Les croisés qui, dans le premier enthousiasme où les jeta la vue de la cité sainte, avaient cru pouvoir l’emporter d’assaut, furent repoussés par les assiégés. Il leur fallu se résigner aux lenteurs d’un siège, s’établir dans cette campagne désolée, sans arbres et sans eau. Il semblait que le démon eût tout brûlé de son souffle, à l’approche de l’armée du Christ. Sur les murailles paraissaient des sorcières qui lançaient des paroles funestes sur les assiégeants.
Ce ne fut point par des paroles qu’on leur répondit. Des pierres lancées par les machines des chrétiens frappèrent une des magiciennes pendant qu’elle faisait ses conjurations.
Le seul bois qui se trouvât dans le voisinage avait été coupé par les Génois et les Gascons, qui en firent des machines, sous la direction du vicomte de Béarn. Deux tours roulantes furent construites pour le comte de Saint Gille et pour le duc de Lorraine. Enfin les croisés ayant fait, pieds nus, pendant huit jours, le tour de Jérusalem, toute l’armée attaqua ; la tour de Godefroi fut approchée des murs, et le vendredi 15 juillet 1099, à trois heures, à l’heure et au jour même de la passion, Godefroi de Bouillon descendit de sa tour sur les murailles de Jérusalem. La ville prise, le massacre fut effroyable. Les croisés, dans leur aveugle ferveur, ne tenant aucun compte des temps, croyaient, en chaque infidèle qu’ils rencontraient à Jérusalem, frapper un des bourreaux de Jésus-Christ.
Quand il leur sembla que le Sauveur était assez vengé, c’est-à-dire quand il ne resta presque personne dans la ville, ils allèrent avec larmes et gémissements, en se battant la poitrine, adorer le saint tombeau.
Il s’agit ensuite de savoir quel serait le roi de la conquête, qui aurait le triste honneur de défendre Jérusalem. On institua une enquête sur chacun des princes, afin d’élire le plus digne ; on interrogea leurs serviteurs, pour découvrir leurs vices cachés. Le comte de Saint Gille, le plus riche des croisés, eût été élu probablement ; mais ses serviteurs, craignant de rester avec lui à Jérusalem, n’hésitèrent pas à noircir leur maître, et lui épargnèrent la royauté. Ceux du duc de Lorraine, interrogés à leur tour, après avoir bien cherché, ne trouvèrent rien à dire contre lui, sinon qu’il restait trop longtemps dans les églises, au-delà même des offices, qu’il allait toujours s’enquérant aux prêtes des histoires représentées dans les images et les peintures sacrées, au grand mécontentement de ses amis, qui l’attendaient pour le repas.
Godefroi se résigna, mais il ne voulu jamais prendre la couronne royale dans un lieu où le Sauveur en avait porté une d’épines. Il n’accepta d’autre titre que celui d’avoué et baron du Saint Sépulcre. Le patriarche réclamant Jérusalem et le tout le royaume, le conquérant ne fit point d’objection ; il céda tout devant le peuple, se réservant la jouissance seulement, c’est-à-dire la défense. Dès la première année il lui fallut battre une armée innombrable d’Egyptiens, qui vinrent attaquer les croisés à Ascalon. C’était une guerre éternelle, une misère irrémédiable, un long martyre que Godefroi se trouvait avoir conquis. Dès le commencement, le royaume se trouvait infesté par les Arabes jusqu’aux portes de la capitale ; l’on osait à peine cultiver les campagnes. Tancrède fut le seul des chefs qui voulu bien rester avec Godefroi. Celui-ci put à peine garder en tout trois cents chevaliers.
C’était cependant une grande chose pour la chrétienté d’occuper ainsi, au milieu des infidèles, le berceau de sa religion. Une petite Europe asiatique y fut faite à l’image de la grande. La féodalité s’y organisa dans une forme plus sévère même que dans aucun autre pays de l’Occident. L’ordre hiérarchique, et tout le détail de la justice féodale, y fut réglé dans les fameuses Assises de Jérusalem par Godefroi et ses barons. Il y eut un prince de Galilée, un marquis de Jaffa, un baron de Sidon. Ces titres du Moyen Age attachés aux noms les plus vénérables de l’antiquité biblique semblent un travestissement. Que la forteresse de David fût crénelée par un duc de Lorraine, qu’un géant barbare de l’Occident, un Gaulois, une tête blonde masquée de fer, s’appelât le marquis de Tyr, voilà ce que n’avait pas vu Daniel.
La Judée était devenue une France. Notre langue, portée par les Normands en Angleterre et en Sicile, le fut en Asie par la croisade. La langue française succéda, comme langue politique, à l’universalité de la langue latine, depuis l’Arabie jusqu’à l’Irlande. Le nom de Francs devint le nom commun des Occidentaux. Et quelque faible encore que fût la royauté française, le frère du triste Philippe Ier, ce Hugues de Vermandois qui se sauva d’Antioche, n’en était pas moins appelé par les Grecs le frère du chef des chrétiens, et du roi des rois.