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Les princes angevins du XIIIe au XVe siècle Un destin européen
BRUZELIUS, Caroline. L’architecture des premiers rois angevins dans le royaume de Naples In : Les princes angevins du XIIIe au XVe siècle : Un destin européen [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2003 (généré le 22 octobre 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/18339>. ISBN : 9782753525580.

 

L’architecture des premiers rois angevins dans le royaume de Naples
Caroline Bruzelius
p. 183-202

 


Premières pages (paragraphes 1 à 14)

(Traduction de Sabine DASTASRAC et Éliane VERGNOLLE)


La famille royale et la cour angevine entreprirent la construction d’un grand nombre d’églises et de fortifications dans le royaume de Sicile. Leur mécénat concerna surtout les ordres mendiants, notamment les Dominicains et les Franciscains, mais, entre 1266 et 1343, il intéressa aussi la reconstruction de plusieurs cathédrales (Naples, Rossano, Larino) ainsi que d’autres églises urbaines ou monastiques. Ceci fut particulièrement vrai pour la ville de Naples, qui, vers 1310, devait ressembler à un vaste chantier, avec, au nord-est, la construction de la cathédrale et de Santa Maria Donna Regina, à l’est celles de Sant’Agostino et du Carmine, au centre celles de San Lorenzo Maggiore, San Domenico et San Pietro a Maiella, et au sud, celle de San Pietro Martire et de San Pietro a Castello. A ces chantiers devait bientôt s’ajouter le plus important d’entre eux, le grand couvent double de Santa Chiara, au sud-ouest de la ville. Le paysage urbain fut donc transformé par les Angevins, qui avaient inscrit au sein de la ville une forte présence monastique, dont deux grands couvents de femmes. Certes, Naples avait toujours eu beaucoup d’églises et de fondations monastiques, mais ces nouvelles constructions étaient plus ambitieuses que celles qui les avaient précédées, et elles apportaient un renouvellement des concepts architecturaux et des tendances religieuses. En outre, pour la première fois dans l’histoire de la ville, l’ancien plan orthogonal de la cité gréco-romaine, qui était fondé sur l’existence d’îlots longs et étroits, fut remis en question avec la construction d’églises orientées sur un axe est-ouest, et l’intégration de diverses rues anciennes dans les enceintes monastiques ou ecclésiastiques

Depuis le travail novateur d’Émile Bertaux et de Camille Enlart, l’accent dans les études sur l’architecture angevine a toujours été mis sur l’importance des rois angevins et de leur cour, qui introduisirent le gothique français en Italie du sud. Cela apparaît clairement dans l’émouvant monument commémoratif d’Isabelle d’Ara gon à Cosenza et sur le très beau portail de Sant’Eligio al Mercato à Naples. D’autres constructions, telles que le chœur de San Lorenzo et les abbayes en partie détruites de Realvalle et de Vittoria, ont toujours été présentées comme des exemples d’influence française et même comme le fruit du travail des maîtres et d’ouvriers français. Cette opinion est, comme nous allons le voir, confirmée par les documents sur la construction des deux monastères cisterciens, mais elle ne peut pas être justifiée pour la plupart des églises angevines. Le problème de l’architecture angevine en Italie est plus complexe et plus difficile qu’on ne l’a cru. Comme ce fut le cas dans de nombreuses colonies étrangères, la réalisation d’une « architecture française » se heurta, en Italie, à de graves difficultés matérielles, liées non seulement à la nature de la main d’œuvre, aux matériaux disponibles et à une pénurie importante d’argent, mais aussi à des goûts artistiques et à des objectifs politiques changeants au sein de la famille régnante. Il faut surtout rappeler que l’Italie du Sud offrait des traditions très riches et très diversifiées, qui au-delà du monde méditerranéen, renvoyaient à des habitudes constructives locales et à l’héritage romain. Le goût pour les choses « françaises » avait ainsi dû être équilibré, dès l’origine, par cette réalité.

Charles Ier (1266-1285), contrairement à son frère aîné Louis IX, ne fut ni un grand fondateur ni un grand bâtisseur d’églises. Cependant, il est évident qu’il portait un intérêt sincère à l’architecture, car les Registres angevins nous fournissent de remarquables exemples de l’opinion personnelle du roi quant à ses projets architecturaux : il était exigeant et impatient, s’intéressait aux détails (épaisseur des murs et dimensions des pièces) et, dans le cas des fortifications, il lui arrivait d’en concevoir lui-même la structure. Les documents laissent également supposer que Charles Ier économisait chaque sou et qu’il exploitait ses ouvriers autant qu’il le pouvait. En réalité, comme nous le verrons, il devait régner une grande misère humaine dans ses chantiers.

En tant que conquérant, les urgences de Charles d’Anjou étaient surtout d’ordre pratique. Son souci était de défendre l’ensemble de son territoire, ce qui exigeait la construction ou la remise en état de châteaux et de fortifications – tâche qu’il entreprit dès que possible. Les ports furent fortifiés, les châteaux renforcés et partout, de grandes forteresses proclamèrent la présence du nouveau pouvoir. Les fortifications de la ville chrétienne de Lucera, autour du palais de Frédéric II, autant que les murailles de Melfi, Barletta, Bari et de nombreuses autres villes en témoignent de manière particulièrement claire. À côté de l’architecte français Pierre d’Angicourt qui supervisa le dessin des plans et la construction d’un grand nombre de ces projets militaires, des maîtres et architectes locaux furent également chargés de la réalisation de grands projets.

Mû par son ambition d’étendre ses conquêtes vers Constantinople et la Terre Sainte, Charles d’Anjou fit un effort tout particulier pour renforcer la côte orientale de l’Italie. Mais, en même temps, ses projets d’expansion et d’invasion nécessitaient la construction de bateaux et l’équipement des troupes, entreprises coûteuses qui devaient inévitablement entraver la construction de châteaux forts et de nouveaux palais dans le royaume. Les maîtres charpentiers et les maîtres d’œuvre étaient également soustraits aux chantiers pour fabriquer les machines de siège et prêter main-forte, ici et là, lors des batailles. Le choix était donc épineux entre des préparatifs militaires destinés à soutenir ses visées expansionnistes vers l’Orient et les projets nécessités internes du royaume.

Il n’est pas inutile de rappeler que la population de l’Italie du Sud comptait à cette époque entre un million et deux millions et demi d’âmes, auxquels s’ajoutait un petit nombre de chevaliers, travailleurs et colons venus de France. Comme en Terre Sainte, le problème le plus aigu était de s’appuyer sur une population stable et loyale de colons ; Sylvie Pollastri a ainsi pu démonter que 248 familles nobles issues de lignages français ou provençaux détenaient à elles seules environ 470 fiefs ou parties de fiefs dans le royaume de Naples entre 1268 et 1274.

En tant que constructeur d’églises, le roi était tributaire de l’ensemble de ces préoccupations, difficultés et autres contraintes toujours plus nombreuses. Par exemple, à Sant’Eligio de Naples, fondé en 1270 par trois chevaliers français pour servir à la fois d’hôpital et de lieu de sépulture aux soldats français et provençaux mutilés et blessés au combat, Charles octroya en 1270 une parcelle de terre sur un côté de la Piazza del Mercato, et une extension de celle-ci en 1279. Il fit de même pour les Carmélites, de l’autre côté de la Piazza. Pour la construction d’un palais épiscopal dans l’enceinte de la cathédrale (dont il ne reste aucun vestige) il permit d’utiliser des pierres provenant des anciens murs de Naples, et il fit don aux Augustins, à l’est de la ville, d’une grande parcelle de terrain pour la construction de bâtiments conventuels.

En 1274, Charles d’Anjou avait fondé deux importantes abbayes cisterciennes, l’une près du site de la bataille de Tagliacozzo, Santa Maria della Vittoria, et l’autre non loin de Pompei, Santa Maria di Realvalle, qui comptent parmi les rares nouvelles abbayes cisterciennes établies à la fin du treizième siècle en Italie. Dans les documents de fondation de 1277, Charles avait associé les deux abbayes cisterciennes à ses parents et à la mémoire des deux victoires de Tagliacozzo et de Benevent. Mais ces nouvelles fondations doivent surtout être rattachées au contexte financier des premières années de la conquête française du royaume, conquête considérée comme une croisade par la papauté. Pour financer l’entreprise, le Pape avait institué pour trois ans, de 1264 à 1267, une dîme spéciale. Plusieurs ordres, dont les Cisterciens et les Templiers, refusèrent de verser leur contribution, arguant de fait qu’ils étaient, par tradition, exemptés des impôts destinées aux croisades. Cependant, cela représentait un manque à gagner considérable et Charles demanda la levée de leur exonération. Les litiges entre Charles et l’ordre cistercien à ce sujet ont duré jusqu’en 1273. Dans ses lettres à Clément IV, Charles dénonça l’attitude des Cisterciens et des autres ordres récalcitrants qui refusaient de payer la dîme au Saint-Siège.

Après neuf ans de litiges, un compromis fut trouvé : à la fin de 1272, les Cisterciens dépêchèrent à Rome quatre de leurs abbés les plus influents, puis ils se rendirent à Naples dans les tout premiers jours de janvier 1273 pour négocier avec le roi. Ils se mirent d’accord pour verser la somme de 30 000 livres, ce qui ne représentait qu’une partie du montant initialement dû au roi, mais constituait néanmoins un effort significatif (Charles avait désespérément besoin de cet argent). Sans doute est-ce en contrepartie que Charles donna son consentement à la fondation des deux nouvelles abbayes. Ce n’est, en effet, qu’en 1273, lors la réunion du Chapitre général des Cisterciens en septembre, l’année même de la rencontre des abbés et du roi, que fût donné l’ordre de créer les deux nouvelles maisons. Ces nouvelles fondations sont donc mentionnées dans les archives de l’ordre cistercien avant même que les Registres angevins n’en fassent état. Il est notamment stipulé dans le Chapitre général que deux moines de l’abbaye du Louroux (près de Baugé) et deux moines de l’abbaye de Royaumont, devront se rendre à Naples pour établir les deux monastères selon les règles strictes de l’ordre. Ainsi peut-on, dans ce contexte conflictuel, se demander si ce n’était pas surtout l’ordre lui-même plutôt que le roi, qui aurait été l’instigateur de ces fondations. Il est toutefois évident qu’après le début des projets, sinon en 1274 du moins en 1277, Charles s’est grandement investi dans la construction. Il convient d’ailleurs de noter que les abbayes étaient destinées à former le noyau central de la colonisation, dans la mesure où le roi avait exigé que le recrutement soit limité à des moines venus de France, de Provence ou de Forcalquier, afin, disait-il, que ceux-ci prient pour les âmes des colons français et contribuent à atténuer les dissensions et les désaccords. Les Registres angevins contiennent des documents précieux concernant la construction des deux abbayes, notamment après 1277, et ils fournissent des informations passionnantes sur les vicissitudes d’un chantier médiéval. Nous n’avons malheureusement pas la place d’entrer ici dans le détail, mais j’aimerais faire quelques observations sur la nature de la main d’œuvre (et par conséquent du travail) et sur le comportement de la noblesse française locale, particulièrement dans la région de Vittoria.

Malgré le grand nombre d’ouvriers qui travaillèrent à la construction des deux abbayes, près de 300 à Real valle et plus de à 500 à Vittoria, les projets du roi eurent à souffrir de l’absentéisme et de la désertion des ouvriers. Le Grand Justicier de Campanie et de Principate était régulièrement saisi d’affaires concernant des ouvriers qui s’étaient enfuis. Ceux-ci étaient enchaînés si nécessaire, et nourris de pain sec et d’eau. S’ils n’étaient pas retrouvés et ne revenaient pas sur le chantier, leurs maisons et leurs fermes étaient brûlées et leurs familles mises en prison. Il fallait donc trouver des maçons à n’importe quel prix ; ceux qui refusaient étaient conduits enchaînés jusqu’aux chantiers : des ordres furent ainsi donnés pour amener au besoin par la force des maçons de Cava et d’Aversa, en Campanie, sur le chantier de Vittoria. Il semble que la pénurie de main d’œuvre ait été tout particulièrement aiguë après 1278 et jusqu’à l’achèvement des travaux au début des années 1280. La plupart des administrateurs étant français, on peut sans peine imaginer l’existence d’une grande incompréhension, voire d’une hostilité entre la main d’œuvre italienne (qui devait parler différents dialectes) et les surveillants français. Ceux qui tentaient d’améliorer la situation étaient d’ailleurs punis, à l’instar du surveillant de Vittoria, Gualterio, qui tenta d’adoucir la condition des travailleurs en augmentant leur rétribution : lorsqu’il fut découvert, il lui fallut régler la différence sur ses propres deniers.

Charles exprimait souvent sa frustration et son impatience devant la lenteur des travaux. À ses yeux, les ouvriers étaient fainéants et incompétents. À Vittoria, en juin 1278, il leva une garde armée pour obliger les maçons et les manœuvres à travailler toute la journée et ordonna que tout ouvrier qui tenterait de s’enfuir, serait peu coopératif ou trop lent, soit enchaîné.

Une grande partie de la main d’œuvre était réquisitionnée. Les surveillants (et cela est vrai pour tous les chantiers de construction de Charles) demandaient au roi le nombre d’ouvriers dont ils avaient besoin, qu’il s’agisse de manœuvres ou d’une main d’œuvre qualifiée, et celui-ci donnait l’ordre à ses administrateurs locaux d’envoyer le nombre d’hommes requis vers les chantiers de leur juridiction, sans se préoccuper de savoir, semble-t-il, s’ils avaient une quelconque aptitude à la construction. Si une région ne pouvait fournir une main d’œuvre suffisante, on se tournait vers les régions voisines. Ainsi le Grand Justicier des Abruzzes était-il souvent amené à fournir en ouvriers les chantiers de Vittoria, mais lorsqu’il n’en trouvait pas, la main d’œuvre était réquisitionnée dans les lointaines régions de Campanie, de Basilicata et de Molise.

À la fin des années 1270, Charles d’Anjou avait engagé jusqu’à dix ou quinze importants chantiers, qui comptaient chacun de 300 à 500 travailleurs. Si cette estimation est à peu près correcte, 5 000 à 7 000 hommes ont pu être employés pour la construction, chiffre qui aurait absorbé une proportion non négligeable de la population masculine d’âge adulte. Quand la guerre de 1282 éclata, la majorité d’entre eux dut être affectée à la défense du pays, privant le royaume des quelques ouvriers qualifiés qu’on avait pu trouver en dix ans et laissant les constructions inachevées.

[…]

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