcet combat également.

A l’inverse, l’un des plus éminents représentants des Lumières modérées est un homme qui admire la tempérance de Montesquieu. L’avocat et homme politique Jean-Joseph Mounier (1758-1806) est un anglophile convaincu qui milite pour une monarchie constitutionnelle. On ne trouve pas chez lui le même rejet que chez Condorcet de l’ordre social et politique antérieur à la Révolution.

Cette opposition entre radicaux et modérés se complexifie après 1789 avec l’émergence d’un troisième groupe partisan d’un populisme autoritaire, dont les principaux représentants sont Marat et Robespierre.

Les Lumières et la Révolution souffrent donc d’un problème d’interprétation historique ?

Oui, particulièrement en France, où la recherche se concentre sur l’histoire sociale ou culturelle, sans s’intéresser à l’histoire des idées. Les débats qui animent une petite élite d’intellectuels, de journalistes, d’éditeurs et d’écrivains sont ignorés, même s’ils exercent une influence déterminante. Ce silence entourant les idées explique sans doute pourquoi les Lumières radicales, un important développement dans l’étude des Lumières, ne trouvent que peu d’écho en France. L’émergence de cette thèse remonte aux années 1990. Plutôt que de restreindre les Lumières au XVIIIe siècle, elle en étend les frontières temporelles jusqu’au XVIIe siècle et en trouve les premières lueurs chez Spinoza. La critique radicale du pouvoir monarchique fondé sur le droit divin peut ainsi être abordée dans sa totalité et sa diversité, tout en démontrant comment elle a transformé différents pays.

Des erreurs d’interprétation existent également en Allemagne, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. On y considère que les Lumières se sont terminées avec la Révolution. Mais c’est oublier que Napoléon se situe dans la prolongation des Lumières modérées. Il en a retenu différents éléments et abandonné d’autres. Il n’aime pas cette campagne contre la religion, il négocie donc le régime concordataire avec l’Eglise catholique. L’esclavage est nécessaire à l’Empire, il tente donc de le réintroduire, etc. Mais, en même temps, par les instituts et les académies, il conduit une réforme de l’éducation fidèle à l’esprit des Lumières. A travers ses conquêtes militaires, Napoléon parvient également à étendre les principes des Lumières ailleurs en Europe. Des réformes scolaires soucieuses d’une plus grande égalité sont menées en Italie, en Espagne, en Hollande, en Belgique… Le système juridique y est aussi modernisé. Jusqu’à Waterloo, les Lumières continuaient leur avancée grâce à l’Empereur.

Votre travail opère-t-il un retour aux premières interprétations de la Révolution, lorsque l’on disait que la philosophie était à l’origine de 1789 ?

Il est vrai que, au moment de la Révolution, de nombreux auteurs affirmaient que la « philosophie » en était la cause. Mais cette explication reste trop vague. La distinction entre Lumières radicales et Lumières modérées permet de mieux discerner les différents mouvements d’idées. La Révolution française, d’inspiration républicaine et démocratique, est préparée par le rejet, sur des bases philosophiques, de la monarchie, de l’aristocratie et de l’autorité ecclésiastique. Cette critique antérieure à 1789 est le fait de Diderot, d’Holbach, d’Helvetius, de Raynal, des auteurs qui sont tous dans la droite lignée des Lumières radicales. À la fin la fin du XVIIIe siècle, on s’est mis à parler de « philosophisme », souvent sur le ton du dénigrement, en oubliant les plus grandes réalisations de la Révolution, la Déclaration des droits de l’homme, l’abolition des droits féodaux, l’émancipation de toutes les minorités religieuses, l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. De formidables avancées dont le mérite revient à un petit groupe inspiré par la philosophie, c’est-à-dire les « brissotins » et certains dantonistes.

Le discours public à propos des Lumières a-t-il changé ?

Oui, notamment à droite, où il est désormais de bon ton de les revendiquer. Une rhétorique en vogue s’emploie à vanter les mérites d’un Occident qu’on prétend éclairé. Une telle affirmation ne manque pas de ridicule, tant il reste à faire pour se montrer à la hauteur, mais on devine l’utilité de ce discours : alimenter un sentiment de supériorité. La droite qui se prête à cette supercherie estime qu’une guerre des civilisations est en cours entre un Occident sécularisé et différentes régions du monde toujours sous l’emprise du religieux. On a pu entendre ce genre de réflexions après les attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher.

La gauche sait-elle mieux défendre l’idée de progrès ?

Marquée par l’abandon du marxisme, elle aurait pu raviver l’héritage des Lumières radicales qui lui ouvrent des possibilités de refondation, mais elle ne l’a pas fait. L’écart s’est creusé dans les années 1830, lorsque le socialisme commence à émerger. Il se désintéresse des Lumières radicales car il préfère la Montagne et Robespierre, qui, comme lui, se disaient soucieux du peuple et donnaient priorité aux enjeux économiques. En dépit de cet oubli, la Révolution et les Lumières radicales constituent une tradition qui doit continuer de nous inspirer car les enjeux auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui étaient déjà présents à l’époque.

Dans quels domaines la Révolution s’est-elle montrée particulièrement innovatrice ? Quels sont les progrès qu’elle a apportés qui sont en plus grande résonance avec notre époque ?

En février 1793, la première Constitution démocratique d’Europe est proposée à l’adoption par la Convention nationale. Condorcet en est l’auteur et le texte comporte de nombreuses avancées. Trois d’entre elles restent d’actualité : l’éducation élémentaire obligatoire, l’impôt progressif et la laïcité.

Condorcet estime que l’école joue un rôle fondamental au sein d’une république démocratique, qu’elle doit être capable d’amener les enfants, garçons et filles, à réfléchir par eux-mêmes afin de préserver la liberté. Aujourd’hui, la défense de l’école fait consensus en France, mais cet accord masque le fait que les élites ont très bien su la détourner pour servir des intérêts de classe. La persistance d’inégalités scolaires me porte à croire que les idées de Condorcet doivent continuer de nous éclairer.

Quant à la fiscalité, elle est aujourd’hui au cœur des débats, mais la gauche reste incapable d’en proposer une réforme cohérente qui sache convaincre le public. A mon avis, il faut célébrer la progressivité de l’impôt comme l’un des grands legs de la Révolution, qui l’instaura pour la première fois de l’histoire. Les Pères fondateurs de la république américaine n’y ont même jamais pensé. En mars 1793, un édit est ainsi promulgué à Paris qui crée différentes tranches d’imposition, les plus riches étant ainsi amenés à contribuer davantage.

Notons enfin que la Constitution de 1793 ne laisse aucune place au pouvoir théocratique. Elle poursuit ainsi l’un des principaux objectifs des Lumières radicales, réduire le pouvoir des autorités religieuses. Aujourd’hui, si nous voulons défaire le fondamentalisme, formuler une idéologie universaliste et laïque est urgent. Hélas, les gouvernements américain et britannique n’ont guère participé à cette entreprise. Si l’Occident ne mène pas comme la France un programme de laïcisation de l’école, alors le problème ne va aller qu’en s’aggravant. On continuera à avoir des segments de la société où la religion joue un rôle dominant.


(Propos recueillis par Marc-Olivier Bherer)

Jonathan Israel est professeur d’histoire moderne à l’université Princeton (New Jersey) ; il s’intéresse à l’histoire des Lumières auxquelles il a consacré une ambitieuse trilogie dont seul le premier tome a été traduit en français : « Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750) », Paris, Editions Amsterdam, 2005. Son plus récent ouvrage porte sur la Révolution française, « Revolutinary Ideas » (non traduit, Princeton University Press, 2014).

Marc-Olivier Bherer

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